Carnet de Bord.

" Aimer, qu'est ce que c'est ? "
C'était ça, la question que se posait ce garçon, à peine devenu un homme. La douleur avait forgé son coeur, et les épreuves, son caractère. Bien sûr, toutes ces filles, avec leur cou blanc, leurs cheveux de lin et leurs doigts délicats, il les aimait toutes, mais ce n'est qu'un ersatz, il en reste conscient.
Depuis la mort de sa mère, retrouvée assassinée, sa vie a changé. Il ne connaissait pas son père, celui-ci s'étant enfuit à l'annonce d'un enfant. Ainsi, hébergé chez son oncle, quelque peu mégalomane, il n'avait presque aucun contact extérieur. On l'a pourtant envoyé dans une école, mais son caractère associable et anti-conformiste a fait de lui la bête noire de sa classe.
Des coups de fouet, pour sûr qu'il en a reçu. Son dos a maintes fois saigné, et, ce jour là, quand il franchi le seuil de sa porte, il en était encore courbé. Aucun bruit. Juste le son d'un crépitement de feu. La lumière tamisée par une seule lampe à huile allumée, il se mit à méditer sur cette question, qu'il se pose inlassablement.
A travers le miroir posé au dessus de la cheminée, il observa un visage blafard, surmonté par des yeux d'un bleu limpide, à la limite du translucide, cachés par de fines boucles, lui tombant sur le haut de la nuque et sur les oreilles. D'un brun tirant sur le roux, Edward n'était vraiment pas comme les autres. Il n'affiche pas le sourire goguenard que tous les autres ont, mais laisse place au cynisme et à l'indifférence.
Il sortit son cahier où il avait écrit sur la première page : "Journal d'un paradis perdu." Il passa un doigt fin sur les phrases vieilles de trois ans, notées la première fois qu'il avait désigné ce cahier comme son Carnet de Bord.
" La vie est un long voyage. Nous choisissons notre destinée."
" La vie est belle... C'est la façon dont on la mène qui ne l'est pas."
Il prit sa plume et hésita avant d'écrire les premiers mots. Il était encore dans le salon, et si son oncle rentrait, il risquerait de poser les yeux sur son Carnet, et le lire avec ses sifflements haineux, ses regards mauvais et ses piquantes insultes de viel ivrogne. De toutes les choses qu'il répugnait, Edward était sûrement dans les cinq premiers de la liste. Pourtant, il le gardait quand même… Question d'argent. Il ne pouvait pas lever la main contre lui, mais prenait plaisir à réouvrir les plaies qu'il avait eu au fouet, lors des séances d'entrainement à l'épée.
Le regard d'Edward se durcit. Oui, il détestait son oncle autant que celui-ci le méprisait. Il avait déjà essayé de s'enfuir, mais il était bien vite retrouvé. Ses entrainements au fleuret doublaient alors, et il en a bien souffert. Un jour, il le tuera. Il volera un bateau et se vengera de cet homme. A chacun de ses coups à la rapière, au cimeterre, le jeune homme attisait cette haine, qui dévellope son imagination. Il avait le châtiment exemplaire. Net, sans bavure. La seule chose qui fera qu'on le soupçonnera, ce sera son départ pour la France.
Il entendit une porte claquer,des pas lourds et une silhouette apparut. Sa bouche contournée se tordit encore lorsqu'il lui demanda d'une voix rauque:
" Tu es rentré, misérable bâtard ?
- Oui, mon oncle. Tête baissée en signe de soumission, sa voix n'était qu'un murmure, empli de rage.
- Je vois que tu t'es encore une fois fouetté ?
- Oui, mon oncle. Tu n'as pas perdu ta vue si perçante.
- Mon garçon, changer de ton et supprimer tes sarcasmes aurait un grand intêret pour toi. Tu fais la honte de la famille qui porte ton nom.
- J'en suis tellement navré... Mon oncle.
- Tu es le fils de personne. Un bâtard ramassé sur un trottoir de Londres, et maintenant, tu salis mes meubles. Je ne sais pas ce qui me retient de te jeter avec les ordures, qui te laveront peut-être un minimum...
- De l'argent peut-être ?... Cher oncle...
- ...
- Non ?
- Dans une heure, entrainement au cimeterre... Tes protections ont été prêtées... Il n'y en a pas d'autre... pour toi..."
La sentence était tombée. Un combat au cimeterre sans protection, bien que celles-ci ne sont pas d'une grande efficacité, elles permettaient néanmoins de ne pas avoir de blessures trop profondes. Tel sera le prix de son insolence.
En attendant, il avait de quoi s'occuper. Son Carnet n'allait pas attendre plus longtemps. Il rechercha la dernière goutte de sang, signature qu'il appose à chaque fois qu'il écrit. Avec du jus de citron, car même si son oncle tombait dessus, il ne penserait jamais à ce qu'il utilise de l'encre sympathique. Il trempa sa plume, suçota la pointe et se lança dans l'écriture de son Jounal.
" Aimer, qu'est-ce que c'est ? Un sentiment avant-tout. La plupart des gens sont incapables d'en saisir le vrai sens. Mais au fond, que reste-t-il ? Finalement, ce qu'on aime, c'est juste ce que ça apporte. Mais il ne faudrait pas plutôt privilégier la personne ? N'est-ce pas la chose la plus importante ? Mère... Je me fiche que tu m'aimes ou pas, ou même que tu me detestes. Du moment que je puisse être avec Toi... Trois ans que tu m'as quitté, trois ans que je veux te resserrer dans mes bras...
La haine... Celle que j'offre chaque jour à cet homme, que j'appelle oncle. Est-ce ça le contraire de l'amour ? Elle ammène à la colère et au dégoût. Mais je pense que c'est surtout en parallèle à l'affection. Ces sentiments ne se rencontrent jamais, mais ils sont à la fois si proches et si loins. Proches, car il n'y a jamais l'un sans l'autre, rien n'est que noir ou que blanc. Proches, car on peut les ressentir en même temps, pour la même personne... Mais si éloignés quand on regarde quelqu'un avec l'oeil de la tendresse, ou celui du rejet. Si éloignés quand on en devient triste ou heureux... Il est si invraisemblable de penser du bien quand on est dans le noir, ou avoir de sombres idées quand on se sent en paix. Ces deux sentiments s'emboitent sans se rejoindre. Cela forme un ensemble paradoxale, dont la plupart des gens sont inaptes à le comprendre.
Le Savoir est un Trésor, mais il ne faut pas en abuser. Entre la Connaissance et la Richesse, il faut trouver le juste milieu. Savoir les équilibrer. Lorsque l'harmonie parfaite est établie, on peut aimer. On sait ce que on a. On en a conscience, et c'est à ce moment qu'on peut jouir pleinement de ce que la vie peut offrir. Quand on aime, on pense à cette personne, on la prend en compte dans ses décisions. Tant de gens oublient le vrai sens des devoirs qu'on a dès lors. Celà peut être pour l'amour d'un enfant, d'un ami, mais il faut savoir entretenir ce trésor.
Dans ce monde mourrant, il arrive qu'on pense... Qu'on fasse des choix, qu'on mette en place des idées. Egoïstement, elles ne regardent souvent que les personnes qui font ses erreurs. Mère, père... Vous êtes les meilleurs exemples... Lui, il n'aimait pas, il est parti pour son plaisir, Elle, elle m'a aimé, et m'a gardé par amour, non par interêt personnel. Savoir faire des sacrifices, savoir changer quelque chose qu'on aurait aimé faire par souci d'autrui... Toutes les causes humanitaires... C'est si hypocrite... Les gens si normaux, ils font tout par profit... Une bonne image, et toutes ces choses là, ce n'est que superficialité. Mère... Dis moi que tu m'as protegé, non par devoirs, ni pour cette jolie chose qu'on appelle Morale, mais parce que tu m'aimes.
L'humanité décline, l'homme devient faible. Il a peur, peur de l'inconnu, peur de ce qu'il ne peut contrôler. Au final, il a peur d'aimer. Cette terreur face à ce masque inaccessible se transforme en rejet, et on se met à haïr toutes choses. " Amour ", " Courage " et " Espoir ". Ces trois vertus sont perdues dans leurs coeurs meurtris.
Le monde extérieur a fait de cette Terre un Temple de la Mort, ou rien ne survit. Les méandres de la faiblesse humaine se ressentent partout où on pose le regard sur ce qu'ils fait. Le vrai Pouvoir n'est pas celui de détruire, mais de protéger. Car c'est dans les autres qu'on trouve sa véritable force. Le concept du Savoir et du Trésor... Il est oublié, à présent. Trop de Savoir peut détruire, trop de Trésor peut rendre fou.
Le bonheur n'est qu'une douce utopie, un désir idyllique. Quand certains veulent changer leur existence, pour parvenir à trouver le rêve que chacun a, ils sont vite déçus. Ils essayent, mais le seul point commun, c'est l'échec. On peut profiter du moment présent, mais il disparaît aussitôt. On sent l'amertume qui nous poursuit, mais on arrive pas à retirer les souvenirs. Le bonheur se caractérise par le son qu'il laisse quand il s'échappe des mailles de l'homme. Tant d'épreuves que j'ai passées, mais pourtant, on ne m'a rien accordé. Mes souffrances sont-elles le prix à payer pour vivre ? Je tombe, je rampe, je m'effondre et j'encaisse. Je n'ai pas d'issues de secours, j'affronte ou je crève. L'Espoir est mon Pouvoir et ma Force. Le Courage est mon Bouclier et ma Protection. L'Amour est mon Soutient, mon Idéal. Ces trois vertus ont toujours été dans mon coeur, mais n'arrivent pas à se manifester. J'aimerais partager mon Savoir, en faire un Trésor à partager avec ces êtres qui se sont proclamés maîtres de cette Terre qu'ils détruisent pas à pas. Un jour, je la quitterai... "
Il s'arrêta net d'écrire. Du sang coulait de son dos et de ses cuisses. Les blessures faites au chat à neuf queues s'étaient réouvertes. Il en déposa une goutte à côté de la dernière phrase, et sa tête se mit à tourner, il en avait perdu tant... Mais il devait lutter, pour survivre. Tant de projet... A réaliser... Pour ses idéaux, écris sur son Carnet, il devait se battre. Une violente douleur étreinta son coeur, et il tomba, inerte sur sa table. Peut-être se relevera-t-il un jour, pour le rêve d'un homme...