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 Auteur Message
Sorrow MessagePosté le: Mer 07 Fév 2018 21:14   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kankrelat]


Inscrit le: 04 Nov 2017
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Localisation: Sur un arbre perché
Spoiler


Chapitre 6
Clara


Of Monsters And Men - Mountain Sound

Quelque chose dérangeait Odd depuis son arrivée à la gare, et il n’arrivait pas à mettre précisément le doigt dessus. Enfin, déranger était peut-être un bien grand mot. Ce n’était certainement pas les coups d’œil intrigués des gens, ça, il avait l’habitude. Alors quoi ?
Il était en compagnie de ses parents. Son père était un genre de rescapé des années 80, avec ses cheveux blonds qui cascadaient sur ses épaules, et une frange des plus douteuses selon les goûts de notre époque. Cela avait le mérite de s’accorder parfaitement avec les strass sur le col de son blouson. Sa mère, elle, avait une énorme dent plantée dans l’oreille droite, ainsi qu’une coupe de cheveux un peu alambiquée dans laquelle étaient glissés plusieurs rubans, et un jean déchiré au genou. Pour une fois, Odd n’était pas le plus voyant du coin. Il les suivait, sa fière chevelure dressée vers le plafond de la gare, emmitouflé dans sa veste violette, son sac à dos entre les omoplates. Alors qu’ils partaient vérifier la voie de départ de leur train, Odd reçut une tape enjouée sur l’épaule.
— C’est bon, il y avait des M&M’s au distributeur, on est sauvés !
Jeanne, égale à elle-même, avait des préférences très marquées en termes de grignotage, et ce n’était pas surprenant que ses confiseries favorites soient aussi hautes en couleur qu’elle. Odd lui sourit. L’excursion était une idée de ses parents, qui lui avaient proposé de passer un week-end dans une autre ville, pour se détendre loin de Kadic qui semblait faire du mal au moral de leur rejeton. Il avait accepté avec joie, en profitant pour choisir la destination. Mais quelle n’avait pas été sa surprise en découvrant Jeanne devant l’entrée de la gare, les attendant de pied ferme ! Les parents du blondinet avaient ajouté ce petit détail dans son dos, convaincus que la présence de la jeune fille lui ferait le plus grand bien. Ce n’était pas faux en soi, mais Odd avait d’autres projets pour ce week-end.

Les deux adolescents filèrent rejoindre le couple Della Robbia, qui avait enfin repéré le numéro de la voie (après deux minutes de doute très animé sur le train, « Mais si c’est celui-là regarde ! » « T’es sûre ? Celui-ci aussi s’arrête à Orléans ! ») et s’apprêtait donc à aller embarquer. Une volée de marches plus tard, ils étaient tous les quatre à l’air libre, et Odd mit le doigt sur ce qui le dérangeait.
Il se sentait bien. Libre. Oui c’était le mot. En voyant cet immense quai et ces rails qui s’élançaient à l’assaut de l’infini, il réalisa qu’il pouvait aller où il voulait. Que, si vraiment c’était son souhait, il pouvait partir et ne pas revenir du tout. Plus de Jérémie Belpois, plus de Supercalculateur, plus de monde virtuel psychopathe, plus de cauchemars, plus d’angoisse. Le soleil choisit ce moment pour sortir de derrière un nuage et l’éblouir. La main en visière, il admira la carlingue poussiéreuse du train, qui était déjà las de ces voyages incessants. Puis il s’aperçut que les autres étaient déjà bien loin devant, et qu’il était temps de les rattraper. Ce qu’il fit.
Les parents d’Odd réalisèrent, un peu tard, qu’ils n’avaient pas réservé un carré mais deux fois deux sièges. Mme Della Robbia poussa un soupir attendri devant l’étourderie de son mari, puis aida Jeanne à monter sa valise. Odd, lui, n’avait embarqué que son sac à dos pour le week-end. Il y eut un grand débat entre les deux adolescents pour savoir qui prendrait la place à la fenêtre, bouchant l’allée de la voiture pour cinq bonnes minutes jusqu’à ce que quelqu’un derrière leur demande de se décider rapidement. Prenant l’ordre au pied de la lettre, Odd se rua malicieusement sur la place convoitée, laissant par la force des choses le côté couloir à Jeanne.
Tandis qu’elle pianotait un SMS sur son portable, probablement pour rassurer ses parents, Odd cala son sac entre ses jambes et regarda au dehors. Le soleil brillait encore fort, et le reflet sur les rails de la voie d’à côté semblait promettre une bonne journée. Après quelques minutes d’attente, le train s’ébranla, droit vers Orléans.

— Eh, ça te dit de jouer à un jeu ? proposa Jeanne en posant son paquet de M&M’s sur la tablette fixée devant son siège.
— Tu vas encore inventer les règles au fur et à mesure ! protesta Odd.
— Ah ouais ? Alors regarde, c’est facile. Il y a cinq couleurs de M&M’s. Tu en pioches un, on regarde la couleur, et ça détermine ce qui se passe. Rouge, tu réponds à une question perso.
Le sourire perfide de Jeanne en disait long sur ce qu’elle pouvait déjà avoir en tête comme idées. Odd n’avait jamais été un grand fan des jeux type Action/Vérité, mais cela pouvait permettre de passer le temps…
— Et les autres ?
— Mh…fit-elle, subitement embêtée parce qu’elle devait improviser d’autres idées. Vert il ne se passe rien, tu peux le manger tranquillement.
— Ouais, je t’ai connue plus douée pour inventer des règles hein…
— J’invente pas, et j’avais pas fini ! Bleu, tu dois répondre à une question sur l’autre, par exemple pour voir si tu sais quelle est ma couleur préférée. Ça ou alors un truc plus compliqué hein, ça dépendra de si tu continues à critiquer… répliqua Jeanne avec un sourire perfide.
— Ok, alors on va dire que si tu pioches un orange, tu dois dessiner un truc et me faire deviner ce que c’est.
— Eh ! C’est moi qui choisis !
— Moi aussi je peux choisir ! répliqua Odd avec un air moqueur. T’as peur de trop mal dessiner ?
— Si c’est comme ça, le jaune, je te le jette à la figure et tu dois l’esquiver ! Si t’y arrives pas, je le mange, sinon c’est toi.
Se prenant au jeu, Odd ouvrit le paquet et les hostilités. C’était un vert : rien à signaler. Lorsqu’il le croqua, il eut la sensation de l’apprécier bien plus que ce qu’il aurait dû. Jeanne fit la moue et piocha à son tour. Un bleu.
— Donc là je te pose une question sur moi ? vérifia le blondinet.
Elle hocha la tête, et croqua la friandise. Odd n’était pas certain qu’il soit autorisé de manger avant d’avoir répondu, mais il choisit de laisser passer pour cette fois. Après mûre réflexion, il demanda, tout fier :
— Quel est mon groupe de musique préféré ?
— Les Subdigitals, Odd. Je t’avais même dit que t’avais aucune originalité.
Dépité par le manque d’efficacité de sa question, Odd replongea la main dans le paquet infernal. Cette fois, c’était un M&M’s jaune. Il le jeta sans ménagement sur Jeanne, il rebondit sur la tempe de la jeune fille avec un petit poc, et alla se perdre au sol.
— Eh ben bravo ! fit-elle, boudeuse.
— Règle des cinq secondes ! s’écria Odd, avant de plonger entre les sièges avec l’allure d’un martin-pêcheur pour sauver la confiserie naufragée.
Il l’ingurgita avec une certaine fierté. Pour l’instant, il s’en sortait bien, et ce jeu était drôle, malgré les regards agacés que lui lançaient les autres voyageurs. Quoi, avait-il hurlé trop fort ? Oh, si peu !
— Ha, vert ! se moqua Jeanne.
— Zut, soupira Odd en piochant.

Il vit l’orbe rouge rouler entre ses doigts, et retint son souffle. C’était assurément là que viendrait la question la plus critique. Jeanne l’observa avec autant de déférence que lui, et resta longuement silencieuse. Et moins elle parlait, moins Odd se sentait serein.
— Est-ce que… tu apprécies vraiment Yumi Ishiyama et Jérémie Belpois ?
Gloups. Il s’attendait à ce qu’elle soit moins directe, mais non, c’était Jeanne hein… Cette fille allait le tuer un jour. Pour l’heure, il fallait jouer serré. Lui mentir serait compliqué, mais il ne pouvait pas non plus lui avouer qu’il traînait avec eux sous quelque forme de contrainte que ce soit, sinon c’était prendre le risque qu’elle aille tout balancer à Jim. Et là, il serait doublement dans la merde.
— Mouais ça va, ils sont assez sympas pour que je traîne avec, fit-il d’un air désinvolte.
— Odd ! s’indigna Jeanne. On répond honnêtement !
— Jeanne, j’ai personne d’autre dans ma classe qui s’intéresse à moi. Je préfère encore eux qu’être tout seul, murmura-t-il avec son air d’enfant battu. Être tout seul, c’est trop…
Il déglutit, simula le début d’une crise de larmes. Jeanne calma le jeu en piochant un M&M’s jaune et en lui jetant à la figure. Ce n’était pas l’endroit, ni le moment. Il le rattrapa alors qu’il fuyait sur ses genoux, et le rendit à sa légitime propriétaire, bon joueur.

— Bleu, annonça Odd.
— Ok, alors… quel est mon deuxième prénom ?
Il la regarda avec des yeux plus larges que le plat à tarte de sa mère. Qu’est-ce que c’était que cette question ?! Elle lui retourna un air satisfait et fit :
— Marie.
— Ah. J’aurais pas deviné, avoua-t-il.
Elle piocha un rouge. Odd prit cet air carnassier, bien résolu à lui faire payer l’embarras dans lequel elle l’avait mis.
— Alors… Quel mec tu trouves le plus mignon, au collège ?


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Of Monsters And Men - Dirty Paws

Je me souviens de tout.

De mes profs de primaire qui me disaient que le foot c'était pas un métier, des intellos qui m'ont toujours méprisé, des grands costauds qui m'ont humilié, des pros du penchak-silat qui ont d'abord pris de haut le petit gars timide que j'étais, puis des nuits blanches, des matins noirs, des feuilles raturées, des stylos asséchés, des mains douloureuses.
C'était l'époque où j'avais envie de loger une balle entre les deux yeux des pandas qui n'étaient pas foutus de baiser pour sauver leur espèce.

Je me souviens qu'un jour, alors que l'espoir n'était plus qu'un lointain souvenir, je suis passé du noir à la lumière. Cette lumière qui me nique les yeux, parce que je m'étais habitué à l'obscurité des abysses. Je notais inlassablement tout ce qui se passait dans ma vie car, quelque part, je savais que j'étais voué à quelque chose de « plus grand ».
Et je ne me suis pas trompé.

Le jour où Jérémie et Yumi m'ont tout balancé, j'ai compris que c'était cela que j'avais attendu toute ma vie. Le doux frisson provoqué par l'adrénaline, la caresse parfois brutale du danger et, surtout, la possibilité d'accomplir des exploits sportifs épatants. Si j'aime Xanadu, ce n'est pas pour la beauté des lieux ni même pour les créatures que le monde virtuel renferme. Ce qui me botte dans tout ça, c'est la possibilité de courir à tout-va, de me dépenser comme jamais je ne pourrais le faire sur Terre. Car, là, il y a un enjeu. Une quête. Quelqu'un à retrouver. Un univers à sauver.

Vivre pour et par ses émotions est un choix, une montagne russe sensationnelle que l'on vit au quotidien mais qui n'est pas toujours spécialement confortable. Vivre au plus près de ses émotions, ça peut aussi s'avérer très destructeur, ça peut vous broyer de l'intérieur. Tout le monde n'a pas les nerfs pour supporter un tel stress permanent, Odd en est l'exemple parfait. C'est d'ailleurs pour ça que je me suis rapproché de Jeanne à la base. Encore un moyen pour le surveiller, tout en veillant aussi à ce que le côté fouine de Crohin ne nous porte pas préjudice. D'une pierre deux coups.

Malgré tout, avec le temps, les messages échangés, il est fort probable que je sois tombé dans ce que l'humain lambda appellerait « le début d'une relation amoureuse ». Et ça ne me déplaît pas vraiment. Du moins, pas encore... Pourtant, je suis du genre à vite me lasser. Des filles, des cours, de la famille... Xanadu est sans conteste ma plus longue histoire, avec le foot et les arts martiaux bien entendu. Et pour ce qui est de l'amour, eh bien, je pense que la relation la plus solide, la dernière vraiment durable, avant Jeanne, ça devait être... notre ancienne recrue.

Comprendre ce qui se trame dans l'esprit de cette chère Clara Loess à l'heure actuelle, autant rechercher les racines du brouillard... Même si ses traits sont peu à peu anéantis par l'oubli, le choc des dévirtualisations sur mon pauvre crâne n'aidant pas, je la revois encore souvent en songe. Je ne suis plus amoureux, bien sûr, mais je ne peux m'empêcher de repenser à ce qui s'est passé. Les cris, les pleurs, la souffrance... Elle a eu sa dose.
Comme nous tous.
Mais dans son cas, autant Xanadu est sadique, il faut reconnaître que notre leader a aussi été un peu loin. Dans ses paroles comme dans ses actes. Les souvenirs sont confus mais le sang versé reste, tachant ma mémoire de ses reflets pourpres.
Elle était pourtant douée virtuellement parlant, vive et extrêmement intuitive. Comme avec Yumi, c'était cette amicale rivalité qui nous faisait tenir face aux coups incessants des bestioles formées par les volutes de fumée sombre.

Un éclair roux dans la brume semi-opaque et le souci était bien souvent réglé. Mais, il y avait un mais. Le post-Xanadu lui posait énormément problème, je n'ai pas compté le nombre de fois où ça se passait vraiment mal mais c'était le cas lors de 60% des dévirtualisations environ. Quelques fois donc, elle se portait comme un charme après avoir vaillamment combattu mais la plupart du temps, c'était le chaos, dans sa tête comme dans son corps. Au début pourtant, ça se passait si bien ! A croire que son état s'est détérioré avec le temps... Ça ne m'arrivera pas, et ça n'arrivera plus, j'y veillerai.


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Non, il ne voulait pas qu’elle lui prenne son sac.
Il claqua sèchement la portière de la voiture violette de sa mère, couleur qu’il abhorrait entre toutes, et s’empressa de récupérer sa valise gris acier dans le coffre, avec un regard dédaigneux pour tout le fatras inutile qui y traînait. Il remonta l’allée pavée derrière sa mère, le visage aussi fermé qu’à l’accoutumée. Peut-être plus encore. Il ne voulait pas rentrer ici.

— Alors mon chéri, c’était comment l’école cette semaine ? essaya Agnès Belpois en tournant la clé dans la serrure.
— Super.
Elle pouvait toujours courir pour qu’il lui raconte quoi que ce soit. Elle avait déjà reçu son bulletin du trimestre, ça lui suffirait largement. Elle n’avait jamais été difficile sur ses bulletins de notes, elle.
— Tu t’assieds toujours à côté de Yumi en classe ? essaya-t-elle encore en ôtant ses chaussures, luttant désespérément contre le fantôme de son époux qu’elle voyait trait pour trait en son fils.
Comme si ça t’intéressait vraiment.

Jérémie déboutonna sèchement sa veste bleu marine en marmonnant un acquiescement, ôta ses baskets grises, et embarqua sa valise et son sac à dos à l’étage sous l’œil désespéré de sa mère. Il fuyait presque tous les endroits de cette maison désormais. Le salon avait viré à la cacophonie de couleurs, alors que les grands physiciens se retrouvaient au grenier. Il avait en personne rapatrié la photo d’aurore boréale dans sa chambre, estimant qu’elle ne trouvait plus sa place là en bas. Quant à Albert Einstein, injustement ôté de la salle à manger, il avait trouvé un nouveau foyer dans sa chambre d’internat.
Et puis de toute façon, il était trop vieux pour descendre jouer à la console maintenant. Il avait trouvé bien mieux.
Il passa devant la porte du bureau de son père. Enfin, l’ancienne porte du bureau de son père. Sacrilège suprême, cette pièce sainte avait également succombé à la disparition de son maître. Elle était désormais recyclée en atelier peinture, comme si sa mère avait eu le moindre talent artistique qui justifiât de chasser la physique quantique hors de ses murs. Là aussi, Jérémie avait bataillé pour exfiltrer le maximum, et il avait notamment trouvé des documents sur le Supercalculateur qu’il avait longuement lus à la lumière d’une torche, sous sa couette. « On dormira quand on sera morts » n’avait jamais été l’adage d’Agnès Belpois, qui venait scrupuleusement vérifier qu’il respectait le couvre-feu. Jim avait au moins la qualité d’être laxiste.

Jérémie octroya un regard méprisant à la cage du cochon d’Inde dans un coin de sa chambre. Ça sentait mauvais, ça faisait du bruit qui l’empêchait de se concentrer, et c’était stupide. Comme quoi il manquait de compagnie et le petit rongeur était supposé l’aider à développer des liens. En guise de mépris affiché, Jérémie l’avait appelé Aristote. Sérieusement, quelqu’un qui découpait la physique en éléments (autres que ceux du sacro-saint tableau périodique) ne méritait pas mieux. Bien entendu, l’animal était une idée lumineuse de sa mère… et de son nouveau copain.
Jérémie inspecta scrupuleusement sa chambre, du tapis à la couette en passant par les moindres recoins de son bureau. Rien ne paraissait avoir bougé. Il posa son sac, sortit son PC portable qui retourna à sa place attitrée, et…
— Salut Jérèm !
Quelqu’un venait de lui ébouriffer les cheveux. Jérémie sentit tous ses poils se hérisser de fureur et se dégagea, heurtant son regard courroucé à la bonne bouille du copain de sa mère. Un dénommé Benoît, toujours à sourire, avec la canine droite un peu de travers et les cheveux bruns en bataille. Plus jeune qu’elle, ça ne faisait aucun doute, mais ça ne l’empêchait pas de la faire rire. En fait, le seul obstacle au retour de la joie dans le foyer Belpois semblait bel et bien être l’ombre de Ludwig… projetée par Jérémie.

— Alors t’es content de rentrer ? Ta mère et moi on se proposait de t’emmener au McDo pour ce soir et…
— Génial, c’est vrai que je mange pas assez dans le bruit à la cantine, lâcha sèchement Jérémie.
— Ouais bon vu comme ça je comprends. Tu préfères autre chose ? s’enquit son pseudo beau-père.
Jérémie haussa froidement les épaules. Pour qui il se prenait, franchement ? Il pensait vraiment pouvoir remplacer son père, là, comme ça ? Il n’avait ni le panache, ni l’intellect. Pas la peine d’espérer créer des liens avec lui en l’emmenant au McDo. Ludwig n’aurait jamais fait ça.
— Et euh… ça va les cours ?
— Toujours.
Le collégien vivait avec la certitude que s’il continuait à oublier l’existence de ce type, il finirait peut-être par ne plus exister. Malheureusement, cette stratégie ne portait pas ses fruits, et Benoît était toujours là, à essayer de faire semblant d’être son père. Sauf qu’il ne l’était pas, et ne le serait jamais.
— Dernière question et après je te laisse tranquille promis !… Un abonnement à Science et Vie Junior pour ton Noël, ça te tenterait ?
— Science et Vie tout court s’il te plaît, répondit poliment Jérémie, là encore sans trop développer.

Une fois Benoît parti de sa chambre, Jérémie poussa un profond soupir las. Le week-end allait être interminable. Il avait beau habiter près de Kadic, c’était lui-même qui avait demandé l’internat pour pouvoir travailler plus facilement sur le Supercalculateur. Sa mère l’avait mal vécu, mais il avait habilement joué sur le fait qu’il ne resterait pas à la maison pour toujours.
Il s’assit sur son lit, son téléphone portable entre les doigts. Un texto de Yumi.
« Ce moment où je m’aperçois qu’Hiroki a fini le dernier paquet de cookies… »
Un rictus amusé sur le visage en visualisant la scène, Jérémie envoya ses condoléances à la jeune fille. Il envoya son texto, avant de constater qu’il en avait reçu un deuxième. C’était de la part d’Ulrich.

Jérémie se souvenait très bien du jour où le poids du secret n'avait plus seulement été divisé en deux meilleurs amis – Yumi et lui – mais bien en trois. Ce fameux jour où la bande s'était formée. Enfin, la bande d'origine bien entendu, sans le rajout que fut Odd par la suite. Poser l'acte de recrutement avait été difficile mais néanmoins indispensable. Il avait envisagé mille possibilités, que ce soit dans sa classe ou autre (même un adulte comme Jim !), mais son choix s'était finalement porté sur un élève plus âgé que Yumi et lui. Le beau gosse de Kadic, la pire idée sur papier non ? A la base, Jérémie et Yumi recherchaient plutôt quelqu'un de discret, comme Sorya ou Jean-Baptiste, l'opposé de Ulrich Stern donc. Quoique celui-ci n'était même pas exubérant, du moins pas volontairement, mais sa présence ne laissait personne indifférent. C'était simple : les garçons se sentaient soit rabaissés soit jaloux (voire les deux) et les filles se mettaient bêtement en compétition quand leurs physiques le permettaient. Pourquoi Ulrich donc ? Déjà parce que c'était un atout sportif indéniable, sans doute le plus doué de son année de ce côté. Même sur un monde virtuel, on pouvait avoir besoin de muscles. Ensuite, Ulrich offrait l'énorme avantage de disparaître régulièrement, déjà avant d'être mis au parfum. Il passait des heures entières à courir dans le parc – du moins c'est ce qu'il disait – et Jim laissait couler car Stern restait son meilleur élément sur le terrain. Les gens ne posaient donc pas de questions s'il était introuvable dans l'enceinte de l'école, ce qui collait parfaitement avec la double vie qu'il s'apprêtait à mener. Enfin, Ulrich était un de ces êtres qui pensait uniquement au moment présent, à s'éclater sans trop penser aux conséquences que ses actes pouvaient avoir le lendemain. Jérémie savait qu'avec lui il pourrait tourner cette offre périlleuse comme un jeu, un challenge que Monsieur Stern allait s'empresser de relever. Car il aimait l'adrénaline ce con. En tout bon soldat, il n'y avait rien d'autre que le danger qui l'excitait au plus haut point et c'est bien ce que Xanadu pouvait lui offrir le plus : du danger, en veux-tu en voilà ! Jérémie se souvenait à peu près du détour de la conversation où il avait senti que la partie était gagnée, l'instant où il avait su qu'Ulrich allait embarquer à bord de l'épopée comme Yumi avant lui. A peu de choses près, c'était quand il avait dit ceci :

« Je ne suis pas comme toi Ulrich, je ne suis pas un aventurier. Ni courageux ni énergique ni intrépide. Mais je suis intelligent. Plus intelligent que toi. Ce n'est même pas pour me vanter, c'est juste un fait. Toute ma vie, on m'a poussé à optimiser mon intellect afin de pouvoir le rentabiliser au mieux par la suite. J'ai vécu entouré de professeurs particuliers et de savants en manque d'argent, financement que mon père daignait leur accorder si les chercheurs en question m'accompagnaient pendant une poignée d'heures par jour. C'était un mode de vie plutôt... austère pour un enfant. Et pour être totalement sincère avec toi, j'en avais horreur. Je n'ai jamais eu le droit d'avoir un loisir, d'être invité aux goûters d'anniversaires de mes camarades ou même de prendre l'air quand je le voulais. Tout était contrôlé... Pour une destinée vouée à la brillance absolue, me disait-on. Et puis, le brasier mordant de la Science a finalement eu raison de mes entrailles le jour où le Supercalculateur a surgi dans mon champ de vision. Tout venait de s'éclairer, aussi soudainement que l'abdomen d'une luciole dans le bain d'encre qu'est la nuit. J'ai alors finalement compris. Compris que toutes ces pénibles années d'étude et de solitude m'avaient préparé à sauver le monde. A ce moment, je suis né une seconde fois parce que j'ai soudainement réalisé que ma vie avait un sens, que je n'étais pas uniquement sur cette Terre pour faire de la figuration. Eh oui, j'étais désormais disposé à découvrir les recoins d'un monde virtuel avec l'arme que je maîtrisais le mieux : mon esprit. Tu peux toi aussi faire partie de cette grande chevauchée Ulrich, tu n'as qu'un seul mot à dire. Toi aussi... tu peux être un héros. »

Aujourd’hui c’était au tour d’Ulrich de lui envoyer un message percutant.
« Tu vas jamais croire ce que je viens d’apprendre… »


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Enrique Iglesias - Duele El Corazon

Quand on se crée soi-même pour réussir :
- soit on doit lâcher prise, faire abstraction des angoisses quotidiennes, et prendre le risque d'être aimé ou haï pour ce qu'on est vraiment.
- soit il faut tuer ce qu'on est, la larve fébrile qui sommeille en nous, et périr en s'accrochant à un personnage qu'on n'a jamais été...

Odd aurait tellement voulu être un héros mais il n'avait jamais ressenti le moindre sentiment de fierté pour quoi que ce soit qu'il avait pu accomplir dans sa courte vie. Or, à cet instant précis où il posa le doigt sur la sonnette du 9 Rue de l'Oriflamme, il sentit une certaine chaleur agréable et bienvenue au sein de ses veines. Le sentiment d'avoir réussi, de toucher au but... bien que, pour ce qu'il en savait, cette adresse pouvait être une énième fausse piste. Néanmoins, il était content d'avoir réussi à semer tout le monde, brouillant les pistes comme il avait pourtant si peu l'habitude de le faire... sauf quand il s'agissait de protéger le secret évidemment.
Alors qu'une certaine tension grandissait au sein de son estomac, il pensa à la manière dont il avait échappé à ses parents, d'abord. C'était la partie facile, prétexter vouloir acheter des jeux-vidéos avec Jeanne, ce qui ne les intéressait pas le moins du monde évidemment.

« On se retrouve pour le quatre heures ! avait-il lancé, si il y a quoi que ce soit vous nous appelez, on garde nos tels à portée de main ! »

Trop heureux de voir leur Odd chéri se changer les idées quelque peu, les parents avaient opté pour une balade dans le parc Pasteur en attendant les deux ados. Jeanne, elle, avait été un peu plus compliquée à emboucaner. Il avait fallu ruser, l'emmenant dans un magasin de déguisements assez funky. Pendant qu'elle enfilait avec un large sourire aux lèvres une combinaison Salamèche dans la cabine d'essayage de la boutique, Odd en avait profité pour mettre les voiles. Du moins... il avait essayé car Jeanne, en bonne fouine, était sortie au moment même où il abandonnait sa tenue de lapin Duracel pour se faufiler hors de l'enseigne. Raté.
Il avait donc prétexté un besoin urgent mais était revenu aussitôt sa vessie vidée dans les WC du centre commercial pour ne pas attirer les soupçons de sa meilleure amie. Jeanne avait cet éternel air suspicieux sur le visage quand elle le fixait, comme si elle était soudainement capable de lire ses pensées intimes et ses projets les plus secrets. Le temps pressait, il fallait trouver une autre astuce et vite...
Odd eut l'illumination au moment où il croisa un poster placardé sur une paroi, pile entre le Superdry et le marchand de glaces. C'était une affiche pour le film le plus horrifique de tous les temps, du moins c'est ce que le slogan promettait, Paraplegik Zombie, le long métrage enfin dans nos salles ! Là, Odd sut qu'il avait sa chance.

Il avait été de nombreuses fois au ciné avec Jeanne... et à chaque fois ça se terminait de la même manière. Que ce soit un thriller, une comédie ou même un film d'horreur aux bruitages bien costauds, la jeune artiste ne tenait pas plus de dix minutes avant de piquer du nez, en dépit des gens autour et du son parfois extrêmement élevé. A chaque fois, c'est Odd qui devait la tirer de son coma au moment du générique de fin. Pour une raison obscure, Jeanne disait toujours qu'elle venait tout juste de s'endormir et que le film « gérait sa race » selon ses propres termes. Après un sms aux parents pour les prévenir du changement de programme et de l'heure de fin de séance, les deux ados se rendirent en salle, avec un petit clin d'œil complice du caissier au moment de la vente des tickets, le vieil employé pensant sûrement qu’Odd allait plus examiner les amygdales de sa partenaire plutôt que l'écran animé par toutes ces images gores à souhait. Et, après les pubs habituelles et les premières minutes plutôt pesantes du film, cette séance n'avait pas manqué à la règle, même devant une daube aussi prenante que Paraplegik Zombie, Jeanne s'était endormie, le bas du crâne affalé contre le haut du siège. Excité comme une puce, Odd avait finalement pu s'éclipser, il avait juste le temps de faire l'aller-retour, de rester sur place une bonne dizaine de minutes pour finalement retrouver Jeanne à l'entrée du cinéma, prétextant un besoin urgent ou une peur trop intense, Della Robbia n'étant pas particulièrement fan du genre horrifique contrairement à Crohin.

Après un deuxième essai, encore ce bruit de sonnette strident un peu plus élevé que la normale, la porte du 9 rue de l'Oriflamme s'ouvrit. Et là, à cet instant précis, Odd sut qu'il se trouvait exactement là où il devait être. Devant lui... la petite rousse de la photo. Elle avait bien changé, effets secondaires de la puberté, mais c'était bien elle. Du moins, c'est la première question qu'il posa, ça serait con de tomber sur un bête jumeau maléfique lors d'une mission aussi importante.

— Clara Loess ?
Les mots avaient eu du mal à sortir. C'est sûr qu'avec les mâchoires crispées et la gorge nouée, ça devient compliqué de s'exprimer clairement.
— C'est pour quoi ? grogna la jeune fille en le toisant d'un regard empli d'une lueur quelque peu... instable, semblable aux prunelles du Docteur Shrenk dans le film du même nom.
— Hum... je m'appelle Odd Della Robbia, je suis en cinquième au collège Kadic. J'aurais voulu te parler de Sissi, tu te souviens d'elle ?

Odd avait choisi une approche moins directe que le Supercalculateur pour amadouer sa proie... et visiblement ça semblait fonctionner. Clara hocha lentement la tête, un éclair de joie sembla passer sur son visage, mais elle se reprit bien vite.

— Elisabeth Delmas, la fille du proviseur ?
— La seule et unique, répliqua le garçon avec un petit air satisfait qui apparut brièvement sur ses traits fatigués.
— Entre, ça risque d'être long si tu veux transmettre ce que j'ai à lui dire...
— Mais... tes parents ?
— Ils ne sont pas à la maison, répliqua froidement la petite rousse. Et puis, je suis assez grande pour inviter qui bon me semble chez moi ! Enfin, quoique... tu as raison, ils pourraient rentrer à tout moment. Et je ne te connais pas, on parlera ici !


Effectivement, la grand-mère de la première adresse avait vu juste, Clara Loess semblait être pourvue d'un putain de sale caractère ! Odd garda le silence néanmoins, refusant d'engranger de nouvelles sautes d’humeur chez l'adolescente.

— Alors, commença-t-elle, tout d'abord tu diras à cette chère Elisabeth que j'ai toujours son collier qu'elle m'avait prêté et que, non, je ne lui rendrai pas comme elle me l'avait pourtant ordonné dans une lettre. Ensuite, tu lui diras que dans son dos Nicolas et Hervé ne cessaient de me complimenter et ils avaient plus d'attent...
— Hum, toussa Odd après avoir jeté un coup d'œil à la montre au cadran argenté qu'il arborait fièrement au poignet, je n'ai pas beaucoup de temps... C'était une erreur de te parler de Sissi, ce n'est pas pour elle que je suis venu même si c'est bien elle qui m'a donné ton adresse en premier lieu. Si je suis ici... c'est pour te parler de Xanadu.

Le mot agit comme un électrochoc sur la jeune fille. Aussitôt, elle eut un mouvement de recul, comme si Odd était devenu bleu ou qu'elle venait d'apprendre qu'il était porteur d'une maladie grave. Elle dévisagea avec un peu plus d'attention qu’auparavant celui qui s'était présenté à sa porte, l'observant sous tous les angles possibles, comme si elle s'attendait à le voir s'évaporer en fumée d'une seconde à l'autre. Le temps a beau être un aigle agile, il ne guérit jamais complètement les blessures d'antan. Et ça, Clara Loess le savait mieux que quiconque... Remettre le passé au cœur du présent n'était pas une priorité pour elle, loin de là.

— Tu ferais mieux de partir, prévint aussitôt la jeune fille en tendant la main vers la poignée de porte. Je n'ai rien à te dire à ce sujet, je... je ne vois même pas de quoi tu parles.
— Ton regard me prouve le contraire, affirma Odd avec une assurance inhabituelle. J'ai rejoint la bande, il faut que tu le saches. Je pense même t'avoir remplacée dans le groupe des Kids, ils n’ont pourtant jamais mentionné ton nom en ma présence. Je crois que tu me mens. Tu sais très bien ce que représente vraiment Xanadu... et les conséquences tragiques que cette invention peut avoir sur notre monde.
— J'en ai fait les frais plus que personne.

Sur ces mots, Clara écarta la mèche qui lui tombait sur le côté gauche du visage, dévoilant une balafre sur toute la surface de la joue, remontant vers l'œil rongé par une sorte de conjonctivite permanente. Ce qui semblait être une trace d'une brûlure particulièrement corrosive se prolongeait vers le bas de la nuque, le teint s'assombrissant au fil de la courbe peu appétissante. Odd resta coi devant cette cicatrice qu'il n'avait absolument pas perçue de premier abord.

— Je... je suis désolé. Qui... qui t'a fait ça ?
— Quelle question, cracha-t-elle avec un mépris évident dans la voix. Jérémie Belpois, bien entendu ! Qui d'autre ? Ah si, ça aurait pu être cette connasse de Yumi ou ce bellâtre d'Ulrich mais tu sais quoi ? Ils sont juste les toutous de leur maître. S'il leur disait de sauter d'un pont pour le "bien de l'humanité", ces imbéciles le feraient sans hésiter ! Car c'est ça que les gourous font le mieux Odd, ils t'endoctrinent, te susurrent de belles promesses au creux de l'oreille avant de te jeter plus rapidement encore qu'un mouchoir usagé... Si tu veux un conseil, un seul, sur Xanadu et tout ce bordel, il se tient en deux mots : barre-toi. Ça va te détruire mon gars, comme ça m'a détruite avant toi.

Odd tenta de déglutir mais il eut, à la place d'une salive bienvenue, un reflux acide qui remonta le long de sa gorge. Clara lui disait exactement tout ce qu'il avait toujours redouté. Tout ce qu'il ne voulait pas entendre et qu'il était pourtant venu chercher. Tous ces songes, ces cauchemars, ce n'était pas pour rien. Il y avait vraiment quelque chose de malsain au sein du groupe, un ver dans la pomme... Odd avait toujours pensé que c'était lui le nœud du problème mais aujourd'hui, pour la première fois, il commençait à en douter. Peut-être qu'il n'était pas totalement responsable de cette ambiance glaciale qui avait progressivement pris le groupe en otage, enserrant chaque membre de ses longs doigts violacés par la mort qui semblait se rapprocher de jour en jour.

— Je n'ai rien de plus à te dire, conclut Clara en jetant un dernier regard à l'attention de son interlocuteur.
— Attends ! s'exclama le félin virtuel, nous avons encore tant de choses à discuter ! La virtualisation, le Noyau, Ludwig,...
— Je n'ai rien de plus à te dire, répéta la petite rousse. C’est fini pour moi cette merde, pas la peine de revenir frapper à ma porte car je ne répondrais pas cette fois...

Après l’avoir toisé une énième fois, Clara Loess ferma définitivement la porte de la vérité pour aller se réfugier à l'étage, la tempe et les joues en feu, d'agacement ou de stress soudain ? Odd, lui, remonta lentement la brève allée de cailloux blancs qui le ramènerait à la rue. Certes, il avait eu des réponses... mais qui n'enclenchaient qu'encore plus de sempiternelles interrogations dans son cerveau étriqué par l'angoisse. Objectivement, il sentait que son corps ne tiendrait plus longtemps. Chaque pas était difficile et il ne savait déterminer si c'était dû à la peur ou aux virtualisations à répétition. Il était juste... crevé, son cœur s'affolait de plus en plus souvent, il avait des cernes jusqu'au milieu des joues et il ne mangeait, pour ainsi dire, presque plus rien.
Ses poignets seraient bientôt aussi fins que deux crayons mis côte à côte et ses jambes ressemblaient de plus en plus à des cure-dents amovibles. S'il était maigrichon de base, là il devenait carrément squelettique. Il vomissait presque tout ce qu'il tentait d'ingérer depuis la dernière virtualisation et il sentait qu'à ce rythme il ne tiendrait plus très longtemps. Il n'avait ni la carrure de Yumi ni l'endurance d'Ulrich. Il n'était pas fait pour survivre sur le long terme, il n'avait jamais été un guerrier et il ne le deviendrait certainement pas avec le temps. S'il ne se remettait pas rapidement, serait-il jeté lui aussi ?
Une vibration coupa le fil de sa réflexion. Odd sortit son portable de la poche de sa veste. Un nouveau message. De la part de Jérémie...

« Nouveau plongeon lundi ! Il sera costaud celui-là donc repose-toi bien en attendant... Au fait, c'est joli Orléans ? »
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Dernière édition par Sorrow le Lun 08 Oct 2018 17:44; édité 1 fois
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*Odd Della Robbia* MessagePosté le: Jeu 08 Fév 2018 11:35   Sujet du message: Répondre en citant  
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chapitre interessant.
Donc rectification, jérémie est en fait un putain de batard et joue les bourreaux sadiques quand tu n'es pas un toutou bien obéissant. pauvre clara et pauvre odd.
J'espere vraiment que la bande original va payer pour leurs cruauté.
Aussi côté scénario, j'espère que tu prévois un rôle plus significatif pour Odd que d'être juste la victime faible est quasi inutile du groupe (car à part être le punching ball et exutoire de la bande (et peut être xanadu) pour le côté dramatique, il n'a pas encore servit à grand chose)

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Sorrow MessagePosté le: Mer 21 Fév 2018 19:00   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kankrelat]


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Spoiler


Chapitre 7
Can you keep a secret ?


Ghost - Square Hammer

On vit tous de sales journées. Elles commencent par un œil cogné dans le lit le matin, une tartine qui tombe du côté du beurre, un oubli de clés ou de carte de bus, un travail urgent à rendre et une migraine désagréable. Elles continuent souvent avec une honteuse gamelle, une bévue malheureuse, une mesquinerie, un repas dégueulasse le midi, une pause écourtée, un oubli de dossier suivi d’un sprint. Elles peuvent finir tristement au fond d’un verre. Certaines mauvaises journées sont réputées pour vous entraîner au bord de la folie : il en suffit d’une.
Celle-là est généralement la plus sournoise. Elle a le luxe de commencer bien, poliment. Tout en douceur. Arrivé dans le collège depuis peu de temps, on se rend en cours avec l’intello à lunettes qui traîne avec son colloc’, et son amie asiatique. Ce n’est pas la grande amitié, mais assez pour rester avec eux plutôt qu’avec d’autres. Puis, à un moment de la journée, on finit par s’installer sur le toit du bâtiment des sciences, avec sa rambarde en métal si basse et sa tranquillité absolue. Ça devait être pour ça. Pas moyen de se rappeler ce qui aurait pu amener quelqu’un ici autrement.

Et puis tout dérape. L’intello tombe de la rambarde. Ç’aurait pu être un bon début de drame sur les normes de sécurité à Kadic, si son amie ne l’avait pas rattrapé par la force de sa pensée. Oui. C’était ça qui signifiait que la journée était déjà trop loin de la normalité. Le point où les gens développent des pouvoirs magiques.
Pour Odd, cette journée a ensuite tourné au cauchemar.
« Odd, est-ce que tu peux garder un secret ? »
Et les ténèbres. Le froid. Le métal. Xanadu, plus froid que tout.
Lorsqu’il était ressorti du scanner, la fumée lui piquait les yeux, il était à bout de souffle sans avoir bougé d’un cheveu, et son esprit était horrifié de tout ce qu’il avait vu à l’intérieur de la machine infernale.
— Vous êtes des malades ! s’était-il égosillé, gaspillant son précieux oxygène en s’écroulant au sol, la vue voilée d’étoiles.
Il resta à quatre pattes, essoufflé, le temps de se rendre compte vraiment que ce cauchemar était réel. Quand il releva le nez, il croisa le regard d’Ulrich, son colocataire. Ce dernier lui lança un large sourire :
— C’était trop bien, hein ?
— Non ! s’étrangla Odd, scandalisé que son cri du cœur ait pu être si mal interprété.
L’usine devint glaciale. Yumi, qui sortait également de son scanner, avait une expression indéchiffrable. Inspiration, expiration, Odd reparla :
— Vous… je… je comprends pas. C’est pas possible. Si c’est aussi dangereux que ça, pourquoi est-ce que vous gardez ce truc allumé ?! Pourquoi ? On va tous crever à cause de cette horreur, et vous dites que ça met le monde réel en danger, alors pourquoi vous faites ça ?!
— Odd, tu es en état de choc, ce n’est rien, le tranquillisa Yumi d’un ton beaucoup trop neutre pour que ça fonctionne.
— Ce n’est rien ?! Mais vous allez détruire le monde ! hurla Odd, hystérique.
Il se releva, tituba, et saisit Yumi au col.
— On dirait que tu comprends pas ce qui se passe !!!
— Bien sûr que si ! cracha Yumi en se dégageant, le regard mauvais. C’est toi qui comprends rien.
— Moi je vois des gosses qui jouent avec un… un truc de science-fiction de fou malade, et qui savent pas ce qu’ils foutent ! Pourquoi ?! Parce que c’est DRÔLE ?!
Odd avait les yeux injectés de sang, et les mains qui tremblaient. Face à lui, la personne qui venait de monter l’escalier était un monolithe de calme et de maîtrise de soi.
— Odd. Il faut que tu respires. Je vais t’expliquer tout ce que tu as besoin de savoir.

De deux doigts, Jérémie rajusta machinalement ses lunettes. Il échangea un regard avec Yumi et Ulrich, qui étaient prêts à réagir si Odd pétait définitivement les plombs. Le chef du groupe s’éclaircit la voix.
— Tu as tout à fait raison en disant que Xanadu est dangereux. Sa capacité à agir sur le monde réel doit être surveillée. Eteindre le Supercalculateur serait en effet la solution la plus rationnelle, surtout tant qu’on ignore comment le manipuler sans risque. Mais je ne peux pas faire ça.
Jérémie croisa le regard d’Odd, et ce dernier crut sentir quelque chose, derrière la barrière de verre des lunettes. Le regard d’un enfant, ce que Belpois n’affichait jamais en temps normal.
— Odd… mon père est enfermé là-dedans. Personne ne le sait. Et je suis le seul qui puisse l’aider, le seul à pouvoir utiliser le Supercalculateur.
Odd resta interdit.
— J’ai besoin que tu gardes le secret, comme les autres, et que tu m’aides à le retrouver. Je sais qu’il est toujours là, quelque part. Il a besoin de moi, murmura Jérémie, semblant étrangement fragile à ce moment-là.
Même ultérieurement, Odd n’aurait pas su dire où s’arrêtait la manipulation et où commençait la sincérité. Jérémie était peut-être vraiment cet enfant désespéré à qui il avait dit oui ce jour-là. Quand il avait, comme Yumi et Ulrich, choisi d’enchaîner son âme à celle de Belpois, pour le meilleur comme pour le pire.
Ce qu’Odd ne savait pas en acceptant, ou refusait de savoir, c’était que ce serait surtout pour le pire. Mais Odd avait un cœur d’or, et cela causerait peut-être sa perte un jour.



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Jérémie lui avait dit de se dépêcher, que les autres étaient déjà à l’usine. Le souffle court, Odd galopait dans les égouts, avec l’impression d’être en retard alors que le rendez-vous fixé n’était que dans cinq minutes. C’était toujours comme ça avec Jérémie. Rajouter des pressions supplémentaires à une situation qui aurait dû être normale, il ne pouvait pas s’en empêcher.
Les révélations de Clara lui trottaient en tête, et il ne pouvait pas s’empêcher de réentendre ses conseils. Enfin, son conseil. Se barrer. Et il revoyait la cicatrice. Il s’imagina, horrifié, avec la même. Jérémie était-il réellement capable de ça ? Et comment était-il supposé s’arracher à eux avant que ça arrive ? Faudrait-il qu’il soit gravement blessé avant d’avoir le droit d’oublier Xanadu ?
Ce fut en compagnie de ces pensées morbides qu’il s’extirpa des égouts. Lourdement. La montée de l’échelle avait été un effort insoupçonné, comme si on lui avait accroché du plomb aux articulations. Il prit quelques secondes pour se remettre, anxieux quant à sa santé, puis marcha lentement vers la porte de l’enfer.

C’était une usine tout à fait normale, quand on ignorait où aller. Elle portait plutôt bien son âge, drapée dans ses chaînes d’assemblage rouillées, et avait dû rendre de bons et loyaux services dans sa jeunesse. Mais voilà, il y avait quelque chose de pourri à la place de son cœur. Un sarcome ancré dans son acier.
Et Odd se tenait devant.
La porte était déjà ouverte. Ce n’était pas bon signe. Se rappelant qu’il était en retard, il pressa le pas pour avoir l’air un minimum essoufflé. Les autres devaient déjà être sur Xanadu, Jérémie allait le fusiller du regard et l’envoyer les rejoindre…
Il pénétra dans la pièce au pas de course. Il marqua un arrêt en constatant que les moniteurs étaient tous éteints, et que Jérémie ne paraissait pas être à son poste habituel. Quelque chose clochait. Et ce quelque chose clocha d’autant plus quand la porte se referma lourdement derrière lui. Son sang se glaça. Nerveux, il parvint à dénouer ses cordes vocales et appela :
— Euh…Jérémie ? Ulrich ? Vous êtes là ?
— Odd, répondit la voix de Jérémie, d’un ton désapprobateur. Je suis très déçu.
« Il sait » furent les deux mots qui s’imposèrent immédiatement à son esprit. Bien qu’il ne vît pas encore le petit génie, il ressentait sa présence, écrasante, dans toute la pièce. Comme s’il habitait les lieux. Odd n’avait aucun moyen d’être sûr que Jérémie sache pour son escapade de ce week-end, et il ne voyait d’ailleurs pas comment il aurait pu s’en rendre compte, et pourtant, c’était ce que son instinct lui hurlait.
— Comment ça ? bafouilla-t-il. Jérémie, montre-toi, c’est pas drôle !
Il n’avait même pas eu besoin de simuler la voix tremblante. Il paniquait vraiment. Il faisait trop sombre, il n’avait aucune idée d’où étaient les autres, et il se sentait encore moins le bienvenu ici que d’habitude.
Le coup vint le faucher derrière le genou, sans qu’il puisse voir d’où il venait. Il tomba, par la force des choses, et croisa le regard froid d’Ulrich, désormais appuyé contre un pilier de la salle. Il n’était pas là une seconde plus tôt, Odd en était certain.

— Tu sais de quoi je parle, reprit Belpois, froid. Il y a des choses qui devraient rester enterrées, Odd. Tu sais tout ce que tu as besoin de savoir sur le Supercalculateur et Xanadu.
— Qu’est-ce que vous avez fait à Clara, hein ? contre-attaqua l’autre blondinet, se sentant subitement bravache.
Il fit mine de se relever, mais une force invisible le cloua au sol. Yumi sortit d’un recoin sombre à son tour, rajustant une mèche de son carré noir comme si Odd n’était rien de plus qu’un désagrément mineur.
— Alors c’est ça qu’elle t’a dit, hein ? Que c’était nous les méchants de l’histoire ?
La voix de Jérémie enfla d’une colère inattendue.
— C’est la meilleure amie de Sissi, Odd. Tu pensais vraiment qu’elle serait honnête ? Qu’elle te dirait toute la vérité ?
L’argument fit mouche, et Odd se sentit brusquement mal à l’aise. Subitement, il se mit à douter de ce que Clara avait pu lui dire, alors que ça lui semblait d’une clarté absolue auparavant. A qui pouvait-il se fier, bon sang ?
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit, hein ? gronda Yumi. Comment t’as pu être assez con pour la croire ?
L’étau invisible lui cogna brutalement la tête contre le sol. Il sentit un liquide rouge couler de son nez.
— Doucement, Yumi, tempéra Jérémie. Je pense qu’il comprend très bien ce qu’on lui dit.
Ce qu’Odd ignorait, évidemment, c’était que ce petit jeu du bon flic et du mauvais flic avait été soigneusement orchestré. Comme toujours, Yumi se salissait les mains, et Jérémie faisait semblant de tempérer. En son for intérieur, Jérémie n’avait rien contre le fait qu’Odd se fasse éclater le nez. C’était même nécessaire à sa compréhension.
— Tu vois Odd, l’important dans une équipe, c’est de se faire confiance, expliqua Jérémie. Si tu ne nous fais pas confiance, on n’ira nulle part. Clara n’est plus dans notre équipe pour une très bonne raison. Tu as été entraîné là-dedans à sa place, et nous n’avons pas vraiment eu le choix, c’est vrai, mais tu fais partie de l’équipe malgré tout.
—Mais, j’y arrive bas, hoqueta Odd, les mots déformés par son nez douloureux. Remblacez moi bar quelqu’un d’autre, ce sera blus simble…
— Si seulement c’était si simple, fit Jérémie, indéchiffrable. Mais Odd, tu sais bien que le secret ne se partage pas si facilement. Ta seule option reste de nous suivre et de nous aider à atteindre le Noyau au plus vite. Et ainsi… tout rentrera dans l’ordre.

Il finit par repérer Jérémie, qui s’était assis dans les escaliers qui menaient aux scanners. Ou peut-être qu’Ulrich venait de l’y déposer à la vitesse de la lumière. Odd préférait ne pas trop s’interroger là-dessus. Malgré tout ce que Belpois avait pu dire, il ne se sentait pas vraiment membre d’une équipe à ce moment précis. Il sentait le regard froid d’Ulrich, celui méprisant à souhait de Yumi, et celui de Jérémie… indéchiffrable, vraiment. Il n’arrivait pas à savoir s’il l’analysait, s’inquiétait, le prenait de haut, ou quoi que ce soit d’autre.
Odd voulait croire à ce qu’il racontait. Que tout rentrerait dans l’ordre, que tout le monde survivrait. Mais il doutait terriblement. Il ne pouvait pas le dire à Jérémie, mais ce dernier devait s’en douter. Et ce dernier devait aussi savoir quelle vision il avait en tête. La balafre de Clara ne s’oubliait pas facilement.
— Tu sais, contrairement à ce qu’elle a dû te raconter, je ne suis pas responsable de sa cicatrice. Elle s’est fait ça toute seule, comme une grande, précisa Jérémie. Ç’aurait été totalement contre-productif d’handicaper un des membres de l’équipe.
Le nez d’Odd était sceptique.
— Je te laisse méditer encore un peu plus là-dessus. Tu sauras rentrer tout seul ? Je te dispense de plongeon pour aujourd’hui, Ulrich et Yumi s’en sortiront je pense.


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Sister, do not pray for me
There is no forgiveness there
Just the longest, darkest night


Comme d’habitude, il avait suivi les ordres de Jérémie. Il avait quitté l’usine, en silence, le nez encore en sang. Le ciel était gris, et il avait l’impression que tout était mort autour de lui, comme si Xanadu corrompait lentement mais sûrement tout ce qui entourait le Supercalculateur. Rien n’arrêterait jamais cette maladie.
Ce constat lui serrait la gorge. Il avait cru pouvoir se débattre contre le destin, et là encore, il se retrouvait face à l’évidence qu’il avait tort.
Clara lui avait-elle menti, ou était-elle enfermée dans sa propre version des faits ?
L’espace d’un instant, l’idée l’effleura de retourner sur ses pas, et d’éteindre le Supercalculateur lui-même. De mettre un terme à tout ça. Mais ça ne dura qu’un instant, et le monde retourna au gris juste après. Il ne savait pas éteindre cette horreur. Mais Jérémie savait le rallumer. Le détruire ? Et si ça ne faisait que libérer le monstre à l’intérieur ? Si Xanadu pouvait déjà se déverser dans le monde réel, ne suffisait-il pas de briser sa coquille pour qu’il sorte, pleinement monstrueux ? Odd imagina un grand vortex noir s’élançant à l’assaut d’un ciel d’orage. Et cela lui fit peur.

Il souleva la plaque d’égout, et disparut sous terre, comme il aurait dû le faire depuis longtemps. Accroupi au bord de l’égout proprement dit, il regarda l’eau souillée s’écouler dans le canal. Il se prit à se demander où ce Styx du pauvre se dirigeait. Il s’imagina plonger dedans, avalé par l’eau grasse, vers un monde de tranquillité. Un monde sans Xanadu. Un monde sans danger. Une étrange fleur alizarine s’épanouit dans les flots, et il trouva l’image belle, en dépit de la puanteur des lieux. Une autre s’y ajouta, tirant davantage sur le carmin. Le courant les emporta bien vite toutes les deux, laissant Odd avec un sentiment de perte inexpliqué. Puis une autre se reforma, s’en fut encore. Un instant, le fleuve se lissa, et lui laissa voir un petit garçon effrayé, avec le nez en sang. Ce ne fut que là qu’il se rappela d’où provenait ce rouge qui se déversait dans l’eau.
Il se releva, les genoux douloureux comme ceux d’un petit vieux, et poursuivit son chemin sans rien dire, se demandant encore ce qui l’avait retenu de sauter.
Il ne pouvait pas retourner au collège dans cet état, réalisa-t-il au beau milieu du trajet. Pas avec son nez en sang. On allait forcément se poser des questions, et par « on », il entendait Jeanne. Odd fouilla ses poches, et trouva un mouchoir, comme une main tendue du destin. Il avait dû l’oublier là un jour, et ça expliquait son allure peu fière, mais au moins était-il là. Son nouveau complice en main, il s’essuya le nez, ôtant précautionneusement les sombres agglomérats de plaquettes perdues qui lui souillaient la lèvre. Il passa sa langue aussi loin qu’il put pour s’assurer qu’il avait tout enlevé, et le goût des dernières traces de sang lui resta dans la bouche.
Il abandonna son mouchoir à l’eau ténébreuse, et resta inexplicablement à le regarder sombrer, entraîné par les flots. Peut-être une façon de lui signifier qu’il était désolé ? Ou peut-être l’impression que c’était une part de lui qu’il abandonnait là, une de plus.
Il réalisa que s’il laissait tout ceci le détruire, ce ne serait pas la dernière part de lui qu’il abandonnerait. Depuis combien de temps était-il sur le point de se briser, hein ?
« Pas aujourd’hui » se promit-il.

Il reprit son chemin jusqu’au bout de l’égout, se faufila dans le parc, et se laissa tomber assis au pied d’un arbre. Là, il reprit son souffle (que l’échelle pouvait être longue !) et envoya simplement ce texto :
« Jeanne, au secours. »
Et puis ce fut l’attente.
En été, ç’aurait été un lieu charmant où patienter. L’herbe verte, les jolies dentelles d’ombre projetées par les feuilles sur le sol, la chaleur du soleil et peut-être même la stridulante compagnie d’un grillon. Les rires d’autres, le vent juste assez caressant pour être agréable. Mais ce n’était pas l’été, non. C’était l’automne qui mordait ses doigts. L’herbe rêche, les lacérations des branches dénudées sur le ciel gris, la lumière froide et triste d’un monde à l’agonie, et personne. Il se demanda si elle allait venir. N’avait-elle pas mieux à faire, finalement, que de recoller les morceaux du même vase, qui persistait encore à se jeter du meuble pour mieux aller exploser au sol ? N’importe qui aurait eu mieux à faire.

Mais Jeanne était une sainte. Jeanne était l’aurore tardive qui réchauffe les cœurs quand le froid s’installe. Jeanne était venue.
— Odd ! s’exclama-t-elle à sa vue, et elle se dépêcha de couvrir le reste du terrain jusqu’à lui, essoufflée.
Avait-elle ratissé tout le parc pour le trouver ? Elle en était bien capable…
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? demanda-t-elle, plus doucement, en se laissant tomber à ses côtés.
Odd ne pouvait pas lui répondre, et il le savait parfaitement. Il ne pouvait pas non plus lui mentir, elle le verrait immédiatement. Alors il se contenta de secouer la tête. Jeanne serra les poings.
— C’est Jérémie et Yumi, c’est ça ?
Il n’eut pas le cœur de lui préciser le dernier protagoniste. Qu’elle continue à croire aux rêves, elle.
— Odd, tu ne peux pas rester silencieux. Tu dois en parler, sinon ça ne s’arrêtera pas. Même s’ils t’ont forcé à ne rien dire ! Les adultes peuvent te protéger, et moi aussi, mais on ne peut rien faire si tu continues à aller avec eux et à ne rien nous dire…
— C’est pas si simple. Tu connais ce sentiment. La fois où tu t'es retrouvée perdue à la course d'orientation que Jim avait organisée dans les bois. Tu avais pourtant la carte. Tu avais tous les éléments devant toi pour suivre la bonne voie, celle qui te ramènerait au bercail. Mais parfois... c'est la vie elle-même qui t'empêche d'accomplir cette tâche par toi-même.
— C'est pas du tout comparable ! s'énerva Jeanne, sentant ses joues s'empourprer mais s'efforçant de préserver sa concentration, pour ne pas céder une nouvelle fois au doux parfum des jolis mensonges de Della Robbia. J'ai fini par revenir moi, je ne suis pas restée seule dans l'obscurité bien longtemps !
— C'est Rouiller qui t'a retrouvée, tu aurais été bien incapable de trouver le chemin de retour par tes propres moyens. Parfois... on sait où on veut aller mais, en revanche, on ne sait pas comment faire pour atteindre l'objectif convoité. Si je te raconte tout ce que j'ai vu... ça ne résoudra rien. Pire, je suis même convaincu que cela cassera quelque chose entre nous. Mais s'il y a bien un truc dont je suis certain... c'est que tu fais fausse route Jeanne. Si je donne l'impression d'être mal dans ma peau, il ne faut pas blâmer Jérémie pour cela, et encore moins Yumi. Je suis juste... responsable de mon propre malheur. Même si je me sens mort Jeanne, mon corps fonctionne encore. Et tant que ce sera le cas, je me battrai. Chacun se façonne seul, c'est une certitude. Si je veux changer mon moral, ça ne tient qu'à moi : il est grand temps que je me reprenne en main.

Il se trouva bizarrement serein. Etait-ce le sceau du secret qui recollait ses morceaux de moral, ou de self-control ? Etait-ce ça, d’avoir encaissé assez pour ne plus sentir ? Il aurait cru qu’il s’écroulerait en pleurs dans les bras de son amie, et pourtant il était là, calme, et résolu à défendre ses tortionnaires et à défendre ce qu’ils défendaient. Parce qu’il leur avait promis de le défendre avec eux.
En revanche, il n’avait pas promis de se laisser frapper sans réagir.

Is there an honor in following your words to the bitter end, despite being plagued with doubts ?


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Kaleo - Way Down We Go

Les esprits graves et présomptueux ne réussiraient point auprès de moi, pas cette fois. Tout en conservant sa nature silencieuse et modeste, les reflets luisants du Supercalculateur et son sourire doré ironique semblaient me dire : « Pauvres humains que vous êtes, espérez-vous passer à mes yeux pour de nobles figures, pleines de vie et de sève ? »

J'avais fini par trouver la force de me rendre à l'usine seul. Sans avoir été appelé par Jérémie au préalable. Ni lui, ni personne d'autre. Il était l'heure de faire un choix. Les arguments se bousculaient dans ma tête, prônant le pour, le contre, et même l'entredeux, ce qui ne m'aiderait pas des masses dans la situation actuelle. Le stress me tailladait le ventre, de ses crocs acérés dévorant ma vessie contractée par l'angoisse. Partout le spectre de Belpois semblait flotter autour de moi dans les airs ; il s’élevait au-dessus de chaque rouage, de chaque tuyau, et je le regardais avec des yeux étincelants, du fond des ondes claires de mes orbes humidifiés. Bien sûr, il n'était pas vraiment là. Enfin, pas physiquement néanmoins. Mais l'endroit était totalement marqué de manière indélébile par une sorte d'aura psychique. Chaque manipulation, même la plus petite comme appuyer sur le bouton commandant l'arrivée du monte-charge ou se curer le nez, semblait devoir être autorisée par le maître des lieux. Sans lui, rien ne pouvait se faire dans cet endroit sacré !

Il paraît que l'important n'est pas de convaincre mais de donner à réfléchir... Pourtant, j'avais beau clamer à haute voix dans les premiers jours toutes les raisons logiques qui auraient poussé n'importe quel humain sensé à débrancher la machine, personne n'avait voulu m'écouter. Ni Jérémie – ce à quoi je m'attendais néanmoins – ni ses laquais, et ça c'était plus surprenant. Parce que, qu'est-ce qu'ils y gagnaient au fond ? Jérémie voulait retrouver son père, et c'était bien légitime. Mais les autres ? Pourquoi risquer de blesser un tas d'autres personnes pour le bien de leur propre plaisir personnel ?

Jérémie pense que je suis le nœud du problème. Mais il ne comprend toujours pas que si la situation n'avance pas, c'est aussi parce qu'il campe sur ses positions de base sans aucune explication claire et recevable à son refus immédiat d'envisager ma proposition. Il a directement répondu par la négative lorsque j'ai proposé de sécuriser un minimum notre environnement terrestre la première fois, notre bien-aimé leader n'a jamais voulu reconsidérer la chose depuis... et toujours silence radio sur le pourquoi de sa non-implication dans la protection de nos camarades, il n'a jamais pris la peine de réellement envisager l'option qui serait moins "confortable" pour sa petite routine je pense. Car le souci est là, bien présent. Ça ne peut pas être que des cauchemars. Les ombres sont à Kadic.
Doit-on attendre le premier mort pour finalement réagir ?

Tout au long du chemin, on construit sa vie et l'on se construit soi-même. Les choix que l'on fait sont au bout du compte de notre seule responsabilité. Et aujourd'hui, j'ai assez fait le toutou. Il est temps de poser un acte, ma propre décision après des mois de labeur. Si j'ai bien compris le « mode d'emploi » du Supercalculateur, il suffit d'abaisser la manette pour qu'un monde s'effondre. Il aurait pu être simplement mis en veille mais Xanadu est beaucoup trop instable pour cela. Jérémie pense que le monde virtuel ne survivrait pas à une coupure d'approvisionnement en énergie de plus de trente minutes. Et je compte bien rester là chaque seconde qu'il faudra pour m'assurer que cet engin de malheur mette fin à notre calvaire.

A pas feutrés, je m'avance vers l'imposante machine. Automatiquement, une bande métallique de trente centimètres de long environ se déplace verticalement pour laisser place à la fameuse manette. C'est simple. Un levier. La fin du monde. Enfin, d'un monde. Car nous vivrons en paix, mais ce sera l'ultime moment d'existence pour Xanadu.
Profitez bien les ombres, on se revoit en Enfer !
Après une ultime bouffée d’air pour me donner l’impulsion nécessaire, je tends la main, plus déterminé que jamais, et...

— Je ne ferais pas ça si j'étais toi.

La voix me glaça immédiatement, un frisson dans l'échine, et le mouvement stoppé net. Je n'avais pas beaucoup entendu de mots sortir de cette bouche, mais c'était assez récent pour que je puisse instantanément identifier la locutrice.

— Clara ?
— Bien vu Odd, sourit la jeune fille en émergeant de la pénombre. Ravie de te revoir...
— Mais... mais, que fais-tu ici ?
— J'ai encore des contacts dans la région, répliqua-t-elle en continuant d'avancer dans la lumière. Mes grands-parents habitent à deux pas, et j'ai encore plein de potes ici. Mais ce n'est pas le propos... c'est totalement débile ce que tu es en train d'essayer d'accomplir Odd. Si par cet acte tu veux montrer à tous que tu n'es pas qu'un couard, c'est raté. Actuellement, cela prouve juste que t'es totalement con.
— Tu ne m'empêcheras pas d'abaisser ce levier, criai-je d'une voix plus assurée que d'habitude. C'est ce que je dois faire, je suis là pour ça dans cette histoire ! Ils m'ont toujours... méprisé, ils n'ont jamais voulu m'écouter ! Aujourd'hui, il faut qu'ils payent.
— Tu penses vraiment que c'est si facile ? s'amusa Clara en le toisant de ses yeux noisette. Jérémie a électrifié le levier. Et, si tu déjoues ce système de sécurité, il y a sûrement un autre truc qui te butera en moins de deux. Il faut les prendre à leur propre jeu Odd. La vengeance est un plat qui se mange froid... et moi j'ai eu le temps d'y réfléchir. Maintenant, tu vas t'asseoir et m'écouter. Très attentivement.


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Aviators - Fading Light

Ce ne fut pas Odd qui heurta le sol, mais plutôt l’inverse. Le choc, en plein sur son dos, annihila ses os virtuels. Ce retour sur Xanadu était une catastrophe. Lourdement, il roula sur le côté, comme s’il était déjà incapable de se tenir debout. Quel félin il faisait... Autour de lui, le paysage était tristement gris, comme une sorte de lande désolée battue par le vent, avec quelques brins d’herbe jaune. Et puis Odd tourna la tête de l’autre côté, et réalisa à quel point il était proche du vide. Il blêmit et s’écarta de la falaise, en panique.
En bas, il avait vu la fin du monde. La fin de Xanadu. Au-delà de cette frontière, il y avait une espèce de jungle perdue insondable, un monde encore plus vaste. Alors au-delà de Xanadu...il y avait encore quelque chose de plus grand ? Personne ne le savait. Pour l’heure, il y avait des sujets plus immédiats à traiter.
Le plan de Clara était d’une simplicité déconcertante. En apparence du moins. Elle voulait se servir de données virtuelles pour en apprendre plus sur le fonctionnement-même du Supercalculateur, damer le pion à Jérémie au jeu du chat et de la souris en quelque sorte… Loess avait l’immense avantage de connaître déjà le terrain, sans doute mieux qu’Odd d’ailleurs. Et puis, à l’exception de Della Robbia, tous ignoraient sa présence à Sceaux. Ce qui mettait un peu mal à l’aise Odd. Pour le dire vulgairement, il était une nouvelle fois le cul entre deux chaises. D’un côté, il désirait plus que tout aider Clara. De l’autre… il s’en méfiait. A cause de sa cicatrice. Une fois n’est pas coutume, c’est lui qui jugeait une autre personne sur son apparence. Et cette pensée lui donna envie de vomir.

— Debout.

Il sursauta en voyant la main qu’on lui tendait. Elle était ensanglantée. Griffue. Monstrueuse. Odd leva les yeux, et reconnut à peine sa camarade. Il vit une créature voûtée, à peine humaine, dont le haut du visage était dissimulé par la capuche d’un pull noir d’où s’échappaient quelques mèches rousses. Sur ce qui était visible de sa joue gauche, Odd distinguait des sillons rouges, aussi rouges que l’œil brillant qui émergeait des tréfonds des ténèbres de son visage. Du côté droit, en revanche, il ne discernait rien au-delà de l’arête du nez. Retenu en bandoulière dans le dos par une chaîne rouillée, on discernait un fourreau renfermant un cimeterre. Le reste de la tenue de Clara se composait d’un bermuda déchiré qui n’excédait pas le genou et d’une seconde chaîne qui paraissait avoir fusionné avec la chair de son mollet. Elle était pieds nus. Quant à la main droite, celle qu’elle ne lui avait pas tendue, elle était drapée dans une chape de ténèbres fumantes, comme si son bras avait été avalé par les étranges ombres de Xanadu.
— Arrête de faire cette tête et lève-toi, on a pas beaucoup de temps. Tu veux attendre que Jérémie nous chope ?

Il prit sa main. Ses sens limités sur Xanadu lui firent malgré tout sentir à quel point les doigts étaient déformés et froids. Elle le releva sans grand effort, puis se tourna vers l’intérieur des terres, son arme au poing. Odd constata à cette occasion que le large cimeterre était aussi rouillé que la chaîne qui le retenait.
— On va aller par là. Je crois qu’il y a une tour.
— Je ne comprends pas, commença Odd en tentant de se grandir quelque peu pour ne pas paraître minuscule à côté de Loess, comment t’as pu nous amener ici ? Jérémie nous a toujours dit que c’était impossible de se virtualiser seul, qu’il fallait toujours au moins quelqu’un derrière le pupitre…
— Belpois est un menteur, renifla Clara en dévisageant Odd d’un regard mauvais, je pensais que tu l’avais compris… J’ai appris toutes les manœuvres de base auprès de lui, il n’est pas le seul à être doué en informatique. En me formant de cette façon, il essayait de se convaincre que la mission de sauvetage perdurerait, même en son absence, temporaire ou permanente… Mais c’est une chimère. Sans Jérémie, plus personne n’irait risquer sa vie sur cet enfer pour sauver un gars que l’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam.
— Tu parles de Ludwig ?
— Evidemment ! Qui d’autre ? Il est ici tu sais, pas loin… C’est au fil des virtualisations que tu apprends à sentir sa présence. Crois-moi, ce n’est pas un cadeau. Assez perdu de temps. Suis-moi ! Une fois qu’on se sera connectés à l’interface, tu prendras enfin connaissance de tout ce qu’il y a à savoir sur le maître des lieux.
Odd n’était pas très rassuré par la perspective de se connecter à l’interface. Lui-même n’avait jamais tenté, mais il en avait eu des échos de la part de Yumi et Ulrich. Rien de très précis, ils n’avaient pas voulu développer le récit outre mesure.
Pour autant, comme d’habitude, Odd n’était pas libre de choisir ce qu’il faisait.
— C’est trop plat par ici, grogna Clara, avant de se diriger vers une zone plus abrupte des falaises.
Odd la suivit, un peu incertain. La jeune fille avait une démarche étrange, voûtée, comme si elle était mal à l’aise sur ses deux jambes. Elle semblait également intriguée par l’état de son bras droit, auquel elle jetait régulièrement un œil. Elle s’arrêta devant une falaise abrupte, vérifia les environs, puis rangea son arme. Odd n’était pas préparé à la suite. Elle fit un bond surhumain, et Odd entendit ses griffes se planter dans la roche, à plusieurs mètres de hauteur.
— Allez, grimpe, toi aussi tu as des griffes ! l’encouragea-t-elle.
Il choisit un chemin pas trop raide, se servant de ses griffes uniquement lorsqu’il n’avait pas le choix. Il était lent. Pour une fois, cependant, il voyait le ciel de Xanadu.

La voûte céleste paraissait n’être qu’un amas abject de nuages gras et sombres, qui tourbillonnaient comme un soir de tempête. Pour un peu, Odd pouvait se figurer les ombres de Xanadu qui n’attendaient que de fondre sur eux. Si le ciel leur tombait sur la tête, ils étaient morts. Peut-être qu’elles se cachaient là finalement. Tout là-haut, dans le ciel.
— Accélère ! lui lança Clara depuis les hauteurs de la falaise.
« Tu parles » songea Odd.
Là-haut, Clara était parvenue à un plateau. Songeuse, elle regarda son bras enténébré. Ce n’était pas normal. Lors de sa dernière virtualisation, son avatar était exempté de cette chape d’ombres. Xanadu était-il vraiment capable de modifier jusqu’à l’apparence qu’elle avait ? Etait-il si puissant ? La possibilité que Jérémie Belpois y soit pour quelque chose n’était pas non plus à exclure. Mais il ne devait pas avoir prévu qu’elle revienne un jour dans les entrailles du Supercalculateur.
Elle jeta un œil en contrebas. Odd grimpait lentement, mais au moins il progressait. Le temps qu’il arrive, elle pouvait presque aller repérer la suite du plateau sur lequel elle se tenait, mais se séparer ici n’était pas prudent.
Alors elle s’accroupit, le cimeterre dans une main, et le regard tourné vers l’horizon.
Quand finalement le félin parvint à sa hauteur, elle le happa et le tira sur le plateau pour gagner une minute. Odd se remit piteusement sur pattes, un peu bousculé. Elle lui désigna sans un mot la tour qui les attendait au bout du plateau. Ce dernier était constellé de stèles en pierre, plus ou moins droites dans le sol, dans les tons gris. Peut-être que vues du ciel elles représentaient un motif, mais les explorateurs de Xanadu ne pouvaient pas le deviner.
Clara bondit pour gagner le haut d’une des pierres. Odd retint un soupir agacé. Elle avait bien compris que la mobilité de son avatar ne convenait pas à tout le monde, et pourtant elle persistait à employer des chemins où il ne pouvait pas la suivre. Resigné, il foula l’herbe vert bouteille en gardant un œil sur la forme noire qui bondissait là-haut. Au moins avait-elle la politesse de ne pas le semer.

Clara avait toujours la même détente. Son organisme virtuel répondait parfaitement, les muscles des cuisses la propulsaient à travers le vide, et ses griffes raclaient la pierre pour l’ancrer sur la stèle suivante. Elle se souvenait de ça comme si c’était hier. Mais à un moment elle s’arrêta, campée sur ses quatre pattes griffues, et leva la tête vers le lointain. Les ombres semblaient s’amasser autour de la tour.
— Odd, on va devoir s’attendre à de la visite. Je vois des choses qui bougent.
Et elle avait raison. Lentement, dans le dédale de stèles, des traces de fumée noire se firent voir. Distantes, elles se rapprochaient petit à petit. Ce fut Clara qui réalisa la première ce qui se passait.
— On va être encerclés ! lança-t-elle, paraissant nerveuse pour la première fois.
— Alors fonce, t’es plus rapide que moi. Je devrais en détourner une partie, répondit calmement le blondinet.
Elle hocha la tête et bondit comme jamais, sautant d’une pierre à l’autre. Elle dépassa le cercle des ombres, qui se déforma pour tenter de l’attraper, mais la fumée rata son pied d’un micron. En quelques sauts, elle atteignit le bout. Elle était à quelques mètres de la tour à peine. Sans se retourner pour voir où en était Odd, elle allait continuer, mais un sifflement dans l’air la fit reculer précipitamment.


Face à elle, une ombre qui lui ressemblait dans l’allure venait de se réceptionner. Un être humanoïde, dont les doigts se terminaient par des griffes, mais qui parvint à se tenir droit lorsqu’il se redressa. Elle croisa un regard bleu qui en devenait douloureux tant il était acéré, et à cet instant, un grand cercle de ténèbres jaillit du sol comme un geyser, et les enferma face à face.
— Alors c’est comme ça, siffla Clara.
Elle se mit en position de combat : à quatre pattes, et le cimeterre en main. L’ombre croisa les bras et la toisa en silence. Des cordons de noirceur émergèrent de l’enceinte de l’arène improvisée, et leur cible ne fut une surprise pour personne. Mais Clara était rapide. Elle sauta, les laissant se croiser là où elle se trouvait une fraction de seconde plus tôt, et fendit l’air vers l’ombre qui paraissait tout diriger. Un rideau de ténèbres s’érigea et dévia son coup, la faisant retomber au sol. Son cimeterre rouillé alla se planter dans le sol un mètre à côté. Une roulade eut l’effet de la redresser et de la ramener auprès de son arme, qu’elle attrapa avant d’enchaîner les sauts d’esquive. Car évidemment, l’arène maudite ne lui laisserait pas de répit. Elle atterrit face au mur d’ombres, et bondit en un saut périlleux arrière pour revenir vers le centre. Elle fit bien, car déjà des mains noires surgissaient du mur pour tenter de la saisir.

Un moulinet de sabre la débarrassa des ombres qui l’approchaient de trop près, et elle se reconcentra sur son objectif : le chef d’orchestre, toujours débout au centre de l’arène, qui la considérait d’un air hautain. Dans un cri, elle sauta de nouveau. Le mur d’ombres s’érigea pour protéger son adversaire, mais elle avait calculé son coup pour atterrir derrière. Le cimeterre fendit le flanc de l’être, mais ce dernier en profita pour lui arracher des mains sans qu’elle puisse rien faire. Elle se baissa pour éviter la frappe, griffa au niveau des mollets, mais fut contrainte de reculer pour esquiver le coup de taille qui suivit. Elle était littéralement dos au mur. Sa détente légendaire lui permit de se remettre à un emplacement plus avantageux, mais elle était désormais désarmée. Enfin presque.
Cette fois, l’arène ne tenta pas de l’attaquer. Ce fut le maître des lieux qui marcha calmement jusqu’à elle, sa propre lame en main, prêt à la trancher en deux. Toujours à quatre pattes, elle laissa venir, puis se jeta entre ses jambes. Surpris par la manœuvre, il mit du temps à se retourner, temps qu’elle exploita pour lui porter un coup de griffe tout en travers du dos. Elle sentit ses doigts la brûler au contact des ombres, et soudain, alors qu’il pivotait...
— Flèche laser !
Elle sursauta. Odd ?
Le cimeterre se planta dans son ventre. Odd n’était pas là. Xanadu l’avait déjà vaincu. Et elle s’était fait avoir si facilement par une nouvelle illusion du monde virtuel.
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Dernière édition par Sorrow le Lun 08 Oct 2018 17:38; édité 1 fois
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*Odd Della Robbia* MessagePosté le: Jeu 22 Fév 2018 11:56   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kongre]


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interessant.
donc la bande sait pour la visite d'Odd a clara, et l'ont prit violemment.
En tout cas ils sont toujours aussi manipulateur, et hypocrites. Ils parlent de se faire confiance, mais ils n'ont jamais fait confiance à Odd, espionnant chacun de ses mouvements, cachant de nombreuses choses et essayant de détruire toute relations qu'il fait hors du groupe.
Donc ont dirait que les membres du groupe (original) ont certains talents ou pouvoirs, y compris clara.
Donc Odd en a finalement assez de la bande et veut leurs faire payer et clara a préparé une petite vengeance.

Aussi pour le commentaire, j'ai pas dit qu'Odd servait a rien sur le plan dramatique, j'ai dit au contraire qu'a part pour le côté dramatique, Odd ne sert quasiment à rien du tout. (et encore une fois il a été dévirtualisé en quelques minutes sans avoir quoi que se soit de vraiment utile pour aider clara). Il serait peut être temps qu'il reçoive un gros power-up dans ses compétences et un talent utilisable sur terre depuis que tout les autres semblent en avoir (et pas le don d'anticipation, sauf si c'est une version ou il peut le contrôler à volonté et changer le futur de ses visions)

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Sorrow MessagePosté le: Mar 27 Fév 2018 18:49   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kankrelat]


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Spoiler


Chapitre 8
Les griffes de l'ombre


Pour une fois, Odd se remettait bien de sa dévirtualisation. Lorsque les ombres l’avaient attrapé, il avait sérieusement craint les conséquences, mais finalement, il avait suffi d’une ou deux minutes à l’agonie dans le scanner avant d’être de nouveau en possession de ses moyens. Il se releva, intimidé par le silence de cathédrale de l’usine, et sortit du caisson maléfique. Juste au cas où celui-ci déciderait de se refermer de nouveau sur lui.
Ensuite, ce fut l’attente. Il faillit descendre vérifier les écrans pour voir où en était Clara, mais la crainte d’une entrée en trombe de Jérémie le retint. Le petit génie apprécierait encore moins son intrusion s’il le trouvait à faire joujou devant ses moniteurs sacrés. Et qui plus est, Odd ne savait pas s’en servir, et pouvait très bien faire une erreur majeure.
Donc il attendit, vacillant sur ses petites jambes fragiles, que sa camarade revienne de Xanadu. Avec, quelque part, l’angoisse qu’elle ne revienne jamais et qu’il se retrouve tout seul. Il commençait à comprendre ce que Jérémie avait pu ressentir en ne voyant pas son père revenir. Pour un peu, il aurait pu se mettre à la place de l’autre blondinet. Est-ce que la solitude pouvait à ce point affecter les gens ? Est-ce que c’était dans cette expérience qu’il fallait chercher les raisons de Jérémie ? Probablement que oui. Malgré tout ce qu’il avait subi, Odd trouvait encore le moyen de compatir.
Il sursauta quand la porte du scanner face à lui s’ouvrit brusquement, libérant davantage de fumée qu’une nuée ardente, et plissa les yeux pour essayer de discerner la forme à l’intérieur. La vue des cheveux roux suffit à le rassurer. C’était bien Clara, en boule sur le sol, l’échine malmenée par une toux sèche qui paraissait lui arracher tout dioxygène de la bouche. Passée la surprise, Odd se précipita pour voir comment elle allait. Les mains crispées sur son ventre, elle paraissait sacrément mal en point. Le blondinet repéra du sang, vraisemblablement projeté par sa toux. Sa dévirtualisation avait dû être violente.

— Euh… ça va ? osa-t-il demander, un peu vainement.
Il l’entendit pousser un grognement de douleur, mais sans savoir si c’était une réponse à sa question. Elle ne l’avait peut-être même pas entendu. Une nouvelle quinte de toux la reprit, plus rauque cette fois, et effraya Odd par la même occasion. Est-ce qu’elle allait mourir ? La question traversa son esprit, et il se dépêcha de l’enterrer, de peur qu’elle n’ait l’idée de devenir une réalité. Il n’aurait vraiment pas besoin de ça.
— Clara ? essaya-t-il encore.
Devant cette nouvelle absence de réponse, il se hasarda à poser une main sur son épaule. La réaction fut épidermique. Elle bondit vers le fond du scanner comme s’il l’avait brûlée, avec un cri d’animal effrayé. Désarçonné, il n’osa plus bouger d’un iota, craignant d’empirer les choses. Elle le regardait comme si elle ne le reconnaissait pas, adossée au scanner, ses genoux affaiblis incapables de la faire tenir debout. Elle feula, et il reconnut les cris qui lui échappaient parfois sur Xanadu quand elle bondissait. Cependant, elle se tenait encore le flanc, et il remarqua qu’elle saignait du nez, entre ses mèches rousses désordonnées, et sa cicatrice à découvert.
Comment est-ce qu’elle le voyait pour le regarder avec cet air aussi sauvage ?

Odd laissa échapper un cri de terreur quand elle lui sauta à la gorge. Il aurait juré que ses mains n’étaient pas différentes de ces griffes qu’elle arborait lors des combats. Il croisa son regard, un regard de tueur, et paniqua d’autant plus en sentant le sang du nez de la jeune fille lui couler dessus.
— Stop, Clara ! Arrête ! C’est moi ! Odd ! s’exclama-t-il en essayant de l’empêcher de l’étrangler. Arrête !
Elle s’interrompit, le regard égaré, réalisant lentement où elle était. Qui elle était. Ce qu’elle faisait. Elle fixa Odd couché sous elle, complètement paniqué. Perdue, elle prit encore quelques longues secondes pour vraiment revenir à elle. Odd ne savait pas trop quoi faire. Il avait encore les mains rivées aux poignets de la jeune fille, et celles de la jeune fille étaient encore rivées à sa gorge. La subite proximité le fit virer au rouge. Mal à l’aise également, elle se défit de sa prise et s’écarta maladroitement, ce qui s’apparenta plutôt à rouler sur le côté au vu de son état. Odd s’attendait à ce qu’elle dise quelque chose. Mais ce ne fut que le silence.
— Euh… tout va bien ? demanda-t-il, hésitant.
Il crut la voir trembler. Elle s’était de nouveau prostrée sur le sol, lui tournant le dos. Odd s’assit, les idées encore un peu troubles, et sans savoir quoi dire. Sans savoir non plus si Clara était vraiment elle-même.
— Je suis désolée, murmura celle-ci d’une voix à peine audible. Ça… ça arrive parfois.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? On aurait dit que tu te croyais encore sur Xanadu…
— J’ai jamais bien tenu la dévirtualisation, avoua-t-elle honteusement.
Odd se sentit réellement mal à l’aise quand il crut voir un sanglot l’agiter. C’était à lui de dire quelque chose, là.
— C’est pas grave. Personne ne peut bien tenir ça, tu sais. Tu te sens mieux ?

Elle essaya de se relever, tituba. Odd vint l’aider. Elle évita son regard, honteuse, mais consentit à s’appuyer sur lui. La cicatrice honteuse se trouvait de l’autre côté de son visage, celui qu’il ne voyait pas, et il se surprit à la trouver jolie sous cet angle.
— C’est bon. Je vais m’en sortir, répondit-elle en se dégageant.
Elle s’engagea vers le grand escalier, son acolyte pas trop loin. Clara réfléchissait. Elle savait que la possibilité de la dévirtualisation ratée existait, et elle avait déjà eu des soucis pour se reconnecter au monde réel, mais à ce point ? Elle aurait juré qu’Odd était une ombre, et elle s’était vue dans son avatar au moment de lui sauter dessus. Bizarre. Est-ce que le problème venait de Xanadu lui-même ?
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Odd, alors qu’elle se dirigeait vers le pupitre de commandes. C’est le pupitre de Jérémie…
— Je sais. Mais il faut qu’on efface les traces de notre passage, sinon qu’est-ce que tu crois qu’il va nous faire ? Jérémie ne plaisante pas avec ses affaires, fit Clara, l’air grave.

Elle s’avança jusqu’au clavier et pianota dessus frénétiquement. De dos, Odd eut l’impression de voir Jérémie, et réalisa que Clara avait beaucoup trop de visages pour vraiment être possible à cerner. Ce soir, il l’avait vue tour à tour impitoyable, brisée, monstrueuse, mignonne, et maintenant en as de l’informatique. Il avait l’impression de ne toujours pas savoir de qui il s’agissait.
— Comment tu t’es fait dévirtualiser ? demanda Odd, ne sachant pas trop comment meubler l’espace verbal.
— Je suis tombée sur une ombre plus forte que les autres, qui a dressé une sorte d’arène autour de nous, et on s’est affrontées. Elle m’a battue en me déconcentrant alors que j’étais en train de gagner, répondit Clara, concentrée.
— Oh. Moi je me suis fait avoir par les ombres, comme d’habitude…
— T’en fais pas, je trouve que tu t’en es bien tiré.
Odd s’empourpra une nouvelle fois.
— Merci. Toi aussi tu…
— Je n’étais pas au meilleur de ma forme, fit-elle avec une moue qu’il ne vit pas. Mon avatar avait un peu changé depuis ma dernière dévirtualisation, ça m’a déstabilisée. Et puis ça faisait longtemps que je n’avais plus mis les pieds sur Xanadu.

Le blondinet n’osa pas demander ce qui s’était passé le fameux jour de la dernière dévirtualisation, ni ce qui avait conduit à son départ de la bande. Ou à son éviction, il ne savait pas trop. Quelque chose avait bien dû finir par ne plus coller entre Clara et la bande, mais à quoi est-ce que c’était dû ?
Le bruit du clavier continua à hanter la pièce. Vraiment, on aurait dit que Jérémie était bien là, en chair et en os. D’ailleurs, Odd craignait toujours de le voir débarquer en trombe, furieux qu’on ait profané son sanctuaire.
— Comment ça a commencé, toute cette histoire ? Je veux dire, je comprends comment Jérémie et Yumi se sont fait entraîner là-dedans, mais toi et Ulrich ?
— Jérémie et Yumi avaient besoin de plus de monde. C’était impossible de gérer Xanadu avec seulement deux personnes, dont une qui est trop peureuse pour se virtualiser. Ulrich et moi sommes des pièces rapportées. C’est sans doute pour ça qu’on s’entendait aussi bien.
Odd crut voir passer un léger sourire, du peu qu’il voyait de son visage. Il se demanda ce que ça voulait dire, mais là encore, il n’osa pas creuser.
— En fait, la seule avec qui le courant passait moins, c’était Yumi, poursuivit Clara, d’humeur loquace. Elle était assez jalouse que Jérémie me montre comment se servir du Supercalculateur. Peut-être que depuis il lui a appris quelques trucs à elle aussi, mais à l’époque, ça la faisait enrager. Après, Jérémie en lui-même n’a jamais été d’une compagnie transcendante.
Elle eut un petit rire méprisant qui rappela à Odd celui que pouvait avoir Sissi. Il se souvint qu’elles étaient proches : après tout, c’était bien de Sissi qu’il tenait son début de piste. Subitement, il se sentit un peu refroidi, et n’ajouta rien.

— Bien, j’ai terminé, annonça Clara. Avec un peu de chance, Jérémie sera complètement mystifié. De toute façon, il ne s’imaginerait pas qu’on puisse s’introduire dans l’usine sans son aval. Je pense que tout se passera bien. Malheureusement, on n’est pas beaucoup plus avancés qu’avant. Il faudrait refaire une plongée à l’occasion.
Elle se retourna et commença à marcher vers la sortie, quand la douleur dans son ventre décida de la lancer à nouveau. Elle se plia en deux, inspira un grand coup, et contint de son mieux.
— Arrête de me regarder comme ça, c’est bénin. Les blessures qu’on reçoit sur Xanadu ne subsistent pas dans la réalité, fit-elle plus sèchement.
Odd obéit et lui emboîta le pas à l’extérieur. Il fallait qu’il rentre avant qu’Ulrich ne se rende compte qu’il avait fait le mur…


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Lykke Li – I Follow Rivers (La Vie d'Adèle)

Théo Gauthier et Ulrich Stern avaient beau être rivaux, pour la popularité comme pour les filles (à moins que cela ne soit la même chose ?), ils n'en étaient pas moins de bons potes. Le mot « amis » aurait été trop fort, néanmoins il conversaient avec plaisir quand les deux étaient dans un bon jour, ce qui arrivait environ une à deux fois par semaine. Lors des entraînements en fait. Et plus particulièrement à la fin de ceux-ci... En dehors, en période de cours, ils s'évitaient un peu bien que ce soit compliqué en étant dans la même petit bahut. C'était pas toujours volontaire, juste pas les mêmes groupes de potes, pas d'intérêts convergents en dehors du sport,... Il y avait toujours eu un relent de jalousie qui avait rongé tout excellent lien potentiel, ils en étaient donc restés au stade du « on est potes pour les Hawks. » Théo-Ulrich, une entente ambigüe donc mais néanmoins présente.

Avec Caroline, Bastien et Thomas, ils pesaient lourd dans le game. Jim était ravi de leurs derniers résultats mais l'éducateur était gourmand, il voulait toujours plus. La clé des grands sportifs réside dans la persévérance. « Viser plus haut, en toutes circonstances » étant le crédo de vie de Moralès, il était compliqué de satisfaire ses exigences même s'il était plutôt fier de ses poulains en temps normal. Il avait néanmoins une nette préférence pour Ulrich, ce que tout le monde avait remarqué au sein de l'équipe et ce qui pouvait être source de tensions multiples. Un professeur ne devrait jamais avoir de chouchou, du moins de manière explicite. Car c'est lui qui avait divisé les deux ados qui, de base, s'entendaient vraiment bien. Lors de la saison précédente, après une défaite plutôt amère, Jim avait fini par prononcer cette fameuse parole mal placée devant toute l'équipe (exception faite d'Ulrich justement qui avait chopé une sale grippe pour l'occasion). A partir de là, les choses avaient changé, au grand désarroi de l'harmonie des Hawks.

— C'est con Théo... Tu pourrais briller, t'as du talent à mort, tu sais plein de choses sur le terrain mais tu bosses pas assez.
— Mais je passe ma vie à m'entraîner M'sieur ! Je fais même plus d'heures qu'Ulrich, je pourrais être capitaine si vous me laissiez ma chance pour une fois, lui il est d'accord en plus !
— Ah oui ? Ça m'étonnerait... Stern a la tête sur les épaules, contrairement à toi. Tu n'arriveras à rien si tu te compares en permanence à lui. Et tu sais pourquoi ? C'est tout simple, tu n'auras jamais son niveau. Même en bossant dur. Moi vivant... tu ne deviendras pas capitaine mon petit, t'es bien à ton poste.


Aujourd'hui, cela faisait 123 jours que le petit speech de Jim avait été prononcé. Mais Théo s'en souvenait comme si c'était hier. En croisant le regard d'Ulrich à la fin de l'entraînement, il essaya très fort de ne pas le détester. Et puis, le naturel – ou plutôt le superficiel – reprit le dessus. Il sourit à Stern, et desserra la mâchoire pour lui adresser quelques mots.

— C'était costaud aujourd'hui, râla Théo. Je suis mort gros... mais je vais quand même aller courir un peu dans le parc. Si t'es chaud dis-le moi, on fera des parcours différents mais on peut se croiser à un point donné pour mesurer notre cadence !
— Pas cette fois, rétorqua Ulrich. Tout ce que je rêve en ce moment, c'est d'une bonne douche et dodo. C'était pas ma journée...
— Ok comme tu préfères... Tu sais pas la dernière ? Devine ce que Sissi a sorti quand Christophe l'a invitée au ciné !
— Aucune idée, commenta sobrement le capitaine en rangeant sa gourde dans son sac de sport. J'ai pas eu vent de cette histoire.
— Tiens-toi bien. La reine de la répartie lui a sorti cash : « J'aime les hommes comme le lait : blanc, riche et avec 2% de matière grasse. »
— Rude.
— D'ailleurs, en parlant de Delmas, autant te prévenir, tu savais que Sissi s'apprête à sortir un article sur ta relation avec Crohin dans les Echos ?
— Qu'elle le fasse, affirma Stern en crachant par terre comme tous ces joueurs qu'il regardait à la télévision, j'ai aucun souci avec ça.
— Odd a les couilles pleines à cause de la psychologuezone et toi t'arrives encore à lui voler sa meuf... Excuse-moi de te le dire mais t'es quand même un beau connard Stern.
— Eh, ils n'étaient pas en couple d'abord ! Ils ont toujours été amis, rien que ça. Ni plus ni moins. Et puis, on fait encore ce qu'on veut. C'est pas Sissi ni Odd qui vont nous dicter notre ligne de conduite... toi non plus d'ailleurs. Allez, à samedi !

Après une tape qui se voulait amicale, Stern laissa Théo en plan, seul avec sa misérable tentative de déstabilisation. Une humiliation publique ne change pas les gens. Jamais. Au contraire, ça les pousse à révéler leur vraie nature. Et dans le cas du second de l’équipe, c’était pas joli-joli…
Chassant Théo de son esprit, Ulrich tourna à l'angle du bâtiment et, après avoir vérifié que personne ne se trouvait dans les parages, une accélération subite l'emmena au sommet de quelques rangées d'escaliers de l'internat, pile à l'étage des garçons. Même s'il avait croisé quelqu'un en chemin, il avait été bien trop vite pour que la personne puisse se rendre compte qu'il se passait quelque chose d'anormal.

Au moment de franchir la porte coupe-feu pour accéder aux chambres, il sentit sa gorge se contracter. Une brûlure intense lui vrilla le crâne, un spasme parcourut son bas-ventre et il eut l'impression que quelqu'un lui enfonçait une longue épine dans le tympan droit. Des taches noires se mirent à danser devant ses yeux et il crut voir l'espace d'un instant le contour d'une ombre aux griffes acérées. Il suffoqua, toussa et... tout s'estompa. Le regard dirigé vers le sol, il comprit qu'il était tombé et à la place de l'ombre se tenaient deux bottes bariolées aux lacets interminables qu'il identifia instantanément.
— Jeanne ? murmura-t-il, affaibli par la secousse.

Elle s'agenouilla à sa hauteur et lui caressa la joue. Le contact l'électrifia et toute la douleur sembla absorbée par les doigts de sa muse. Tout à coup, il se sentit ridicule, là, collé au parquet. Il se releva et la première chose qu'il vit à nouveau fut l'éclat émeraude des yeux de Jeanne. Sans réfléchir, il l'embrassa. Leurs lèvres se mêlèrent quelques instants, jouissance brève mais intense, avant que Jeanne ne passe sa main derrière la nuque d'Ulrich, un air soucieux sur ses traits pourtant toujours apaisés.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? T'as de l'asthme ? Un malaise vagal ? Une crise de tita...
— Jeanne.
— Tu t'entraînes trop, reprocha Crohin. Tu passes ton temps à courir, encore et encore. Tu vas finir à 40 ans en chaise roulante si tu continues !
La mine d'Ulrich changea du tout au tout. Et si... elle avait raison ? Si cette crise... Pour la première fois, il se dit qu'il abusait peut-être de son pouvoir. En l'utilisant aussi souvent, il mettait sans doute sa santé en péril. Mais il n'y avait pas que ça, non. Il avait vu la fumée, il avait vu les griffes. Il fallait aller à l'usine. Au plus vite.

— Sissi va sortir un article sur nous.
Il ne savait pas pourquoi il avait dit cela. Il fallait qu'elle sache. Mais surtout, il avait besoin d'un prétexte pour se barrer. Et ça, ce n'était pas un très bon moyen pour se rendre au labo au plus vite.
— Boarf, qu'est-ce que ça change ?
La réaction de Jeanne le déstabilisa. Il s'attendait à tout… Sauf à ça. Il lui faudrait encore un peu de temps pour s’adapter à l’épatante simplicité de sa nouvelle copine. Simplicité qui était, il faut le dire, inversement proportionnelle à celle de la plupart des filles.
— Mais tu voulais tellement qu’entre nous ça reste secret, par rapport à Odd, à...
— Il n'y avait que cette raison-là, rétorqua la belle brune. Les autres, je m'en fiche. Et en ce qui concerne ton colloc, la question est réglée. Je lui ai dit hier soir... et il l'a très bien pris.
— Parfait. Tu m'excuseras alors mais... je dois y aller.

Jeanne sembla déconcertée. Mais Ulrich prit les devants. Il lui déposa un rapide baiser sur le front et descendit les marches. A allure normale, cette fois.


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Le look, c'est la façon dont on se présente au monde.

Première ligne.
Le journal intime se remplissait peu à peu. Oui, c'était un peu niais. Oui, c'était carrément cliché. Mais Elisabeth Delmas aimait raconter à un interlocuteur imaginaire ses petits tracas du quotidien. Le jeudi soir tragique où elle s'était cassé un ongle, pourtant manucuré à la perfection. Le vendredi matin pourri où elle s'était vautrée en cours de gym, ce qui avait provoqué des éclats de rire tonitruants chez ses congénères. Le temps de midi où elle avait posé un énième râteau à cet abruti de Thomas. De manière très théâtrale, elle faisait de grands gestes pour rédiger n'importe quel petit mot, comme si elle se sentait observée par des paparazzis imaginaires. Ses lettres étaient parfaitement rondes, rédigées avec grand soin comme dans les cahiers d'écriture pour petits écoliers. Attelée à sa tâche, elle aimait écouter les tubes de Britney Spears en chantonnant et sifflotant aux endroits adéquats.
Une nouvelle fois, c'était cliché, mais bel et bien réel.

Tout se déroulait au mieux lors de cette rédaction de matinée où elle s'était une nouvelle fois agréablement sentie à l'aise avec la matière abordée en classe. Finalement, les efforts avaient payé. Ses notes avaient carrément remonté lors du dernier relevé de points et elle en était vraiment fière. Bien sûr, elle ne faisait pas partie de l'élite. Elle n'en ferait jamais partie d'ailleurs. Sissi appartenait plutôt à cette catégorie de personnes malchanceuses qui n'étaient pas forcément dotées de grandes capacités à la base. Du coup, si elle voulait réussir, elle devait bosser plus dur que tous ceux pourvus de ces extraordinaires « facilités ». Avant, elle s'en foutait de l'école. Aujourd'hui, elle s'en foutait toujours un peu. Mais c'était néanmoins bon de se voir progresser. Surtout qu'elle avait un objectif, un cap bien précis dont elle ne pouvait se défaire. Si Elisabeth Delmas s'était tout d'un coup attelée à la tâche scolaire, réalisant avec application ses préparations et prenant même de l'avance sur la matière grâce aux cours des anciens, c'était pour une raison simple : son père avait finalement trouvé la bonne carotte. Il lui avait fait le serment de l'autoriser à quitter Kadic, si sa moyenne s'approchait de l'excellence.

C'est le moment où tout le monde se demande : « Pourquoi quitter le fameux collège-lycée Kadic, réputé à Sceaux et partout ailleurs ? Surtout quand on détient autant de privilèges que Sissi Delmas ! » Eh bien, la réponse était tristement simple. Elisabeth en avait assez de cette vie de petite diva pour les uns, fille à papa pour les autres. La jolie brune souhaitait juste... quitter le nid Delmas si oppressant, recommencer à zéro, prendre un nouveau départ, appelez cela comme vous le souhaiterez. Elle n'attendait qu'une chose : arriver dans un bahut où personne n'aurait d'a priori sur elle. Sans que tout le monde ne la catégorise immédiatement, juste à l'évocation de son nom de famille.

— Sissi ?
La voix provenait du couloir, elle fut accompagnée de deux coups plutôt costauds apposés sur sa porte. Instinctivement, elle referma d'un geste rapide son journal intime et le planqua sous l'oreiller. Cachette minable, mais cela suffirait pour le moment. Son visiteur – ou plutôt sa visiteuse vu la voix – ne retournerait de toute façon pas ses affaires devant ses yeux. Elisabeth, de son pas à la fois félin et étrangement aérien, alla ouvrir, dévoilant son plus beau sourire à une camarade de classe qu'elle avait appris à apprécier avec le temps, Yumi Ishiyama.

— Hey, ça fait longtemps ! s'exclama Delmas, t'étais pas mal absente ces derniers temps.... et tu m'as manqué en maths !
— J'ai dû sécher, sourit Yumi en adressant un clin d'œil complice à la fille du proviseur qui ne se permettait jamais ce genre de petit plaisir, et ça fait un bien fou !
— Toujours tes problèmes de santé ?
— On va dire ça... Dis, ça te dérange si on discute un peu avant que je ne rentre chez mes vieux ? Il y a un truc dont j'aimerais bien te parler...
— Pas de souci, affirma Sissi en s'écartant pour laisser passer son invitée, entre ! Fais comme chez toi !

Les deux filles auraient pu ne pas s'entendre... Après tout, elles étaient différentes sur, à peu près, tous les plans du quotidien. Mais dans sa quête incessante de la réussite, Sissi avait eu des difficultés dans certaines branches. Yumi, qui travaillait souvent en bibli, n'avait pas rechigné pour l'aider la première fois que Delmas avait osé (cela n'avait pas été facile) demander des explications complémentaires. Même si la japonaise l'intimidait de prime abord, par ses performances sportives et son look particulier, Elisabeth avait finalement brisé la glace à l'occasion d'un travail à effectuer sur la composition des cellules, sujet basique en biologie. Depuis, les deux compères s'étaient entraidées, sans la moindre rivalité dans les points. L'important restait qu'elles puissent réussir toutes les deux... Bon duo, Elisabeth filait les notes de cours lors des absences répétées de la japonaise et Yumi la remerciait en lui expliquant ce qu'elle comprenait de la matière. C'était un accord tacite qui fonctionnait vraiment bien.

— J'ai pris tes feuilles en géo, commença la fille du proviseur en farfouillant dans ses fardes, le prof nous a demandés de...
— Je ne suis pas venue pour ça, assura Yumi en lui déposant une tape amicale sur l'épaule. Assieds-toi, il faut qu'on parle... sérieusement.
— Ne me dis pas que t'es enceinte, s'horrifia Sissi.
— Ne te fais pas des films, s'esclaffa la jap' en levant les yeux au ciel dès que le rire fut interrompu. Avec qui de toute façon ? Le saint esprit ? Soyons sérieux. Le sujet de la conversation est un peu plus grave que tout cela. Hum... tu te souviens de Clara ?
— Bien sûr ! s'indigna Sissi, c'était quand même ma meilleure amie en sixième je te signale !
— Mh... les amis, ça part, ça vient. Dis-moi, c'est très important, est-ce que tu l'as revue depuis son départ ?
— Pas du tout.
— T'as des contacts avec elle ?
— Non plus.
— T'as encore son numéro ?
— Mais merde Yumi, c'est quoi toutes ces questions ?! s'énerva la diva, j'en ai plus rien à battre de cette fille ! Tu devrais le savoir mieux que personne d'ailleurs...
— Sissi, je sais que t'as renseigné Odd.

Un silence glacial s'installa. L'atmosphère ne semblait subitement plus aussi détendue qu'auparavant. Un ange passa. Au propre, comme au figuré, si l'on considère que les anges peuvent aussi être les enfants des ténèbres...

— Je ne comprends pas, s'entêta Yumi. Tu sais que cette fille est instable. Pourquoi t'as été lui donner son adresse ? C'est totalement inconscient de faire ça ! Et puis, depuis quand t'aides Odd d'abord ? Tu passes ton temps à te foutre de lui en SVT.
— Il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. On a fait un deal, j'ai rempli ma part du contrat. C'est comme toi avec les cours... On peut me reprocher beaucoup de choses mais, s'il y a bien un point qu'il est impossible de contester, c'est que je suis honnête en affaires. Garce en négociations mais droite au possible quand j'ai donné mon aval. Après, je ne suis pas totalement idiote... Je sais très bien qu'Odd, c'est le genre de mec à demander une pizza végétarienne avec supplément jambon. Il ne sait pas ce qu'il veut, au fond de lui. Il sauterait du toit un jour que cela ne me surprendrait même pas.
— J'espère pour toi que cela n'arrivera pas...
— Tu sais quoi Yumi ? Je me suis trompée à ton sujet. L'amitié est une activité funeste pour le cerveau. Ton groupe de potes te rend conne, tu devrais passer plus de temps à venir en classe au lieu de traîner avec eux. T'as déjà pris le temps de bien regarder leurs gueules ? Jérémie est un putain d'autiste, il porte encore des slips kangourou et bave en mangeant. Il pue la transpi à cinq mètres à la ronde. Il ne semble pas connaître le shampoing, ni le dentifrice d'ailleurs. Je suis certaine que son père n'a pas disparu, il s'est juste barré bien loin en voyant le cas désespéré que devenait son fils. A sa place... je serais partie moi aussi.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Le lisseur de Delmas fracassa la fenêtre, passant en une fraction de seconde du bureau vers le verre... brisé. Le tiroir à maquillage se renversa à grand bruit sur le sol tandis que les flacons de parfum commençaient déjà à se briser un par un dans le petit lavabo.
— Qu'est-ce qui se passe ?! glapit Sissi.
Son "amie" l'attrapa au cou, l'empêchant d'une prise habile de se redresser du lit. Yumi immobilisa sa proie, tout contre l'oreiller, et commença à lui susurrer à l'oreille une flopée de mots presque inaudibles. Sissi sentit sa gorge se rétracter, un frisson emplit sa poitrine, il faisait si froid tout à coup. Si froid, si noir... Les rideaux sont-ils tirés ? Sissi entendit un rire, entraperçut une fumée sombre... Que se passait-il ?! Elle tenta de se dégager mais...

— Yumi !!
La japonaise sauta du matelas et projeta Sissi contre la penderie. Rouge écarlate. Chaleur. Onde de choc. A l'endroit où elles se trouvaient toutes les deux une seconde plus tôt, une boule de feu semblait avoir pris forme, les dévorant d'un regard malsain au possible. Prunelles violettes, contours flous et odeur de souffre, ça ne pouvait être que...
— Les ombres, putain faut que je prévienne les autres.
L'instant d'après, l'apparition avait totalement disparu. La japonaise se pencha vers Delmas... elle semblait assommée.
— Tant pis, je peux me permettre de la laisser ici. Ils se fichent d'elle. C'est moi qu'ils veulent. Moi... et Jérémie.

Yumi dégaina son portable et sortit de la chambre, sans un regard en arrière, pendant que Sissi se relevait déjà sans la moindre difficulté. Cette fois, c'était clair.
Cette petite connasse devait appartenir à l'ordre des sorcières du Japon… ou une connerie du genre.


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Cela faisait presque longtemps que le groupe n’avait pas eu à gérer de débordement de Xanadu. Pourtant, Ulrich et Yumi foncèrent vers le scanner comme si c’était naturel. Enfin, Ulrich, qui avait attendu les autres jusque-là, fut littéralement dans le scanner en un clin d’œil. Cela prit un peu plus de temps à Yumi, et ne parlons même pas d’Odd dont la forme physique était discutable ces temps-ci. Il sentit ses poumons le brûler à peine la première volée de marches franchies, mais il s’accrocha, déterminé à continuer, parce que le monde en dépendait vraiment cette fois. Il ne s’agissait pas du combat dérisoire de Jérémie pour sauver son père : il s’agissait de protéger la Terre des ombres de Xanadu.
Mais le destin en décida autrement. La vue d’Odd se brouilla au milieu du second escalier, et il s’écroula à quatre pattes, ses jambes se dérobant sous lui. Il ne comprit pas ce qui lui arrivait. Les marches froides traçaient de si jolies lignes parallèles devant ses yeux. Bientôt, il ne vit plus qu’elles. Ses paupières papillonnaient, et c’était au tour de ses oreilles de le lâcher. Il n’entendit pas la voix de Jérémie lui demandant ce qui se passait. Il termina juste de s’effondrer sur l’escalier, et tout devint noir.

Kenji Ito/Masaharu Iwata/Takayuki Aihara - Singing Voice of Light (Children of Mana)

La lumière l’éblouit. Un grand magma bleu clair, rayonnant, compacté en une boule où arrivaient des dizaines de câbles noirs. Un soleil enchaîné. L’image était nette, parfaite, si réelle, qu’Odd ne put que se sentir émerveillé devant tant de majesté. Il avait la sensation de se trouver devant un sanctuaire inviolable et inviolé, où personne avant lui n’avait pu se rendre. Le cœur battant de Xanadu. Le Noyau.
Il vit les ombres graviter autour, comme des comètes incapables de s’arracher à l’attraction d’une étoile. Il les vit nouer et dénouer des anneaux autour de l’éblouissant orbe. Il avait toujours eu la sensation que Xanadu était un monde mort… qu’est-ce qu’il s’était trompé. Comment pouvait-on avoir tort à ce point ? Xanadu n’était pas mort. Xanadu n’était pas ce malade en phase terminale qu’il fallait achever. Xanadu débordait de vie.
Ce ne fut que dans un second temps que vint la peur. Une fois le constat fait, Odd réalisa alors ce que cela impliquait. Cette chose qu’il pensait morte au cœur du Supercalculateur... elle était vivante. Elle était prête à tous les dévorer.
Odd, ou du moins cette présence immatérielle qu’il incarnait, tourna la tête autour de lui pour voir ce qui se passait alentour. Car l’astre bleu n’occupait pas tout l’espace du Noyau. A vrai dire, il y avait des sortes de plateformes qui gravitaient autour, comme des morceaux de sol arraché qui planaient dans la semi-pénombre, incapable de trop s’approcher de la grandeur infinie de la véritable essence de Xanadu. Odd se trouvait sur l’une d’elles, les pieds dans une herbe silencieuse, mais y en avait une multitude d’autres : celle-ci laissait couler un joli ruisseau, vers le néant, celle-là était toute enneigée, et là-bas encore il en était une qui lui rappelait les landes qu’il avait arpentées aux côtés de Clara.
Et là, un morceau de la mangrove, avec les racines d’un arbre géant qui pendaient dans le vide. Debout au pied de l’arbre, il y avait quelqu’un. Une silhouette, blonde, qui tendait la main vers le Noyau.
Puis la salle se mit à trembler.


— Odd ! s’écria Jérémie pour la troisième fois en secouant maladroitement l’adolescent évanoui. Odd !
Les paupières du blondinet se soulevèrent lourdement. Sa vue, encore floutée, mit quelques secondes à s’ajuster et à lui montrer le visage soucieux de Jérémie.
— Qu’est-ce que tu fiches ? Tu es dans les pommes depuis dix minutes ! Tu es sûr que tout va bien ?
— Je… j’ai eu une absence. C’était tellement bizarre…
Odd se rassit, une main sur le front. Il lui fallut quelques secondes encore pour remettre définitivement tout ce qu’il avait vu en place, avant de s’exclamer :
— J’ai vu le Noyau, Jérémie ! Comme si j’y étais ! Comme mes flashs sur Xanadu !
Il avait du mal à réaliser que ses pouvoirs s’étaient vraiment manifestés sur Terre. Bien sûr, il avait déjà vu Ulrich ou Yumi à l’œuvre, mais il n’aurait jamais cru que lui-même verrait ses aptitudes déborder du virtuel. Il eut peur, encore une fois, de l’emprise grandissante de Xanadu sur lui. Au moment où il s’était enfin résolu à tout arrêter, il découvrait que le monde virtuel l’avait changé au point de le rendre surhumain. Ou peut-être inhumain.
Jérémie le considéra, peut-être pour la première fois, avec un regard intéressé.
— Raconte-moi ce que tu as vu.
Odd allait parler, quand on entendit Yumi jurer depuis le moniteur des communications de Jérémie. La salle trembla subitement, de la poussière chuta du plafond.
— Merde. Bon, écoute, faudrait que tu ailles les aider sur Xanadu, ils ont l’air d’avoir du mal, et on doit absolument stabiliser le monde virtuel. Tu me diras tout après, d’accord ? Tâche de t’en souvenir, c’est important. Tu détiens peut-être la clé de la fin de tout ça.
Son acolyte hocha la tête et s’apprêta à se relever. Hélas, une nouvelle secousse le fit tituber, et sa vue en profita pour redevenir trouble. Encore ?!

Il vit une silhouette blonde, de dos, dans une tour, des câbles fichés à même sa chair. Une douce lumière bleue baignait la salle, si similaire à celle du Noyau, et Odd ressentit la même paix. Une seconde passa, puis les câbles eurent un spasme. La personne qui y était attachée tomba à genoux, la tête entre les mains, et les ombres se mirent à suinter des jonctions entre elle et ses étranges entraves. Puis elles gouttèrent. Puis elles coulèrent. Puis elles se déversèrent dans un fracas torrentiel partout dans la tour, jusqu’à obscurcir la vue d’Odd. Il emporta en guise de dernière sensation un cri de souffrance, et l’éclat de deux yeux bleus.

Cette fois, Odd n’était pas tombé par terre. Il inspira comme s’il venait d’émerger de l’eau, tituba à nouveau, manqua de choir dans les marches. Jérémie, qui avait commencé à redescendre, se retourna pour voir ce qui se passait. Blême, le jeune garçon se contenta de hocher la tête et de gravir le dernier escalier vers les scanners. Il ne comprenait pas bien ce qu’il venait de voir.
Mais pour l’heure, il y avait d’autres priorités.
_________________
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Dernière édition par Sorrow le Lun 08 Oct 2018 12:17; édité 1 fois
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WR104 MessagePosté le: Jeu 01 Mar 2018 20:12   Sujet du message: Répondre en citant  
[Frelion]


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Bonsoir,

Tout d'abord j'aimerais dire merci à l'auteur de cette fic pour sa qualité et son originalité.

Au début, j'avais du mal à situer l'œuvre dans l'univers Garage Kids et puis au fils des chapitres tout s'arrangea. Mieux, une meilleure appréciation de l'œuvre se développa. J'en viens presque à regretter sa fin future…

Ce que j'aime beaucoup dans cette fic c'est son style d'écriture et le traitement des personnages. Je trouve de mon point de vue, que l'on se laisse facilement absorber par l'histoire traitant du monde réel. Mais un peu moins en ce qui concerne Xanadu… En même temps, je trouve qu'il est moins présent par rapport aux autres éléments ? Mais c'est peut-être qu'une impression ?

Enfin les pouvoirs d'Odd apparaissent Very Happy . J'espère que tu nous réserve une bonne surprise avec leurs capacités, mais je pense qu'Odd va avoir du mal à les interpréter. En tout cas pour le moment, Jérémie semble enfin remarquer qu'Odd a du potentiel à faire valoir.

Autre chose, on a eu des passages (voire des chapitres) axés sur chaque personnages principaux. Mais j'ai pas le souvenir du passage de Yumi ? Est-ce moi qui l'ai oublié, Sad ou arrivera-t-il dans une future publication ?

Pour revenir sur le dernier chapitre, Yumi était au courant de la visite Odd/Sissi et affirme presque le retour de Clara ? À mon avis Jérémie va apprendre par je ne sais quel moyen qu'Odd est passé à l'usine. J'espère là encore lire une bonne explication du comment du pourquoi la bande à Belpois arrive à espionner tout le monde.

Hâte de lire la suite.

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Icer MessagePosté le: Mar 20 Mar 2018 13:43   Sujet du message: Répondre en citant  
Admnistr'Icer


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Eh bien, ça faisait longtemps que je n'étais pas passé par ici ! Voilà qui a dû te causer beaucoup de... chagrin, Sorrow Razz
De fait, j'ai eu de quoi lire.

Citation:
« Je te jure Jeanne, au lit, je suis comme Pikachu : plein d’énergie en permanence et prêt à t’attaquer avec ma queue de fer ! »


La réplique kitch habituelle, même si au Pôle, on est habitué à se foutre de la gueule de Pikamaniaque avec des images du genre. Et depuis longtemps.

Citation:
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua sèchement Belpois en la toisant de manière particulièrement efficace. Ton « lui » n'a pas d'antécédent donc je ne peux décemment pas savoir à quel sujet il se rapporte.


Non mais ptdr, je suis fan !

Citation:
Il avait dégainé son sabre, dont la lame n’était rien de plus qu’un assemblage bleuté de code binaire


D'ailleurs en passant, j'ai toujours trouvé ce concept beaucoup plus stylé que ses sabres de CL, même si évidemment, compte-tenu du changement de décor, ça aurait sûrement rendu un peu plus étrangement sur Lyoko.

Plus généralement sur Xanadu - et ce que j'écris est bien sûr valable pour l'ensemble des chapitres que j'ai lu - on sent que tu es parfaitement à ton aise dans la description de l'endroit. L'immersion que tu provoques est réelle, un paradoxe appréciable puisque l'on parle d'un monde virtuel n'est ce pas ?


Citation:
Ludwig, en parfait iceberg qu’il était


Je le sens bien ce personnage, je ne sais pas pourquoi mais... Mr. Green
Le chapitre 5 a, en tout cas, particulièrement retenu mon attention. Exit Michel, place à la version allemande, forcément plus performante que la française. Ludwig donc, dans le rôle de Hopper. C'est plutôt bien pensé ceci dit, parce que du peu qu'on sait de GK, c'est vrai que Jérémie a l'air plutôt de bien connaître le bébé donc que son père en soi à l'origine est une possibilité. Mais, Allemagne oblige, Ludwig perd la guerre et se retrouve prisonnier de Xanadu. Voilà qui fourni donc les premiers éléments de réponse au « Mais au fait, qu'est-ce qu'on en a à foutre d'explorer Xanadu ? ».

Les motivations d'Ulrich, exposées dans le chapitre suivant, ne m'ont guère surprises. Le « destin » de Clara également, était à prévoir, mais ça n'en reste pas moins passionnant à lire. Le groupe des Kids n'a rien à voir question ambiance avec celui des LG et je trouve ça plutôt fascinant. C'est sûrement le point le plus intéressant de la fanfic, au-delà de la quête de Ludwig, qui par ailleurs ne progresse que lentement. La façon dont Odd se retrouve dans ce merdier, qui était difficile à concevoir quand on voyait son attitude au début du récit, est également parfaitement menée, à mille lieues de la façon grossière dont Yumi se rajoute dans la Genèse de Code Lyoko.
Davantage surpris que Clara décide subitement de revenir à l'Usine ceci dit. Bien sûr, on misera sur le fait que la venue d'Odd ait changé son point de vue. Mais quand même.


Citation:
Odd imagina un grand vortex noir s’élançant à l’assaut d’un ciel d’orage.


Hé, bien joué...

Citation:
« Jeanne, au secours. »


Ok, là tu as gagné mon respect éternel.

Sur ces doux mots, je ne peux que te souhaiter de finir ton récit, d'un très haut niveau, et qui par son originalité viendra, j'en suis sûr, compléter avec efficacité la liste des meilleurs textes de notre communauté ! Wink

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« Les incertitudes, je veux en faire des Icertitudes... »

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Sorrow MessagePosté le: Lun 02 Avr 2018 13:49   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kankrelat]


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Spoiler


Chapitre 9
Les limbes d'une amitié


Yumi et Ulrich n’eurent qu’à cligner des yeux pour se retrouver dans Xanadu. Tout autour d’eux, le ciel était noir, et le sol couvert de cendres. La lune était levée, ce qui les étonna : ils ne s’habitueraient jamais à ce cycle jour-nuit anarchique de Xanadu. A moins que l’astre céleste ne diffère en fonction de la zone, ce qui était largement possible.
Ils ne s’aventuraient que peu dans cette région de Xanadu, et pour cause, elle était assez peu hospitalière, et manquait de tours. Jérémie doutait fortement de retrouver son père dans cette zone, alors ils avaient fouillé un peu, mais sans plus.
Comme dit précédemment, le sol était couvert de cendres. Le relief, assez inégal, ne facilitait pas le déplacement, et un sommet volcanique se dressait vers le ciel, ses flancs veinés de rouge. Bien entendu, que serait un volcan sans ses coulées de lave ? On pouvait cependant saluer le réalisme scientifique de la programmation de Ludwig : les coulées de lave restaient un danger mineur tant qu’on ne s’en approchait pas. Au vu de leur vitesse réduite, il était impossible de les prendre en pleine figure.
La noirceur des environs n’était pas simplement due à la nuit. Les ombres de Xanadu, célèbres pour leur assiduité, rôdaient derrière chaque pierre, et fusaient à travers le ciel sans prendre garde à eux. Yumi désigna la tour visible sur un aplomb rocheux, vers le sommet du volcan. Les spectres s’étaient regroupés autour, formant un bouclier de protection des plus jaloux. On pouvait néanmoins en voir certains être siphonnés vers l’édifice, pour ne plus reparaître par la suite. Les voyageurs virtuels savaient où ils étaient envoyés : vers la Terre. Et c’était bien pour ça qu’ils étaient là.

— Jérémie, où est Odd ? interrogea Ulrich, qui s’attendait tout de même à ce qu’ils soient trois sur Xanadu, tout commentaire sur l’efficacité du blondinet mis à part.
— Je crois qu’il vient de s’évanouir dans les escaliers. Débrouillez-vous, je vais voir comment il va, répondit Jérémie, toujours aussi calme.
Ils l’entendirent quitter son poste. Yumi haussa les épaules :
— Eh bien on est tous seuls maintenant.
— T’as peur ? se moqua Ulrich.
— Tu veux rire ! C’est plus drôle comme ça.
Et sur ces bonnes paroles, elle commença à courir vers leur objectif, ses éventails en main. Ulrich fut à son niveau en un rien de temps. Il dégaina son sabre, mais ce dernier n’était pas encore chargé : il n’eut en main qu’une poignée sans lame. Cette dernière se déploierait après un certain temps sur Xanadu, mais en attendant, il devrait faire sans. Face à ce petit « défaut de conception », Ulrich s’amusait à dire qu’il fallait bien une faiblesse à son avatar.

Ce fut peut-être leur mise en mouvement qui alerta les volutes de fumée occupées à les survoler. En tout cas, Yumi les avait à l’œil, et perçut très vite le changement d’attitude. Alors elle fit voler son éventail qui trancha sèchement dans le tas. Difficile, dans la pénombre, de voir combien elle en avait eu, mais l’arme continua à décrire des boucles interminables, volant au-dessus du duo comme une étrange soucoupe volante. Ulrich avait déjà vu sa camarade user et abuser de sa télékinésie, et ne s’en étonnait même plus. Il fallait reconnaître qu’elle était terriblement efficace, là où lui était condamné à attendre le bon vouloir de son arme.
— Alors Flash, tu as une idée de par où on doit passer ? demanda-t-elle, constatant le terrain abrupt et assez peu hospitalier vers lequel ils se dirigeaient.
— Je pourrais arriver à monter la falaise à la verticale, mais mieux vaut qu’on reste groupés. Passons par la droite, suggéra Ulrich.
Ils obliquèrent en conséquence. Alors qu’ils abordaient un sentier, un rugissement fit trembler la montagne, et quelque chose les survola. Quelque chose de gros, dont les ailes déclenchaient des courants d’air considérables. Yumi poussa un juron sonore, et la chose choisit de se poser devant eux, gueule grande ouverte. Le sol trembla. Cette secousse avait moyen de s’être propagée jusque sur Terre…
C’était un dragon fait d’ombres, qui les considérait avec des yeux jaunâtres peu sympathiques.

Comme à son habitude, Yumi opta pour le lancer d’éventail en guise de réaction privilégiée. Ulrich resta en retrait, frustré de ne pas voir la lame de son arme se déployer. Il avait l’impression que ce temps de charge n’était pas toujours le même, mais sans bien cerner les facteurs qui jouaient là-dessus.
— C’est bon, Odd s’est réveillé, je vous l’envoie, annonça Jérémie. Il se passe quoi de votre côté ?
— Xanadu fait dans l’originalité, on affronte un dragon ! répondit Yumi avec une dose de sarcasme aisément perceptible qui fit pouffer l’opérateur.
— Jérémie, où en est la charge de mon sabre ? interrogea Ulrich, qui ne perdait pas le Nord.
— 60%.
Ce n’était pas ce qu’il aurait voulu entendre. Il se renfrogna, et chargea le dragon. Yumi, concentrée, faisait danser des éventails à travers sa chair, et il commençait à s’énerver. Il arqua le cou en arrière, la japonaise cria un avertissement, et Ulrich bondit sur le côté à l’aide de son pouvoir. Une gerbe de flammes s’écrasa là où il se tenait précédemment. La perspective de revenir roussie dans le scanner n’enchantait pas Yumi, qui recula pour prendre ses distances. La créature sembla de toute façon beaucoup plus absorbée par Ulrich qui courait partout autour d’elle à la façon d’un enfant turbulent.
La japonaise eut un sursaut quand Odd apparut brusquement à côté d’elle. Fraichement arrivé sur Xanadu, le blond prit un tiers de seconde pour réaliser ce qui se passait, regarda le dragon, et aurait certainement pâli si son avatar l’avait permis. Il s’agenouilla à côté de Yumi, la patte bien droite, et décocha une salve de flèches laser.
— Mieux vaut qu’on reste pas groupés, indiqua-t-elle en se décalant. Il crache des boules de feu.
— Ah, génial, grinça-t-il en retour.
Le monstre reporta son attention sur les déplaisants éventails de Yumi, qui continuaient à lui taillader la chair, comme dotés d’une vie propre. Il se cabra, en saisit un dans sa gueule, et le brisa dans une gerbe de pixels. La japonaise fit une drôle de tête, et sa seconde arme revint dans sa main.
— Ulrich, tiens-toi prêt, c’est pour bientôt, avertit Jérémie.
Mais Ulrich n’aurait peut-être pas l’occasion d’entailler le cuir d’ombre du dragon. Ce dernier prit son essor, décidé à gagner les cieux pour se mettre à l’abri. Sa gueule commença à s’illuminer. Quelqu’un cria de se mettre à couvert, et les rochers furent une protection salutaire contre la pluie ardente qui les cibla. La seule bonne nouvelle fut l’apparition de la lame numérique du sabre d’Ulrich.
— Génial, ça va vachement me servir maintenant qu’il vole, marmonna le samouraï.
— Fonce jusqu’à la tour, c’est ça le principal, répliqua Yumi. Tu peux détruire les ombres qui la gardent, on va continuer à distraire le dragon.
Comme pour ponctuer son propos, Odd passa la patte hors de son abri pour tirer quelques fléchettes, mais il n’était pas certain que cela inflige énormément de dégâts à la créature, loin de là.
—Ok. Bonne chance, répondit Ulrich, avant de foncer dans un arc lumineux vers leur objectif.

Son pouvoir était un atout clé dans beaucoup de situations. Pourquoi s’ennuyer à affronter les monstres quand on pouvait courir plus vite qu’eux et arriver à la tour sans se fatiguer ? Certes, c’était une technique moins glorieuse, mais Ulrich avait appris depuis longtemps que ce n’était pas le courage qui intéressait Jérémie. Davantage l’efficacité.
Il fendit les ombres d’un coup de sabre, passa le bouclier de la tour, et se retrouva à l’intérieur.
D’ordinaire, les tours étaient calmes. Souvent perfides dans la façon dont elles organisaient le chemin vers l’interface, et assez promptes à inspirer la peur, mais toujours dans une ambiance étouffante. Là, Ulrich voyait parfaitement les dalles rouges qui flottaient dans le vide et qui conduisaient à ce petit écran virtuel, de la même couleur. Des éclairs traversaient occasionnellement le gouffre noir, mais a priori, ils ne présentaient pas de danger pour Ulrich. En revanche, les plateformes supposées le guider jusqu’à l’interface tressautaient, comme parcourues de bugs, et les murs invisibles de la tour paraissaient trembler. Un bruit similaire à une sonnette d’alarme retentissait, mais n’apprenait rien du tout à Ulrich : la tour était instable, et il fallait corriger cela.

Il sauta d’une dalle à l’autre, vif comme le vent, et parvint sans encombre devant l’écran. C’était facile. Mais le plus compliqué venait maintenant. Ulrich prit une grande inspiration et posa la main sur l’interface.
« Connexion à la tour initialisée »
Les alentours se hérissèrent de ces câbles noirs si douloureux. Impassible, Ulrich se contenta de serrer les poings quand il se fichèrent profondément dans sa chair. Il émit malgré tout un grognement. Il pouvait sentir toutes les pointes métalliques de ses bourreaux, et une seule était déjà assez pour le dégoûter. Mais bon, pour sauver l’humanité, on pouvait concéder quelques sacrifices…
Il se prépara lentement mais sûrement à subir. Remuage des doigts, haussement d'épaules, tout plutôt que de penser à ce qui l'attendait réellement. Il ne savait pas encore quel était le menu du jour, mais il était certain que ça lui déplairait. Il eut le temps de compter jusqu'à sept. Et puis, la torture psychologique commença.

— L'échec peut faire du mal, physiquement parlant. J'espère que tu me crois, mon fils. Ça nous ronge autant qu'une lèpre sournoise et toi, tu ne réagis pas. Tu préfères nous laisser mourir à petit feu.
Ulrich fit volte-face, il se retourna si rapidement qu'il faillit en perdre son sabre. Il avait reconnu la voix. Et ça ne lui plaisait guère. La tour avait viré au gris acier, anthracite veiné d'un orange criard par petites touches, tandis qu'une silhouette se détachait lentement de la paroi. Ce corps, ce visage, Stern les connaissait bien. Puisque c'était sa mère qui se trouvait devant lui.

— Ce que j'envie, moi, c'est la nostalgique admiration qu'éprouvent les êtres heureux, ceux qui voient leurs enfants briller à l'école. Tu pourrais pas être méritant, pour une fois dans ta vie ? Un 16/20, même un 12 ou un 10 vu ton cas désespéré, crois-moi, cela vaut la peine de se mettre au travail chaque jour que Dieu fait.
— J'ai d'autres choses à faire de mes journées que de réviser.
— Servir de torche-cul à quelqu'un qui réussit tout ce qu'il entreprend, s'exclama ironiquement l'ombre qui avait pris la forme de Madame Stern, c'est clair que c'est comme ça que tu vas arriver à quelque chose dans la vie. Tu sais, le jour où tu as invité Jérémie à la maison... je me suis pris à rêver qu'il pourrait être mon fils. Un être brillant, mature et plus intelligent que tu ne le seras jamais. Lui au moins il a un avenir !
— Il n'y a pas que les neurones, je te promets que je trouverai un bon job ! Il y a tellement de possibilités aujourd'hui.
— N'essaie même pas. Tu pues la puberté Ulrich, tu ne jures que par les filles et le sport. Tu t'en moques de ton futur, ça se voit... mais il serait temps de penser à autre chose que ta misérable petite personne. Tu crois que c'est valorisant pour nous de montrer ton bulletin à tes grands-parents, à nos amis, ... à ton frère ?
— Je n'ai jamais eu de frère, protesta le guerrier tout en essayant d'esquiver la tristesse qui commençait vraiment à l'envahir, juste un fœtus qui est mort dans ton bas-ventre. Et ce n'est certainement pas de ma faute.

Il avait prononcé sa tirade avec force et conviction. La vision allait s'estomper, c'était certain. Il ferma donc les yeux, sentant les câbles s'agripper avec force à ses veines. Ça le répugnait. Il avait l'impression qu'une vingtaine d'aiguilles étaient fichées dans son corps, dérivant au gré de son sang et inoculant des substances cauchemardesques. Il s'efforçait tant bien que mal de garder son calme malgré la sensation désagréable mais un parfum qu'il ne connaissait que trop bien le força à écarter à nouveau les paupières. Devant lui, se trouvait une jeune fille qu'il aurait préféré oublier. Mais sa chevelure flamboyante, ses yeux noisette et son charme à toute épreuve ne le laissaient toujours pas de marbre, malheureusement pour lui. Sans un mot, elle se colla tendrement contre son buste, tentant sans doute de l'embrasser. Il la repoussa sans ménagement.

— C'est fini ces conneries, n’essaie même pas !
— Tu ne m’as pas toujours parlé comme ça mon gros loup, minauda la belle rousse. Alors comme ça tu te tapes une autre meuf ? Tu m'as bien vite oubliée, ce qui ne m'étonne pas tant que ça en fin de compte.
— Écoute Clara, je...

Il s'interrompit. Non, elle n'était pas là. Ce n'était qu'une illusion de plus. Mais il oublia bien vite cette pensée, cet avertissement interne... Car le doux poison pixélisé qui lui était injecté par Xanadu lui faisait perdre toute limite entre le rêve et la réalité, l'abstrait et le concret. Et là... il avait l'étrange impression que Clara était vraiment virtualisée. C'était possible après tout, plus que sa mère... même s'il savait, qu'au fond, les paroles de ces démons étaient très proches de la réalité.

— Je n'ai jamais voulu te remplacer. C'est toi qui est partie... moi, je ne voulais pas ça. Je t'assure que tu m'as manqué, beaucoup. Dans un premier temps, j'ai même essayé de te retrouver mais...
— Allons allons, ricana Loess en le toisant d’un regard empli de mépris, on sait très bien tous les deux que si tu avais vraiment voulu me revoir, tu aurais trouvé la bonne adresse. Odd, qui ne connaissait rien de moi, m'a dénichée en moins de deux. Ne me dis pas que tu l'estimes plus malin que toi.
— Je te jure que...
— Je n'en ai que faire de tes promesses. Un chien reste un chien, et c'est tout ce que tu es Stern. Un chien de talus qui cherche sans cesse le prochain terrier où il ira se réfugier. Sans Jérémie et Yumi, tu n'es rien. Juste un mec random de plus, misérablement insignifiant. Les types comme toi, c'est comme du papier peint finalement... Toujours là et pourtant invisibles. Tu te crois populaire dans ton petit bahut de merde mais tu n'as rien vu du monde extérieur. Tu te prends pour le king mais, dehors, tu n'es même pas respecté par ta propre famille. Vu ton assiduité "épatante" à l'étude, tu n'es pas près d'avoir ton diplôme. Tu te réfugies dans le foot et tu vas finir par te réveiller à trente, quarante ans... et qu'est-ce que tu auras accompli de ta vie ? Rien. Absolument rien.
— Parce que tu te crois mieux sale conne ? On t'a pris dans le groupe par pitié. Sans moi, tu pouvais encore crever sur le sol à chaque dévirtualisation.

Les artères de Clara battirent avec violence, des éclairs pétillaient de ses yeux, et elle se mit à mugir comme une bête féroce ; puis elle fit vingt bonds dans les airs, et s’écria en riant aux éclats :
— Bel imbécile ! valse gaiement ! Bel imbécile, ton règne touche à sa fin. Blondinet tu penses vaincre mais blondinet te vaincra.

Les menaces, c'était une véritable blessure de l'âme chez Ulrich. Il ne put garder son calme, comme il s'était pourtant promis de le faire. Saisissant alors Clara avec force, il voulut la précipiter du haut de la tour mais, dans son désespoir, la jeune fille planta ses griffes dans le rebord de la plate-forme. Malheureusement pour Ulrich, quelqu'un entendit les cris d’effroi de Clara. Au moment où la paroi de la tour se mit à se flouter, signe d'une arrivée imminente, un horrible pressentiment s’empara de Stern. Les cris de Clara augmentaient sans cesse... mais personne ne fit son apparition. Éperdu de rage et d’effroi, il écrasa de la pointe du pied les griffes acérées, pour qu’elle puisse enfin céder et chuter dans les abysses de la tour. Les cris de Clara devenaient de plus en plus faibles :
— Au secours ! Sauvez-moi... sauve-moi Odd !
Une seule de ses mains s'agrippait au rebord, elle allait lâcher.
— N'oublie pas ce qui est juste dans cette histoire Ulrich... et surtout, ne te trompe pas de blondinet.
En un ultime relent d'énergie, Loess éclata d'un rire malsain au possible avant d'agripper de sa patte libre la cheville de Stern. Elle tira un grand coup, s'ancrant à l'aide de ses griffes dans la chair du garçon pour le faire basculer dans le vide, mais d'un coup de sabre acéré et vif, le samouraï trancha la main de son adversaire. Surprise par cet imprévu et hurlant de douleur, Clara desserra la patte qui la maintenait toujours en équilibre et entame sa chute vers le puits sans fond. Ulrich vit distinctement son corps imploser, et une ombre sortit de l'avatar. Il soupira de soulagement. Clara était bien à Orléans... loin de Xanadu. Et c'était mieux comme ça. Ne voyant pas d'autre ennemi à l'horizon, il se reconnecta à l'interface qui clignotait d'un vert rassurant. Il avait réussi. Au moment où il posa sa main sur l'écran translucide pour régler définitivement le problème, il ne put s'empêcher de douter... est-ce que l'ombre avait voulu le prévenir ?

Yumi esquiva une énième boule de feu venue du ciel avec une acrobatie, pestant de ne pas arriver à se concentrer sur les trajectoires de ses éventails avec toutes ces attaques. Odd avait moins de problèmes, mais ses flèches laser atteignaient peu leur cible. Il remarqua du coin de l’œil que la tour commençait à briller. Intrigué, il ne put s’empêcher de tourner la tête, pour voir un immense flash blanc illuminer les environs, parti directement du bâtiment. Les ombres se dissipèrent par la force des choses, le dragon disparut dans un rugissement de souffrance, et le calme revint sur Xanadu. Odd avait entendu les cris, mais il les oublierait bien vite.


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La rematérialisation était beaucoup plus agréable quand c’était Jérémie qui l’occasionnait. Odd n’avait pas eu l’occasion de tester souvent, mais l’air frais en sortant du scanner fut tout ce qu’il sentit. Pas de toux, pas de fumée, pas de douleur insoutenable, pas de crachats sanguinolents. Il ne titubait même pas. Yumi semblait également en forme, mais Ulrich peinait à se relever. Elle alla l’aider, et Odd se demanda ce que ça lui avait infligé de lancer la surcharge d’énergie de la tour.
A sa grande surprise, le blondinet vit également son homologue terminer de monter les marches jusqu’à eux, un peu essoufflé. Qu’est-ce que Jérémie pouvait avoir à leur dire qui justifie le déplacement ?
— Beau boulot tout le monde.

Odd manqua de s’étrangler. Le chef de la bande était-il malade ? Non, il devait y avoir un « mais ». Il y avait toujours un « mais ».
— Cette attaque a été jugulée sans problème, et ce n’était pas évident, poursuivit Jérémie. Odd, tu t’es très bien débrouillé. Ulrich, félicitations pour l’activation de la tour. Yumi… oh, c’était parfait, comme d’habitude, fit-il avec un petit sourire.
Le petit cœur d’Odd se gonfla de fierté. Voilà qu’il était enfin mis au même plan que les autres ! Lui aussi avait droit à un compliment, lui aussi savait se débrouiller sur Xanadu ! Enfin il était reconnu !
— Je suis quand même un peu inquiet, avoua Jérémie. L’état de Xanadu ne s’améliore pas du tout, il est de plus en plus instable. Pourtant j’ai vérifié le Supercalculateur, il ne s’est rien passé d’inhabituel récemment…
Un poids supplémentaire s’ôta des épaules d’Odd. Les manipulations de Clara avaient fonctionné, et Jérémie n’y voyait que du feu. Malgré tout, ce constat sur l’état de Xanadu ne le réjouissait pas. Il n’osa pas suggérer d’éteindre le Supercalculateur, sachant parfaitement comment cette proposition pourrait être accueillie. Et puis il restait le sujet de ses visions à trancher, mais il préféra les garder pour lui, ayant une petite idée sur ce qu’il convenait d’en faire.
— Est-ce que ce ne serait pas une bonne idée de recruter du monde ? suggéra Ulrich. Si ça va si mal que ça…
Jérémie fit la moue.
— Je n’aime pas trop ébruiter le secret plus que nécessaire. Tu pensais à quelqu’un en particulier ? fit-il, avec un regard bleu perçant qui laissait penser qu’il savait déjà ce qu’Ulrich répondrait.
— Eh bien… vu le temps qu’elle passe avec moi maintenant, sans compter sa proximité avec Odd, je pense que ça va être difficile de garder Jeanne à l’écart du secret très longtemps. Autant se simplifier la vie.
Odd tiqua lourdement à la mention de sa meilleure amie. Il n’avait aucune envie qu’elle finisse mêlée à ça. Déjà, l’imaginer roulant des pelles à Ulrich le répugnait, alors la remettre entre les mains de Xanadu ?
— Jeanne ne nous aime pas, souligna Yumi. La dernière fois qu’on s’est parlés, elle a voulu frapper Jérémie. Je ne suis pas certaine qu’elle accepterait de garder le secret et de coopérer avec nous.
— C’est exact, fit Jérémie en remontant ses lunettes sur son nez. De plus, envoyer un novice sur Xanadu en ce moment serait très dangereux.
— Je suis d’accord avec Jérémie ! intervint spontanément Odd. Il pourrait lui arriver quelque chose.
— Bien vu Odd, ce serait délicat à justifier auprès des adultes, confirma Jérémie.

Odd faillit dire que ce n’était pas exactement la justification d’un incident auprès des adultes qui l’inquiétait. Mais il savait que Jérémie ne raisonnait pas toujours comme eux, et n’étala pas ses états d’âme. De toute façon, ce ne serait sans doute pas nécessaire : Yumi et Jérémie avaient l’ascendant dans le débat, et Ulrich se plierait à leur avis sans broncher. Autant ne pas s’exposer avec ses bons sentiments et rester sur la bonne impression qu’il avait faite.
— Apparemment, Odd s’est amélioré, insista Ulrich. On peut peut-être se permettre d’encadrer un nouveau novice. Après tout, lui a réussi à survivre.
Petit regard noir du blondinet.
— Xanadu n’était pas aussi instable que maintenant, maintint Jérémie. Vous ne le voyez peut-être pas encore sur le terrain, mais ça devient de plus en plus risqué.
Odd faillit suggérer de rappeler Clara, mais se retint in extremis. Le trio s’était montré plutôt clair quant à ce qu’il pensait d’elle, et Odd ne tenait pas à revivre la dernière fois où ils avaient discuté d’elle. Alors il garda le silence.
— Tu voudrais faire courir un risque pareil à ta copine, Ulrich ? insinua Odd, venimeux.
— Très bien Jérémie, comme tu voudras, capitula Ulrich, sans même faire attention à Odd.
— Bien, est-ce que nous avions autre chose dont nous devions discuter ? questionna Jérémie.
Le chef du groupe les balaya tous du regard un par un. Yumi eut un geste gracieux pour rajuster une mèche de son carré. Un silence s’installa, puis Jérémie conclut :
— Dans ce cas, je vous libère, il faut que je reste encore pour effectuer quelques tests.
— Je vais chercher mon sac et je viens te tenir compagnie, fit Yumi. Il faut que je fasse mes devoirs, et je pense que c’est mieux de t’avoir sous la main pour ça…
Ils échangèrent un sourire enfantin. Odd haussa les épaules et prit la direction de la sortie de la pièce. Ulrich commença à descendre avec lui, avant de se tourner pour lancer à Yumi :
— Tu veux que je te le ramène ?
— Ce serait très aimable à toi !

Ulrich disparut dans un courant d’air. Yumi et Jérémie descendirent à leur tour pour se diriger vers les écrans du Supercalculateur. Quand Odd eut quitté la salle depuis une minute, Jérémie reprit à voix basse :
— Alors ?
— Je suis allée voir Sissi. C’est bien elle qui a renseigné Odd, elle l’a confirmé. Mais la discussion a dégénéré, et mes pouvoirs se sont déclenchés accidentellement, et pas de la façon la plus discrète qui soit. Je suis désolée, ça risque de nous poser un problème à terme, fit-elle d’un air contrit.
— Ne t’en fais pas, sourit Jérémie, rassurant. Personne ne nous pose de problème.
Ulrich revint dans une bourrasque, le sac de Yumi sur l’épaule, et le tendit à sa propriétaire qui le remercia chaleureusement.
— J’ai raté quelque chose ? demanda-t-il.
— Il faut qu’on garde un œil sur Sissi, résuma Jérémie. Elle a vu une manifestation liée à Xanadu. Mais à mon avis, elle n’osera pas en parler, elle aurait trop peur d’être prise pour la folle du collège.
Yumi dut reconnaître que l’argument de Jérémie était très bien pensé. Elle ouvrit son sac pour sortir son cahier de mathématiques, et Ulrich s’éclipsa de nouveau, après un hochement de tête taciturne dont il avait le secret.


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Hollywood Undead - Bullet

Pour la première fois depuis un moment, Odd était rentré de l’usine plutôt serein, et même de bonne humeur. La situation semblait se dégager. Peut-être que si les autres continuaient sur cette voie, ils finiraient par l’écouter au sujet du Supercalculateur. Et sinon, il avait l’option Clara, dont il ignorait un peu où elle mènerait mais qui lui paraissait être un intéressant moyen d’agir. En tout cas, il avait beaucoup moins l’impression d’avoir les mains liées que précédemment.
Alors qu’il embarquait Kiwi dans son sac pour lui offrir sa promenade dans le parc, il se fit la réflexion que peut-être, Jeanne voudrait l’accompagner. En plus, ça la rassurerait sur son état, et elle poserait moins de questions…
Bon sang, voilà qu’il réfléchissait comme Jérémie.

Il envoya néanmoins un message à la jeune fille pour lui proposer de venir avec lui. Elle lui répondit deux minutes après avec force smileys et enthousiasme. Apparemment, elle avait été sensible à son changement d’humeur, et ça déteignait sur elle. A moins que ce ne soit son nouveau petit-ami… La pensée laissa un goût amer dans la bouche d’Odd.
Ils se retrouvèrent dans le parc, où elle lui retourna un sourire radieux et une bise amicale. Ils échangèrent quelques banalités en s’égarant parmi les arbres, le blondinet libéra son chien, puis ils s’installèrent contre un tronc. Jeanne s’extasia de la petite mésange sur l’arbre voisin, commença à sortir son carnet pour la dessiner, mais les aboiements de Kiwi la firent fuir avant que les esquisses de la jeune artiste ne puissent être concluantes. La scène tira un sourire à Odd, qui savourait à sa juste valeur ce moment de calme et de sérénité.

A un moment, Jeanne se leva pour aller jouer avec Kiwi, chose qu’elle devait sans doute moins pouvoir faire avec son iguane de compagnie. Odd les regarda, mais sans pour autant choisir de se lever pour aller avec eux. Il ne sut pas vraiment ce qui le retint, mais subitement, son humeur tourna comme un courant d’air capricieux qui lui amenait désormais un relent âcre et désagréable. Comment est-ce que Jérémie avait su pour son escapade à Orléans ?... Son regard coula lentement vers le portable de Jeanne, laissé là à côté de l’arbre.
« Non, c’est mal, ça ne se fait pas, arrête de douter. »
Il reporta son attention sur le duo si gai, à quelques mètres de lui à peine. Odd vit Jeanne féliciter Kiwi pour le retour d’un bâton, se retourner pour lui faire signe, un grand sourire aux lèvres. Ça ne pouvait pas être possible. Ils étaient tellement soudés, elle avait toujours été là quand ça n’allait pas pour lui.
Mais tout de même, personne ne savait à part elle.
Décidé à en avoir le cœur net pour arrêter de douter aussi stupidement, Odd saisit le portable de son amie, et tapa sa propre date de naissance sur le clavier pour le déverrouiller.
« Code incorrect »
Il haussa un sourcil intrigué, marqua une seconde d’arrêt. Elle l’avait changé. Sa méfiance monta encore d’un cran, et il essaya la date de naissance d’Ulrich.
Bingo.

Epluchant à une vitesse coupable le portable de Jeanne, il ne trouva que sa conversation avec Ulrich pour la relier au groupe. Promptement, il la remonta, retint une grimace devant les messages des deux adolescents amourachés, et mit enfin la main sur une très vieille conversation qui datait du jour de leur virée à Orléans.
« Là je suis dans le train avec Odd ! Orléans ça a l’air trop cool <3 »
La bonne humeur du blondinet se dispersa avec la rapidité d’un tas de feuilles dans la tempête. Bien entendu, ce fut le moment que choisit la situation pour s’envenimer.
— Eh ! Qu’est-ce que tu fais avec mon portable ?! s’indigna Jeanne, qui revenait vers lui avec Kiwi dans les bras.
— Je peux savoir pourquoi tu racontes tous nos moments ensemble à Ulrich ? rétorqua Odd.
Elle lui arracha l’appareil des mains, le fixant d’un regard meurtrier qu’il avait rarement vu chez elle. Et jamais pour lui.
— Oui je parle à Ulrich, je ne vois pas où est le problème ! Et tu m’avais dit que ça ne te dérangeait pas non plus que je sorte avec, alors quoi, t’as changé d’avis ?
— Tu fais ce que tu veux, mais lui raconter notre vie, je trouve pas ça cool ! répondit Odd, un ton plus haut. Surtout à lui !
— Ah oui ? Et qu’est-ce que tu lui reproches ? cracha Jeanne, qui commençait lentement mais sûrement à sortir de ses gonds.
Dans les bras de Jeanne, Kiwi plia les oreilles, dérangé par la montée des décibels, et lâcha un couinement plaintif.
— Tu vois Jérémie et Yumi ? C’est le même, exactement ! Si t’es pas d’accord avec lui il te tabasse et il t’écrabouille jusqu’à ce que tu le sois, il se croit au-dessus de tout le monde, toujours à se la péter ! Il suit les ordres de Belpois à la lettre comme un bon clébard, et ça le dérange pas une seconde !

Odd avait espéré que cette petite tirade aide Jeanne à se rendre compte de ce qui se passait. Bien entendu, ce ne fut pas le cas. Elle eut l’air de se calmer instantanément, il y eut quelques secondes de silence, le blondinet espéra, puis elle lâcha froidement :
— Je ne pensais pas que tu en arriverais là, Odd. C’est vraiment bas. Tu ne m’as jamais rien dit au sujet d’Ulrich auparavant, et maintenant que c’est mon mec et que je passe du temps avec lui, tu fais tout ce que tu peux pour essayer de m’en éloigner parce que tu es trop possessif. Je commence à comprendre pourquoi tu n’as pas d’autres amis.
Il s’attendait à tout, sauf à ce dernier coup de poignard en traître. Abasourdi, Odd fut incapable de dire quoi que ce soit. Elle poursuivit :
— Tu sais, je connais mieux Ulrich que toi. Il n’est pas celui que tu décris.
— T’es juste trop conne pour t’en rendre compte, parce qu’il est b…
La gifle vint interrompre la langue de serpent d’Odd. Jeanne se mordait la lèvre, au bord des larmes.
— Espèce de sous-merde, murmura-t-elle dans une vaine tentative de ne pas perdre le contrôle de sa voix. Je croyais que t’étais quelqu’un de bien. Quand je pense que je t’ai consolé à chaque fois que tu te faisais tabasser. Et toi, tout ce que tu trouves à faire pour me remercier, c’est fouiller mon portable et cracher sur mon copain en espérant que je le largue. Je suis pas ta chose, Odd. Tu sais, avant de dire qu’Ulrich est comme Jérémie et Yumi, je te conseille plutôt de te pencher sur ton propre cas. Tu leur ressembles incroyablement.
Elle reposa Kiwi, les yeux humides, et fit demi-tour, oubliant son carnet à dessin au pied de l’arbre. Odd fourra rageusement le chien dans son sac, ne prit pas la peine de récupérer le bien de Jeanne, et s’en alla de son côté, furieux.

Jeanne n’alla finalement pas très loin. Elle s’assit, en pleurs pour de bon, au pied d’un autre arbre, plus isolé, pour que personne ne la voie, pour que personne ne se moque. La seule personne à qui elle laissa un message ne tarda pas à se montrer. Après tout, Ulrich pouvait se déplacer aussi vite qu’il voulait…
La tête dans ses genoux, elle l’entendit avant de le voir. Quand elle sentit le contact chaud de sa main, son premier réflexe fut de se jeter dans ses bras et d’enfouir la tête contre son torse pour pleurer de tout son soûl. Patient, Ulrich attendit en lui caressant les cheveux qu’elle veuille bien lui dire ce qui se passait. Elle-même avait encore du mal à le concevoir, mais à un moment, le barrage céda et les mots sortirent tous à la fois de sa bouche.
— C’est Odd, sanglota-t-elle. Il a dit des choses tellement horribles…
Et elle lui raconta tout, en vrac, lui laissant le soin de retracer les évènements à partir de ces bribes. Il y parvint à peu près. Comme quoi, il avait fini par détacher complètement Jeanne de Odd… ce n’était pas le but, à la base, mais pourquoi pas. Jérémie aurait sûrement été ravi qu’elle ne s’intéresse plus aux problèmes du blondinet, mais malheureusement le problème avait juste été déplacé : Jeanne avait toujours un être cher impliqué dans la lutte sur Xanadu…


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Jeremy Levy - Visions of Tomorrow (Song 21)

De faibles rayons d'une lumière cramoisie se frayaient un chemin à travers les carreaux treillissés, et rendaient suffisamment distincts les principaux objets environnants ; les yeux de Yumi s'efforçaient en vain d'atteindre les angles lointains des prolongements du hall ou les enfoncements du plafond arrondi en voûte et sculpté. Elle ne savait pas ce qu'elle foutait ici. Ou plutôt, elle savait la raison qui l'avait poussée à venir mais l'idée la répugnait au plus profond d'elle-même. A pas feutrés, elle se dirigea vers le salon, encombré de meubles poussiéreux et jonché de détritus divers et de bouteilles d'alcool à moitié vides, la substance restante semblait peu engageante. Elle sentit un crissement sous son pied droit et vérifia aussitôt ce qui avait provoqué ce bruit sous sa semelle. Un cadre, dont elle venait de briser le peu de verre qui tenait encore à l'ossature de bois. Instinctivement, elle se pencha pour ramasser le souvenir épargné par les griffes du temps qui passe. Sur la photo, elle aperçut trois visages souriants. Le père, barbu et au visage froid peu expressif, tenait entre ses bras une petite fille qui riait aux éclats. A leurs côtés se tenait la plus femme que Yumi eut l'occasion de contempler. Une chevelure rare, un air enfantin flottant sur ses traits lisses et surtout des yeux d'une intensité époustouflante. En observant la petite famille, la jeune fille ne put s'empêcher de se demander ce qui avait poussé ce beau petit clan à... la poussière d'une vieille bâtisse. Les murs semblaient encore être teintés d'instants joyeux partagés en ces lieux malgré l'ambiance lugubre qui pesait dans la pièce, en particulier quand l'on dirigeait le regard vers le piano qui était propre à vous en donner des frissons. Contrairement à tout ce qu'elle avait pu constater jusqu'ici, l'instrument semblait presque comme neuf. Il avait, sans nul doute, été entretenu. Mais par qui ? Au fond d'elle, Yumi avait quand même sa petite idée...

Mais ce n'était pas la seule source d'angoisse chez la japonaise. Le son émis à l'étage ne la rassurait pas le moins du monde. Une petite mélodie, qui semblait tout droit sortir d'un film d'horreur, se répétait en boucle. Quelques notes, un clac sec mais bien audible, et puis retour au début de la chansonnette. Intriguée, Yumi se dirigea vers la cage d'escaliers. En montant les marches, une à une, elle ne put s'empêcher de constater la phrase gravée à la craie sur la paroi adjacente : La maladie, c'est ce qui brise le silence des organes. L'instant d'après, les mots semblaient s'être évaporés, aussi vite que la crasse chassée par un coup de loque. Sauf qu'elle n'avait pas touché à l'inscription. Ni elle, ni personne d'autre. Du moins... personne de concret.
Yumi se frotta les yeux avec vigueur et regarda à nouveau le mur à la peinture écaillée. Rien. Sans préambule, elle se demanda si elle était folle. Si tout ce qu'elle avait vécu, Xanadu et ses maudits spectres, ne pouvait être qu'un délire particulièrement complexe né au sein de son esprit maladif. Déjà en arrivant ici, tantôt au grand soleil, le long de l'eau trouble avant d'accéder au parc, des doutes étaient venus occulter sa raison, non point des doutes vagues comme elle avait eu jusqu’ici, mais des doutes précis, absolus.

Elle avait déjà vu des fous, elle qui avait fidèlement rendu visite à sa tante à « La maison verte » avant d'arriver en France. Certains psychiatres avaient diagnostiqué la sœur d'Akiko comme schizophrène, d'autres ne pouvaient statuer sur son sort. Une chose était sûre : elle ne pouvait vivre seule, même si elle ne représentait pas un danger pour les autres. Au fil des visites, Yumi en avait vu des patients, elle avait conversé avec eux lors des activités, pendant la pause des concerts que sa tante organisait fièrement à la résidence. C'était la chef d'orchestre. La lueur de raison qui devait guider le monde chaotique des clarinettes folles et des violons mal accordés. Dans ces moments, elle semblait presque guérie. Avant de retomber dans tous ses travers dès la dernière note.
A force de les côtoyer, Yumi avait pu constater qu'il y avait cette certaine catégorie de malades qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants, même sur les aspects plus philosophiques, abstraits ou même amplement scientifiques de la vie quotidienne. Ils brillaient, ils paraissaient semblables à n'importe quel citoyen. Sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l’écueil de leur folie s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu’on nomme « la démence ». Depuis la mort de sa tante quelques jours plus tôt – enterrement auquel était partie assister Akiko mais duquel les enfants Ishiyama étaient exclus –, Yumi remettait beaucoup de choses en question. Certains facteurs génétiques pouvaient-ils être responsables de cet enfer pseudo-virtuel qui n'existait peut-être que dans sa tête ?
Elle ne savait pas, elle ne savait plus.
Néanmoins, il fallait continuer. Vers la petite mélodie. Celle de la vérité ?

— Je n'irai pas plus loin si j'étais toi.

Yumi s'immobilisa. Cette voix, elle ne la connaissait que trop bien. C'était celle de l'occupante des lieux. Enfin, l'ancienne occupante, bien que la japonaise la soupçonnait de venir s'égarer ici quelques nuits avec son ordinateur.

— Je n'ai pas envie que tu puisses voir ma chambre. C'est privé. Et ce n'est pas pour ça que je t'ai invitée.
— Mais... et la mélodie ?
— Mon ancienne boîte à musique. Elle déconne de temps à autre.
— Elle fonctionne toujours ? s'étonna Yumi.
— Certaines choses sont éternelles, répliqua l'héritière légale de la sombre demeure. Sauf ma mère. Elle... elle a claqué bien trop vite.

Sans protester, Yumi descendit les marches, pour faire face à son interlocutrice. Cette dernière avait ouvert un volet, ce qui permettait aux deux adolescentes de s'examiner mutuellement avec méfiance.
Le front de la nouvelle arrivante était haut, très pâle, et singulièrement placide ; et les cheveux, autrefois d'un noir de jais, le recouvraient en partie et ombrageaient les tempes creuses d'innombrables boucles actuellement d'un blond ardent, dont le caractère fantastique jurait cruellement avec la mélancolie dominante de sa physionomie. Même avec sa nouvelle teinture étonnante, la maîtresse des lieux restait éblouissante.

— Je ne pensais pas que le blond t'irait si bien, fit remarquer Yumi... qui regretta presque aussitôt cette remarque.

Elisabeth Delmas eut un petit sourire amusé. Rictus qu'elle renforça de manière quelque peu artificielle, quitte à paraître méprisante. Il fallait qu'elle s'en tienne à son rôle de pimbêche superficielle. Encore quelque temps. Bientôt, la période Sissi ne serait plus qu'un mauvais souvenir...
— Ça ne pouvait que s'accorder avec mon grain de peau, répliqua la fille du proviseur. Mais nous ne sommes pas venues ici pour parler chignons, pas vrai ?
— Je ne peux pas croire que tu habitais ici... Tu ne m'en as jamais parlé.
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas à propos de moi Yumi. Et c'est sans doute mieux comme ça.
— Ne commence pas à jouer la fille mystérieuse, il n'y a rien de plus agaçant. Viens-en aux faits.
— Bien, ponctua Delmas en tendant une enveloppe. Ouvre. Tu ne tarderas pas à comprendre.

Sans plus attendre, la japonaise déchira l'encolure de papier et une série de clichés s'éparpilla sur le sol souillé. Il ne fallut pas longtemps à Yumi pour constater que l'entièreté de ces photographies représentait une seule et unique personne. Elisabeth Delmas. En maillot de bain, se baladant sur une allée du parc avec son sac en bandoulière, en tenue de pom-pom girl, à moitié nue dans sa chambre.... Le point commun entre tous ces moments capturés sur papier ? Sissi ne prenait la pose à aucun instant, contrairement à son habitude. Toutes ces petites scènes semblaient lui avoir été volées de son quotidien, sans qu'elle ne réalise qu'on la prenait en photo.

— Il y en a des pires dans la série des clichés de ma chambre... Quelqu'un a dû pirater la webcam de mon ordi. Et je sais précisément qui.

A cet instant, Yumi sut ce qui allait suivre. Delmas allait tenter de la convaincre que Jerem était un porc, qu'il fallait impérativement s'en éloigner, etc. Sauf que sa stupide manigance ne fonctionnerait pas.

— C'est ridicule ! scanda la meilleure amie de Belpois. Jérémie n'aurait jamais fait ça !
— Mais voyons Yumi... je ne l'accuse pas du tout. C'est Clara qui est derrière tout ça !

A la mention du nom de son ancienne sœur d'armes, Yumi blêmit quelque peu. Comment pouvait-elle... Cela ne pouvait pas être vrai. Non. Il y avait sûrement une autre explication.

— Tu veux dire que Clara s'amuserait à te mater à poil ? demanda Yumi avec une pointe de sarcasme pour dissimuler son trouble. Tu sais que c'est grave d'accuser les gens sans preuve...
— Et ça alors ? rétorqua Sissi en retournant l'enveloppe pour laisser apparaître une inscription à l'encre violette. C'est écrit texto « Pour toi ma pimprenelle », c'est le surnom que me donnait mon papy, qu'elle a entendu un jour qu'il me rendait visite à Kadic et depuis elle l'utilise pour se foutre de ma gueule.
— C'est un peu léger quand même fit remarquer Yumi. N'importe qui aurait pu utiliser ça pour t'induire en erreur.
— Mais je reconnais son écriture, sa façon de tracer les L ! Et il n'y a qu'elle pour utiliser de l'encre violette putain ! Regarde, tu vas identifier cette graphie toi aussi !

Les L à boucle ascendante... Cet élément troubla la japonaise. Serait-il possible que... Elle ne voulait pas y penser. Non. Clara n'oserait pas revenir ici après la catastrophe monumentale qu'avait été sa place au sein du groupe, et même, de l'établissement en général. Il devait y avoir une autre explication.

— Et c'est pas tout, affirma Sissi avec conviction en sortant un collier de sa poche. C'est le bijou qu'elle m'avait emprunté... et il se trouvait lui aussi dans l'enveloppe.
— Je dois avouer que ça devient flippant là. Mais, honnêtement, je ne comprends pas pourquoi tu me dis tout ça. Surtout après ce qui vient de se passer entre nous deux.
— C'est pourtant clair comme de l'eau de roche ! Elle est revenue pour se venger. Et elle ne partira pas d'ici tant qu'elle n'en aura pas terminé avec ceux qui l'ont poussée à son... accident.
— Ne parle pas de sujets que tu ne maîtrises pas, s'agaça Yumi. Tu ne sais rien sur cette cicatrice. Comme aucun élève à Kadic. C'est juste elle qui s'est montée la tête toute seule !
— Bref. Crois-moi ou pas. J'ai assez donné ici. Je me barre. T'as l'info, fais-en ce que tu veux. Mais si jamais tu la croises... promets-moi de faire souffrir cette garce.
— Mais... mais tu ne peux pas partir comme ça ?! Et nos projets ? Et la fac de lettres ? Et... et... notre amitié ? Je sais que j'ai pété les plombs ces derniers temps mais... tu sais à quel point je tiens à toi. Ne fais pas ça, ne pars pas... tu vas le regretter par la suite !
— Voyons Yumi... tu trouveras une autre fille avec laquelle tu t'amouracheras aussi vite. Les mois passant, j'ai fini par constater la manière dont tu me dévorais des yeux. Ça me fait mal de l'admettre mais... il y a mieux que moi tu sais.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, se braqua la japonaise. Tu vas beaucoup trop loin, je n'ai jamais...
— Tu ne pourras pas te mentir éternellement Yumi. Cette violence que tu contiens en toi, qui s'est déclenchée l'autre fois... ça va finir par te bouffer de l'intérieur. T'essaies de te le cacher mais je suis tombée sur ton journal intime tu sais. J'étais pourtant persuadée que tu en pinçais secrètement sur Jérémie, voire même sur Ulrich ! Mais non. Ça ne parlait que de moi. Tout le temps. Tu ne l'as pas écrit noir sur blanc mais à mes yeux c'est clair. Si je souris de cette façon, je vois dans tes pupilles une lueur qui n'y brille pas en temps normal. Je sais que dans ta culture... dans ta famille tout court, ça ne sera pas facile à accepter. Surtout que tu as paru "instable" à ce niveau assez tôt, mais tu es encore très jeune. Il faut que tu te fasses tes propres expériences pour comprendre ce qui te plaît vraiment. Mais cette phrase « Je ne me suis jamais sentie à ma place, ni dans mon corps et encore moins dans mon esprit » que tu avais écrite un jour de mai...
— Comment t'as pu lire tout ça ? rugit Yumi. C'est ma vie privée, privée t'entends ! J'espère que t'as pas été faire aller ta sale langue dans tout Kadic !
— Voyons... tu me connais mal. Si je l'avais voulu, des extraits des passages les plus croustillants seraient déjà en une des Echos. Mais j'ai compris ce que tu ressentais. Pas au niveau de l'attirance physique évidemment, mais ton passage sur l'inadéquation au monde, de l'écart entre ta personnalité et celle des autres... Ma vie de fille du proviseur ne m'a jamais convenue. Tu sais... je vivais ici avant. Je n'ai quitté ces lieux que pour cette maudite école. Kadic m'a tout volé. Ma maison, la relation avec mon père et, plus que tout, cela m'a coûté ma mère. Si papa n'avait pas été aussi obnubilé avec ce bahut de merde... elle serait encore là. Et peut-être que les choses auraient été différentes Yumi. Je n'aurais sûrement pas pleuré tous les soirs en pensant à ce passé révolu. Peut-être que je me serais autorisée à avoir de vrais amis, peut-être que je me serais permise d'aimer. Mais ça n'a pas été le cas. Et si je veux que ça change... il faut que je parte.
— Je... tu... tu ne peux pas partir maintenant. Mon attitude était déplorable. Je voudrais pouvoir me rattraper.
— Je sais. Tu as essayé bien fort de me haïr pour ne pas avoir à avouer une vérité qui blesserait tes proches. Mais ça n'a pas fonctionné. Du coup, nous sommes devenues amies. Mais ça ne t'a pas suffi n'est-ce pas ?
— Sissi je... c'est vrai qu'il m'est arrivé d'avoir des pensées impures mais ça va me passer. Je ne suis pas la personne que tu crois. Ça me gêne terriblement, je... je ne sais pas quoi dire.
— Alors tais-toi.

Et sur ces mots, elle l'embrassa. Et là, au contact de la petite langue humide, Yumi ressentit ce sentiment. Celui qui murmure à notre oreille un amour qui insuffle du sens à la vie, qui résiste aux lois naturelles de l'usure, qui nous épanouit et, surtout, qui ne connaît aucune limite. La japonaise pouvait encore sentir la veine de son cou palpiter tandis qu'Elisabeth s'écartait. Ce fut rapide, presque trop, mais Sissi devait partir. Elle n'avait que trop traîné.

— Mes affaires sont prêtes. Je prendrai un train, puis un autre... et encore un autre, celui qui m'emmènera au plus près de la frontière espagnole. Mon père n'en saura rien. Personne d'autre que toi d'ailleurs, tu dois me faire cette promesse.

Yumi était bien trop sous le choc pour réagir de manière adéquate. Ses yeux brillaient, oh oui ils brillaient. Ils paraissaient semblables à n'importe quel citoyen. Sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l’écueil de leur folie s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu’on nomme « la démence ». Etait-elle démente ? Venait-elle vraiment de vivre ce moment de plaisir intense ? Et puis surtout, est-ce que la ravissante créature qui se trouvait devant elle n'était pas un spectre de plus ? Yumi eut soudain envie de lui passer une barre de fer à travers l'estomac pour le vérifier. Mais finalement, elle acquiesça de la tête. Oui, elle garderait le secret. Elle avait l'habitude après tout.

— Tu dois sûrement te demander pourquoi je me suis autorisée cette petite... incartade. Disons simplement que... j'étais curieuse moi aussi, sourit Sissi en lui adressant un petit clin d'œil. Je te souhaite de réussir brillamment dans tous les projets que tu entreprendras, Yumi. C'est tout le mal que tu mérites. Et ne t'inquiète pas, ton souvenir me donnera la force d'être une meilleure personne. Je compte bien prouver que je ne suis pas cette salope sans cœur que toute le monde dépeint, le monde me tend les bras !
— J’espère que tu reviendras... Ça me plairait de discuter autour d’un verre à l’occasion. Quand on sera totalement maîtresses de nos destins respectifs, qu’on aura vécu un peu plus… il sera encore temps de voir ce qu’il peut advenir de nous deux.

« nous deux », cela semblait si juste et si étrange à la fois. En rougissant quelque peu après un tel aveu, Yumi voulut se détourner mais Delmas caressa une dernière fois la joue de celle qui l’avait tant fait douter. Yumi n'aimait pas les adieux. Elle n'avait jamais su comment les gérer. Du coup... elle ne dit rien. Et en quelques clignements de paupières, la belle de Kadic avait disparu.
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Dernière édition par Sorrow le Lun 08 Oct 2018 12:11; édité 1 fois
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*Odd Della Robbia* MessagePosté le: Mar 03 Avr 2018 12:40   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kongre]


Inscrit le: 14 Sep 2008
Messages: 1329
Localisation: Sur le territoire Banquise entrain de faire de l'overboard
chapitre, interessant.
il se passe beaucoup de choses.
Donc finalement odd s'est un peu amélioré sur lyoko et a meme obtenu un compliment de jérémie.
Très interessante le mode d'activation des tours avec les cables dans la peau et l'intrusion mentale.
J'ai vraiment hate de voir aussi Odd en activer une, et les mémoires/flash qu'il va obtenir (j'espère que tu l'a planifié, et pour bientot).

Donc gros clash entre Odd et jeanne qui ne sont plus ami, c'était donc elle qui a prévenu ulrich à propos de la visite d'odd a clara et odd l'a mal prit.
Franchement Jeanne est une puta*n d'hypocrite, quand ulrich lui a dit de s'éloigner d'Odd, elle n'a pas trop réagit et a fait du gars appartenant au groupe qui tabasse odd son petit ami. Mais quand c'est le tour d'Odd de critiquer Ulrich (avec raison) elle gueule et défend son chère nouveau petit ami. Salope.

Et grande surprise, je ne m'attendais pas à ce que Yumi soit lesbienne et amoureuse de sissi et que sissi décide de fuir kadic pour l'espagne afin de ne pas fair face a clara.

Hate de voir la suite.

_________________
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Icer MessagePosté le: Dim 15 Avr 2018 17:48   Sujet du message: Répondre en citant  
Admnistr'Icer


Inscrit le: 17 Sep 2012
Messages: 2316
Localisation: Territoire banquise
Citation:
sache que cette phrase est la raison pour laquelle Jeanne s'appelle Jeanne.


Eh bien, tu y tenais !
Voilà une introduction toute trouvée. Un petit passage rapide, manquant de temps, je n'avais heureusement qu'un chapitre à lire, alors j'en profite.

Grosse séquence virtuelle ici. On sort l'artillerie lourde avec le dragon et les ombres qui se mettent à manifester un intérêt soudain pour les études de psychologie. On sent que la fin approche.


Citation:
Après tout, Ulrich pouvait se déplacer aussi vite qu’il voulait…


Oh, subtil, ta façon de révéler l'information, même si la façon dont Yumi est gérée avec la bagarre reste incomparable.

L'IRL n'est pas en reste, ça s'engueule, du drame, du saïxe, on va jusqu'au SissixYumi. Venant d'un mec comme toi, je sais pas pourquoi ça ne m'étonne pas tant que ça. Sûrement l'avatar de corbeau.

Je dois reconnaître que c'est l'attitude d'Odd qui a davantage surpris ici, il commence à accorder de la valeur à ce que dit Jérémie sur le fait qu'il a été bon (à ce stade j'aurais dit qu'il en avait rien à foutre mdr) mais joue quand même double jeu avec Clara. Il est moins malin concernant Jeanne ceci dit, à cet âge là, difficile de lutter quand arrive le dossier du nouveau mec.

Mais l'important, comme dirait *ODR*, c'est que la suite devrait être très... intéressante. Mr. Green

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« Les incertitudes, je veux en faire des Icertitudes... »

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Sorrow MessagePosté le: Lun 23 Avr 2018 17:33   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kankrelat]


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Messages: 19
Localisation: Sur un arbre perché
Spoiler


Chapitre 10
L'oraison du soir


Maroon 5 - Maps

L'inconvénient des émotions, c'est qu'elles nous égarent... alors que l'avantage des sciences, c'est qu'elles ne font pas de sentiment.

Jérémie lui avait dit ça un jour. Et, en ce moment même, Odd ne pouvait s'empêcher de penser qu'il avait raison. Il avait aussi dit au groupe, phrase tirée de son père, que dans la vie il y a des gens qui ont l'épiderme sensible et d'autres une peau de crocodile... Della Robbia faisait incontestablement partie de la première catégorie.
Les sentiments l'avaient égaré.
Depuis le début.
Il en avait trop dit à Jeanne. Il n'aurait jamais dû se confier à elle. Non seulement, il l'avait mise en danger, mais il s'était aussi rapproché du précipice en lui parlant. On pense toujours que ça va aller mieux quand « on finit par en parler ». Mais c'est faux. Rien ne va mieux. La douleur est toujours là. Et une personne de plus est au courant. Ce qui, au final, n'arrangeait rien à la situation. Bien sûr, Crohin ne savait pas pour Xanadu. Néanmoins, elle l'avait vu en pleurs, gémissant dans des moments de faiblesses plus intenses les uns que les autres, et elle avait immanquablement réceptionné des bribes du puzzle, par ci par là.
L'effet de groupe, les absences répétées, le secret, la violence, les mensonges,...

En y repensant, il regrettait amèrement de s'être confié à celle qu'il avait pourtant considérée comme sa meilleure amie. Ils n'étaient peut-être pas encore ennemis, non, mais il sentait que quelque chose s'était brisé entre eux. Et quand une fissure se présente sur le beau tableau... tout s'effondre peu à peu si on ne prend pas le temps de le restaurer. Et ni l'un ni l'autre ne comptait faire le premier pas. Les mots avaient été trop durs, les paroles ne semblaient que plus cruelles à chaque nouvelle remémoration de leur dispute. Du coup, ils s'évitaient. Jeanne restait exclusivement avec Ulrich. Et Odd... restait avec Odd.
Avec son piètre corps qui se dégradait au fil des semaines. Il ne comptait plus les nombreuses plaies, toutes les bosses qu'il devait dissimuler sous ses manches, le sang qui se remettait à couler en pleine nuit. Des gouttes rougeâtres s'étaient carrément échappées de son nombril l'autre fois. A cinq heures du matin. Il n'y avait qu'une explication rationnelle et totalement folle à la fois : Xanadu le détraquait. Parcelle par parcelle, cellule par cellule, tel un immonde cancer progressant de ses pinces acérées à travers son organisme. Odd le sentait au plus profond de lui : il ne survivrait plus très longtemps à toutes ces aventures virtuelles, à toute cette pression, ce stress qui le bouffait au quotidien. Qu’était dans le meilleur des cas la jeunesse de toute manière ? Une époque de naïveté, d’immaturité, une époque d’états d’âme superficiels et de pulsions malsaines. Si le reste de la vie de l’homme était comme ça, il ne voulait pas vieillir. Autant crever.
Et depuis quelque temps suite à ces sombres pensées, il ressentait des maux de ventre terribles, des brûlures d'estomac à répétition et du coup... il ne mangeait plus rien.

Grâce à la petite balance piquée à l'infirmerie qu'il avait planquée sous son matelas, il avait réalisé qu'il était passé de 57 kilos à 43 en à peine dix-huit jours. Il évitait de se regarder dans le miroir, il ne supportait plus ses joues creusées, les os de son thorax qui ressortaient atrocement. La moindre chose qu'il tentait d'ingérer repassait dans la cuvette des toilettes directement. Une fois, il avait craqué : il avait mangé une énorme assiette de couscous-boulettes d'un seul coup. Il s'était senti tellement coupable après, tellement mal face à cette quantité de nourriture, il était persuadé que son corps affamé ne supporterait pas un tel choc. Du coup, il s'était fait vomir en calant son index et majeur bien au fond de sa gorge. Ce n'était pas la première fois, et ce ne serait pas la dernière. Cela faisait un petit temps que son poids jouait au yoyo mais il se rendait compte seulement maintenant de tous les signes qu'il essayait en vain de se cacher. Néanmoins, il tentait de se convaincre comme il pouvait. C'était impossible qu'il s'agisse d'anorexie. C'est un truc de meufs ça, pas vrai ?
Ça n'arrive pas aux garçons ? Jamais ?

Pour ce soir au moins, il allait pouvoir mettre toutes ses interrogations de côté. Enfin, il avait droit à un bref instant de répit, avec quelqu'un d'autre que sa propre solitude. Car, après bien d'efforts, il avait fini par trouver une nouvelle alliée. Il avait fallu aller loin pour la dénicher, Orléans, mais cela valait assurément le coup.

— Salut Odd ! minauda une voix enjouée au possible. J'espère que tu es moins dans le bad que la dernière fois... Remis de ta dispute ?
— Boarf, j'ai connu mieux. J'ai tenté de m'excuser auprès de Jeanne, de manière peut-être trop implicite j'avoue, et tout ce que j'ai reçu comme réponse c'était : "Je ne subirai pas le fiel de ceux qui se permettent de me dire si la personne que j’aime est un homme bien, ou pas".
— Chelou, elle s’exprime vraiment comme dans les années 1400 ta Jeanne !
— Mh... on ne s'est sans doute jamais vraiment compris, en fin de compte. Je commence à me dire qu'elle me parlait sûrement parce qu'Ulrich l'intéressait et que j'étais le moyen le plus rapide pour elle de mettre le grappin dessus. Pour quelle autre raison aurait-elle pu créer des liens d'amitié avec un cas social comme moi ?
— Peut-être parce qu'elle est tout aussi bizarre que toi dans le fond, plaisanta Clara. Mais tu n'es pas particulier dans le mauvais sens du terme. Regarde, je t'apprécie alors que je suis on ne peut plus normale !

Le blondinet s'esclaffa, ce qui lui permis aussi de dissimuler un minimum son trouble.

— Tu sais Odd, on va faire de grandes choses tous les deux. Je suis contente d'être passée te voir... ça valait le coup. Te voir épanoui avec le cerveau loin du groupe est bien la chose qui me rend le plus heureuse actuellement. Il va falloir bien observer chaque mouvement de Jérémie d'accord ? On entre dans la phase critique et il ne va pas falloir se louper. Pas de deuxième chance. Jamais. C'est maintenant qu'il faut frapper. Tu me diras tout ce qu'il se dit au sein de l'usine, ok ?
— D'accord, bredouilla Odd.
— Tu sais, c'est parce que je suis encore bien trop gentille avec ceux qui m'ont tant fait souffrir. Je veux sauver le monde là, éteindre cette machine de l'enfer, mais je pourrais être pire. Un matin, si je le voulais, vous ouvrirez les yeux. Toute votre bande minable. Ouvrez les yeux. Juste une seconde... Pour découvrir qu'il vous manque une main ou un pied. Juste une seconde... En général, ça me suffit.
— Je... je ne suis plus dans cette bande... du moins pas mentalement. Tu le sais très bien.
— Relax Odd, ricana Clara, je plaisantais. Je ne suis pas du genre à laisser des rancunes personnelles me détourner de ma mission. Mais ne me déçois pas. Jamais. Tu comptes tellement pour moi, ne l’oublie pas. On se revoit vite chaton, note bien chaque détail.

Sur ces mots, elle embrassa Odd au coin des lèvres avant de s'éclipser dans la nuit. Della Robbia rougit. Il n'aurait pas su dire si c'était l'attirance ou la terreur qui prenait le dessus en ce moment même.


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The Dandy Warhols - Bohemian Like You

Le domaine du Mont Joly était le lieu de prédilection par excellence pour les écoliers qui voulaient se détendre et profiter des derniers beaux jours de septembre. Constitué de trois lacs et de multiples sentiers VTT les encerclant, c'était construit assez similairement à une station balnéaire... sans mer mais avec plage quand même, attention ! La plus grande étendue d'eau, logiquement nommée Zone A, était la plus touristique. On y voyait chaque année une pléthore de gamins chialant pour une boule de glace ou se battant avec des bouts de bois tordus qui étaient censés représenter de redoutables épées. Aujourd’hui pourtant, c’était plutôt vide.
Seul un cri vint rompre le calme olympien des lieux.

— Je veux aller nourrir les oies d'abord ! trépigna le petit garçon, à peine sorti de la Golf familiale.
— Hiroki, répéta Akiko en pointant l'index dans sa direction avant d'ouvrir le coffre, tu n'iras pas tout seul. Pas la peine d'insister !
— Je veux bien aller avec lui pendant que vous cherchez un coin sympa, proposa Ulrich pour désamorcer le conflit, lui qui détestait toute forme de tension, surtout lors du weekend qui était par définition fait pour se reposer et prendre du bon temps.
— Wééééé, je vais pouvoir faire la course avec Ulrich !!
— Bonne idée, comme ça il ne fera pas son caprice pour le reste de l'après-midi. Allez donner ce vieux pain, dit-elle en tendant un sac en papier beige, et on se retrouve juste après. On sera autour d'Ozone comme d'habitude.
— Je vais t'aider à porter le pique-nique jusqu'à l'aire de repos, déclara spontanément Jérémie, toujours désireux de passer du temps avec la matriarche du clan.
— Et toi Yumi, tu viens avec nous ou tu vas aussi voir ces sales bestiaux ?
— Hum... je vais aller avec les garçons. On se rejoint après !

Akiko avait absolument tout prévu pour que cette journée soit parfaite. Des demi-baguettes jambon-fromage pour chaque membre de l'excursion, un sandwich thon-mayo pour Jérémie qui ne mangeait pas de viande et qui n'aimait pas le fromage, des tonnes de biscuits (qui allaient pour la plupart finir dans l'estomac de Hiroki), des crêpes pour le goûter, avec bien évidemment Nutella, miel, sucre, confiture et cassonade pour accompagner les pancakes qui étaient déjà bien assez sucrés à la base. Il faudrait veiller au grain pour que le cadet se brosse correctement les dents ce soir, après cet amas de friandises qu'il s'apprêtait à engouffrer.

— Là, s'exclama Jérémie en désignant un coin de pelouse à l'ombre d'un pin. C'est l'endroit idéal !

Akiko sourit, mais cette injonction la contraignait déjà légèrement. Comme toujours, le petit garçon était assez autoritaire pour son âge. Quand Takeho n'était pas là, il se permettait vraiment de donner des directives à toute la famille. Et c'est ça qui était vraiment étrange avec Jérémie, parfois il se comportait comme le bon petit papa ours de la bande et parfois il voulait se faire accepter comme le troisième enfant, réclamant même autrefois une histoire à Akiko sous prétexte qu'il n'avait pas de livres chez lui. Ce qui était évidemment faux. Mais que rétorquer à un enfant qui se ment à lui-même ?

— Jérémie, tenta la mère de famille, qui faisait tout pour ne pas contrarier l'enfant depuis la disparition de son papa, je sais que tu aimes plus que tout rester à l'ombre... mais ce n'est pas le cas de tout le monde. On aimerait bien profiter du soleil, nous. Je vais t'expliquer quelque chose. Tu sais ce qui se passe lorsque tu vas te promener au moins quinze minutes par jour dehors quand le temps n'est pas nuageux ? Je vais t'expli...
— Ce n'est pas toi qui va m'apprendre ça, coupa Belpois. 90% à 95% de la vitamine D que l'humain synthétise, c'est grâce à l'exposition au soleil, par l’intermédiaire des UVB. Mais tu devrais savoir aussi que les allergies au soleil existent et je suis certain que je réagis assez mal si je ne suis pas à l'ombre. Tu ne veux pas voir ça.
— Agnès ne m'a jamais parlé de ça...
— Elle ne sait rien de moi, répliqua Jérémie en exhibant un rictus quelque peu dément qui mettait particulièrement mal à l'aise Akiko.

La matriarche avait pourtant fini par céder, incapable de raisonner le si têtu rejeton de Ludwig. Tout son père, songea-t-elle, avec une pointe de mélancolie. Ils s’établirent donc à l’ombre. Cette dernière, avec le soutien du doux vent, rendait l’air presque frisquet. Akiko ferma son gilet, un peu à regret, tandis que Jérémie s’accroupissait pour étudier les mouvements d’une colonie de fourmis proche. Comme beaucoup d’autres scientifiques, il était fasciné par l’organisation sans pareille de ces si petits animaux. Et pourtant, aussi incroyables soient-elles, elles n’arrivaient à rien lorsqu’elles étaient seules…
Au bout d’un certain temps d’attente, Akiko appela Yumi sur son portable pour estimer où en étaient les trois enfants. Yumi commença à lui faire un compte-rendu de la situation, avant de s’interrompre :
— Attends, il faut que je te laisse, Hiroki a énervé une oie ! On revient dès que c’est réglé ! promit-elle en raccrochant précipitamment.
Profond soupir de la mère.
Ces quelques péripéties achevées, on vit enfin le trio paraître à l’horizon, Hiroki gambadant en tête, tandis qu’Ulrich et Yumi discutaient entre grands derrière. Le temps qu’ils arrivent à leur hauteur, Akiko ouvrit le sac des sandwichs pour pouvoir distribuer à chacun sa part, et ce fut le drame.

— Jérémie, tu m’avais vue mettre ton sandwich dans le sac ? s’inquiéta-t-elle. Je ne le trouve pas…
— Je ne sais plus, avoua Jérémie alors que la mère de famille retournait avec inquiétude les profondeurs du sac.
Au bout d’une ou deux minutes de recherches, elle soupira :
— Bon, écoute, ce n’est pas grave, il y a une friterie sur le domaine, je vais aller te chercher quelque ch…
— MOI AUSSI ! se mit à trépigner Hiroki sans aucune considération pour son jambon-fromage.
Avec un courage indéniable, Akiko passa de longues minutes à essayer de le raisonner, mais au final, elle capitula, songeant que le laisser aux grands alors qu’il était en pleine crise ne serait pas très correct :
— Très bien, je t’emmène… Je devrais en avoir pour une petite demi-heure, mais je pense qu’il y aura de la queue et que ça prendra plus longtemps. Vous pouvez manger sans nous attendre si vous avez faim, soyez sages et faites attention si vous allez près du bord !

Le bord dont elle parlait était un surplomb au-dessus de l’eau, assez bénin si on en chutait mais sur lequel il était impossible de remonter. Toujours aussi prévenante. Alors qu’elle s’éloignait, Yumi leva les yeux vers un pin, puis lança un regard bravache à Ulrich :
— Cap de monter là-haut plus vite que moi ?
— Je vais te laisser sur place, riposta Ulrich, piqué par la provocation.
Ils se ruèrent vers l’arbre, qui disposait de nombreuses branches basses, et se dépêchèrent de s’y hisser. Dans la frénésie, Yumi s’écorcha une main, et Ulrich le mollet, mais ces blessures bénignes ne faisaient que renforcer l’aspect « parcours du combattant » de l’épreuve.
Jérémie, lui, s’était désintéressé de cette compétition purement sportive pour s’avancer jusqu’au fameux rebord, et plonger son regard dans l’eau, à défaut d’y plonger lui-même. La surface était incroyablement lisse, comme si elle avait gelé, et le soleil jetait dans les profondeurs une poignée de diamants.
« Le but de la science est de faire comprendre simplement les choses compliquées ; le but de la poésie est de formuler les choses simples de façon incompréhensible. Les deux sont donc incompatibles. » rappela Paul Dirac dans un coin de sa mémoire.
L’âme d’enfant de Jérémie poussa un soupir triste en regardant une nouvelle fois la surface sans imperfection de ce fluide à l’équilibre, parcourue par les rayons réfractés du soleil. Derrière lui, les interjections d’Ulrich et Yumi se faisaient un peu moins fortes, ou peut-être n’était-ce que son esprit qui s’intéressait à autre chose.

Le sol se déroba sous ses pieds. Il n’eut pas le temps d’esquisser un cri de peur que déjà il ressentait le choc du ménisque claquer dans ses tympans, le liquide lester le tissu de ses vêtements et le fond de sa gorge, ses lunettes quitter le navire en le sentant sombrer. De sa vue troublée, il ne voyait désormais plus grand-chose.
L’eau qui lui avait parue si claire depuis là-haut était désormais bien plus noire, bien plus hostile. Normalement, tomber dedans n’aurait pas été un problème pour Jérémie, qui avait son brevet de plongée depuis la supercherie orchestrée par son père. Mais c’en était un à partir du moment où cette chose non-identifiée lui tenait solidement la cheville. Une sorte de tentacule noir, à moitié tangible, mais serré à lui en brûler la peau. Il lui sembla que tout le lac l’observait à présent, vivant, et n’attendait que de le voir s’étouffer dans ses profondeurs. Il crut voir une forme noire plus vaste encore s’étendre tout autour de lui, et se sentit paniquer. Son cœur battant consommait le dioxygène beaucoup trop vite. L’eau était beaucoup plus froide qu’elle n’aurait dû l’être. Et lui se sentait tellement lourd qu’il s’étonnait de ne pas encore avoir touché le fond.

Ses poumons criaient grâce. Avec le peu d’air qu’ils avaient pu attraper au vol dans la chute, c’était compréhensible. Ce serait bientôt fini. Xanadu, le Supercalculateur, tout ça allait trouver une fin tellement…
L’éclair de génie survint, fendant les nuages noirs de l’asphyxie et les trombes d’eau qui l’engloutissaient. Xanadu ! C’était ça !
L’eau fut subitement troublée par un nouveau claquement et la marée de bulles qui suivit, ces deux facteurs annonçant que la surface avait de nouveau été crevée. Les ombres se dissipèrent, et Jérémie crut bien avoir rêvé. La dernière chose qu’il sentit avant de s’évanouir fut la poigne familière de Yumi.



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Three Days Grace - I Am An Outsider

Yumi bondit sur le côté pour esquiver le coup de poing, les yeux rivés sur son adversaire pour voir arriver la suite. Sa garde était toujours en place, et sa concentration était intacte. Il reprit sa posture de base, l’observa soigneusement, puis tenta un coup de pied audacieux. La jeune japonaise se coula de biais et lui saisit la cheville, le déséquilibrant dans le même geste. Il chuta lourdement au sol et lui adressa un regard vexé.

— Tu ouvres trop ta défense Ulrich, je te reconnais bien là, fit-elle avec son air espiègle, avant de lui tendre une main pour l’aider à se relever.
— J’aurais pu être plus rapide, mais je t’ai laissé une chance, rétorqua-t-il.
Elle éclata de rire. L’orgueil blessé d’Ulrich lui fit d’ailleurs user de ses facultés surhumaines pour lui bondir dessus et l’immobiliser au sol d’une prise de penchak-silat bien sentie. La proximité de leurs deux corps excédait largement la moyenne de ce qui se faisait d’ordinaire entre les adolescents de leur âge. Yumi pouvait sentir le souffle d’Ulrich, tout proche. Leurs entraînements pouvaient vite entraîner une proximité physique conséquente, mais aucun des deux protagonistes n’avait jamais manifesté d’attirance quelconque envers l’autre (en fait, Yumi ignorait qu’Ulrich avait un temps eu un petit béguin pour elle), et puisque les choses étaient claires, ils étaient suffisamment décomplexés.

— Tu avais trop ouvert ta défense, reprocha-t-il.
Une force invisible projeta Ulrich à un mètre d’elle, et il atterrit lourdement sur le sol coloré du gymnase. Elle se releva, ce sourire provoquant aux lèvres.
— Pas la peine de jouer à ça.
— Je croyais que tu avais de l’humour, soupira l’adolescent en se redressant à son tour. Tu passes trop de temps avec Jérémie.
— Jérémie a de l’humour ! protesta Yumi. C’est juste un humour un peu plus fin que la moyenne.
Ulrich haussa les épaules et se remit en garde, puis fit remarquer :
— Au fait, Jérémie justement…tu ne trouves pas que ça commence à aller un peu loin cette histoire ?
— Comment ça ?
Yumi ne s’était pas mise en position de combat. Après quelques secondes, l’adolescent choisit de baisser sa garde dont l’existence avait donc été assez brève, et reprit un peu plus bas :
— Ce qui s’est passé avec Odd l’autre jour…
— Il ne lui est rien arrivé de grave, protesta Yumi. Jérémie avait la situation sous contrôle, on voulait juste lui faire peur. Tu ne vas pas me dire que ça te dérange, après toutes les fois où c’est toi qui l’a menacé le soir dans votre chambre ?
— C’est pas pareil, là il y a eu du sang, continua Ulrich à voix basse.
— Odd a l’air d’aller mieux en ce moment, je pense pas que ça se reproduira. C’était un accident de parcours, légitima Yumi. T’inquiète, Jérémie m’a dit qu’il avait peut-être une piste sérieuse pour retrouver son père, on en aura bientôt fini avec cette histoire.

Le visage d’Ulrich s’assombrit pour de bon. Cette fin devait marquer le retour à leur vie normale et saine de collégiens, loin de toutes ces préoccupations d’adultes, et pourtant… Ulrich craignait cette fin. Elle signifiait la fin des pouvoirs, la fin de l’adrénaline, la fin de tout ce que Jérémie lui avait vendu pour qu’il rejoigne l’équipe. Et malgré les implications pour l’humanité, Ulrich aurait souhaité que ça continue.
— Ouais, j’espère, répondit-il néanmoins, pour faire bonne figure.
— N’empêche, parfois j’ai l’impression que ta nouvelle copine déteint sur toi, se moqua Yumi.
Ulrich éclata de rire, amusé de l’absurdité de la remarque.
— Si elle déteignait vraiment, je ne serais pas là. Elle ne sait pas à quel point je traîne avec vous, et elle me ferait sans doute une scène si elle me voyait là en train de passer du temps avec toi. Toi et Jérémie, elle vous déteste vraiment. A cause d’Odd, tout ça.

Yumi haussa les épaules, puis lança :
— Bon, on était là pour se battre ou pour tailler le bout de gras ?
Les échanges de coups reprirent. Yumi parvint à toucher Ulrich à l’épaule, mais il l’atteignit à la tempe en retour. Les cheveux noirs de la japonaise volèrent autour de sa tête lors de son esquive suivante, et elle tenta un balayage au sol qu’Ulrich évita d’un petit bond en arrière. Ils échangèrent un regard empreint d’une rivalité joueuse, puis le brun tenta une prise qui les fit rouler au sol tous les deux. Yumi tenta de se dégager, mais ne parvint qu’à finir au-dessus, à peu près au moment où la porte du gymnase s’ouvrit.
— Ulrich, Jim te…
La phrase de Jeanne mourut au fond de sa gorge quand son cerveau termina d’analyser ce qu’elle venait de voir. L’étreinte des deux combattants se rompit, Yumi s’empressant de s’ôter de son camarade avant que ça ne puisse être mal interprété (trop tard cependant). Ulrich se releva, et brandit la phrase taillée sur mesure pour ce type de situations :
— Jeanne, c’est pas ce que tu crois !
— Ah vraiment ? rétorqua-t-elle, les yeux embués de larmes, mais la voix empreinte d’une colère froide. Alors je suis sûre que tu sauras m’expliquer ce que tu foutais seul dans le gymnase avec elle ?
Yumi se contenta d’un regard snob digne de Jérémie et se dirigea vers la sortie, avec un bref signe de tête en direction d’Ulrich. Ce dernier pesta intérieurement. Ça allait être délicat à démêler.


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C’était un être parfaitement oubliable. Pourtant Jérémie se souvenait très bien comment il l’avait rencontré.
Lui, Yumi et Ulrich commençaient à savoir gérer Xanadu. Le monstre devenait une créature familière, et là où ils s’étaient précédemment sentis dépassés par l’ampleur de la tâche, ils commençaient à entrevoir une lueur d’espoir. Peut-être, finalement, que Jérémie retrouverait son père.
Et puis il y avait eu ce jour, où Mme Hertz leur avait annoncé un nouveau transféré dans leur classe. Elle n’avait pas développé les raisons, mais au vu de son allure, Jérémie supposait que ça s’était très mal passé dans son précédent collège. Odd Della Robbia n’avait pour lui qu’un look excentrique propice aux moqueries, et un humour maladroit qu’il s’était efforcé de faire jouer auprès de son premier voisin de table. Thomas Jolivet avait tenu un quart d’heure avant de lui intimer le silence, drapé dans ses airs de beau gosse ténébreux à mèche sur l’œil, tellement plus conventionnel mais tout aussi ridicule aux yeux de Jérémie.

On aurait pu croire que Belpois se sentirait solidaire d’un oppressé de la sorte, au vu de ses antécédents avec les petits caïds du collège, mais c’était bien le contraire. Jérémie l’avait regardé de haut dès le départ, jugeant comme les autres cet attirail aussi bizarre que bigarré qui constituait l’apparence extérieur de l’autre blondinet. La différence, c’était que Jérémie avait affiné son jugement très rapidement. Dès les premières réponses à l’oral, Della Robbia fut catégorisé comme le cancre, et reçut de la part de Belpois la considération qu’il méritait.
« Ceux qui n’ont pas le bon sens nécessaire pour prendre l’école au sérieux ne sont pas dignes de ton intérêt, mon fils » lui avait indiqué Ludwig, un jour où Jérémie s’était particulièrement fait embêter à l’école primaire.
Alors Jérémie avait scrupuleusement appliqué la consigne. Après tout, si Odd était mauvais, c’était soit par bêtise soit par paresse. Dans tous les cas, cela valait bien un regard méprisant de Belpois junior.

Le problème avait commencé à se poser quand l’impopularité d’Odd s’était retournée contre eux. Deux jours après son arrivée, le paria avait osé aller s’intégrer quelque part au lieu de manger seul ou avec Jeanne Crohin : il avait choisi la table de son camarade de chambre. Et à partir de ce moment-là, c’était fini. Odd s’était mis à coller Ulrich comme une désagréable tique violette. Et finalement, il avait été là au déclenchement d’une attaque, et Yumi avait pris la décision, dans le feu de l’action, de l’enrôler.
Jérémie n’en avait jamais voulu à Yumi pour ça, elle avait réagi au mieux, et effectivement, un membre de plus dans leur bande ne faisait pas de mal depuis le départ de Clara. Et elle ne pouvait pas prévoir que la première réaction d’Odd en sortant du scanner serait de hurler à pleins poumons « Vous êtes des malades ! ».
Par chance, le chef du groupe avait su prendre la situation en main et arrêter la crise d’hystérie d’Odd. Il avait fait le pari de continuer à l’inclure dans les plongées, mais très vite, il avait compris qu’Odd était un élément hautement instable. Que si un matin l’envie lui en prenait, il pourrait courir voir le proviseur, la police, n’importe qui, et tout raconter au sujet de l’usine.

La première réaction de Jérémie avait été la peur. En réalité, Jérémie avait bien plus peur d’Odd Della Robbia que du stupide chien de ce dernier. Il avait peur du pouvoir qu’avait cet être si insignifiant de ruiner toute l’œuvre de la vie de son père. Il avait peur de réaliser que quelqu’un comme ce petit cancre pitoyable avait le pouvoir de le briser lui, et de briser en même temps son génie de père. Ce constat l’avait terrifié. Il n’en avait même pas parlé à Yumi, se contentant de le ruminer dans sa tête le soir, quand Xanadu désertait son esprit.
Comment était-ce possible ?
Mais Jérémie, même terrifié, restait un stratège avec des atouts de poids. L’un d’entre eux s’appelait Ulrich Stern : plutôt costaud, plutôt docile, et plutôt souple sur l’éthique. Quand il avait fallu intimider Odd pour qu’il se taise, Ulrich s’était révélé d’une efficacité redoutable, surtout avec ce pouvoir qu’il avait de courir à toute allure et donc, de pouvoir techniquement se manifester n’importe où n’importe quand.
Et Odd avait fait ce qui était attendu de lui : s’écraser, comme face aux caïds du collège, et n’être plus qu’une petite coquille vide si docile. Cela avait donc bien marché. Mais trop bien, précisément, et ça, Jérémie ne l’avait compris que lorsqu’il s’était retrouvé à craindre qu’Odd ne craque sous la pression psychologique.

Même sans le faire exprès, ce gamin insignifiant arrivait à le contrer. Alors Jérémie avait dû faire machine arrière. Personne n’avait encore forcé Jérémie à faire machine arrière, et pourtant, il avait été contraint de réduire la pression sur Odd.

Et on en était là désormais.
Mais Jérémie était plus tenace que ça. Et il avait désormais de toutes nouvelles raisons de s’intéresser à Odd.


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Martin Garrix & Dua Lipa - Scared To Be Lonely

A travers les branches d’un noisetier, la pleine lune se découpait dans le ciel pur du soir. Au-delà de la cour de récréation, l’ombre des tilleuls et d’autres végétaux propres au parc dessinait de complexes arabesques sur les briques de l’enceinte. Seule, Yumi Ishiyama avait décrété qu’elle ne supportait plus ces scènes de ménage. C'est pour ça qu'elle avait immédiatement quitté le gymnase sans faire d'histoire. Elle avait eu besoin d'air frais, de ces hululements nocturnes qui inondaient l’extérieur, de ce vent cinglant qui lui fouettait le visage. Quelle conne cette Jeanne !
— Si seulement elle pouvait savoir à quel point je m'en fiche d'Ulrich, murmura Yumi avec pour seule confidente la noirceur de la nuit.

Ishiyama n'avait jamais regardé Stern de manière déplacée. Contrairement à la plupart des filles, elle ne s'extasiait pas devant son torse musclé et elle ne perdait jamais ses moyens face aux mimiques de son joli minois. Il l'avait senti depuis bien longtemps et, malgré sa réputation bien méritée de séducteur, Ulrich n'avait jamais rien essayé avec elle, même s'il en avait sans doute eu envie un moment. Parfois, il essayait d'amener le sujet de sa vie intime sur le tapis « Alors, il y a pas un mec qui te plait ? Même pas Thomas ? J'ai pourtant entendu dire qu'il craquait pour toi ! » Malgré plusieurs tentatives, Yumi avait tenu bon en détournant habilement le sujet à chaque fois. Pourtant, ce n'était pas la personne avec qui elle aurait le plus de difficultés à aborder son homosexualité. Oh non. Ce n'était d'ailleurs pas non plus avec son frère qu'elle redoutait cette conversation, ni même avec ses parents... mais bien avec son meilleur ami. Jérémie Belpois était bien trop carré pour accepter une telle déviance, qui contrecarrait sûrement toutes les lois de la génétique qu'il avait assimilées depuis son plus jeune âge.

Elle avait failli lui dire un milliard de fois. A chaque tentative, les mots se bousculaient dans sa tête, descendaient jusqu'à la pointe de sa langue, ils étaient prêts à sortir mais un ultime relent de conscience l’empêchait de parler. L'intelligence a, par nature, toujours quelque chose de forcé qui détruit l'harmonie d'un visage. Elle ne visualisait que trop bien les traits tordus de Belpois, le bug qui bloquerait ses synapses, le rictus amer se formant sur ses lèvres si elle venait à lui avouer la vérité. Elle savait, au fond d’elle, qu’il la mépriserait. Du coup, elle se taisait.
Dans cette tête carillonnait une lourde cloche, entre les globes des yeux et les paupières closes flottaient des taches brunes frangées d'un vert éblouissant, et pour comble, Yumi sentait monter en elle une nausée infâme, et cette nausée semblait entretenir un rapport étroit avec le sourire éclatant, charmeur à souhait, d’une bien belle garce. Qui lui avait d’ailleurs laissé une note, subtilement placée dans la poche de sa veste lors de la dernière étreinte. De l’écriture ronde et agréable de Sissi, voilà ce que ça disait :

"Le cœur a ses raisons que la raison ignore". Si les rapports humains étaient suffisamment simples pour se soumettre à des règles absolues et immuables, ça ferait bien longtemps que l'on se comprendrait tous, les uns et les autres, qu'on vivrait dans un monde idéal où tout serait régi par ces règles logiques. Bien heureusement, ou malheureusement pour certains, nous vivons dans un monde avec son lot d'imprévus, de surprises, de choses sur lesquelles nous n'exerçons aucune maîtrise.
Pour danser un tango, il faut être deux.
Tu peux avoir le danseur le plus talentueux à tes côtés, celui dont tu te souviendras c'est celui qui t'aura fait vibrer, regard contre regard, bien qu'il t'ait marché sur le pied maladroitement pendant cette danse. Il – ou elle – t'aura alors donné ce "truc", cette envie, l'envie d'avoir envie. Tu n'as pas à te sentir mal de la ressentir, elle ne se contrôle pas. C'est là toute la beauté de ce tango: lâcher prise et se laisser guider par ses sens, par ses émotions, par soi. J’espère que, comme moi, tu auras un jour le courage de prendre ton destin en main Yumi.


Si seulement elle avait pu craquer pour quelqu’un d’autre, peut-être que cela aurait été plus facile... Peut-être. Mais là, à baver devant Sissi, Yumi savait qu’aucun membre du groupe n’accepterait cet état de fait. Ils ne voyaient Delmas que par cette carapace superficielle qu’elle dégageait en permanence. Néanmoins, lors de rares moments mais qui restaient néanmoins gravés, Yumi avait pu entrapercevoir le vrai visage de celle qui subissait sans cesse cette pression sociale d’être la « fille du proviseur ». Dans la cour de Kadic, il est plus facile d’en imposer plutôt que de subir pour une différence qu’on s’efforce tant bien que mal de cacher. Dans un monde gouverné par la corruption et l'arrogance, on peut avoir du mal à rester fidèle à ses réelles convictions. Pourtant, Yumi avait vu en Sissi ce fameux regard, celui qui te parle d'un amour qui rend la vue aux aveugles, d’un amour plus fort que la peur. Son père lui avait dit un jour : « La nostalgie, c'est comme les coups de soleil, on ne la sent pas sur le coup mais lors des soirées qui suivent... » Elle n’avait pas immédiatement saisi la portée de cette phrase mais aujourd’hui, tout était bien plus limpide. Quand Sissi était partie, la japonaise n’avait pas réalisé à quel point elle lui manquerait. Et maintenant, il était trop tard pour les regrets.

A présent assise sur une pierre, cette jeune fille aux yeux rendus chassieux et larmoyants par l’insomnie se rongeait de tristesse et d’ennui.
Tantôt elle soupirait, ouvrant son gilet usé par les pérégrinations et passé du bleu au gris sale, dénudant ainsi dans l’obscurité de la forêt sa poitrine meurtrie par l’ultime dévirtualisation et sillonnée de filets de sueur crasseuse suite à ses excès de colère où elle se mettait à sprinter dans les allées boueuses du parc pour se calmer.
Tantôt tourmentée par une angoisse intolérable, elle levait les yeux au ciel et suivait du regard un corbeau qui, depuis longtemps déjà, planait au-dessus d’elle en décrivant de larges cercles à la façon d’un charognard. Le volatile fixait sur la terre endormie un regard jaune, dénué d’espoir, et contemplait les restes à peine reconnaissables d’un crâne de renard autour duquel gambadaient d’épais cloportes. Les tourments de Yumi étaient tels que même un piaf sans cervelle était capable de les percevoir.

Après une longue hésitation ponctuée par les bruits grinçants de la forêt, elle se décida enfin à dégainer ce portable qu’elle redoutait tant et elle l’alluma sans plus attendre. Elle frissonna un instant car elle avait enfreint la règle la plus importante des Kids : ne jamais éteindre son téléphone. Et, effectivement, il y avait du nouveau.
Trois appels : deux de Jérémie... et un de Sissi. Elle contempla son écran un instant, et sut aussitôt ce qu’elle devait faire, ce qu’elle voulait vraiment au fond d’elle. Elle supprima définitivement un contact de son répertoire et, une fois cela fait, elle se mit aussitôt en mode clavier pour composer un numéro qu’elle avait fini par connaître par cœur. Il ne fallut qu’une sonnerie pour que la personne au bout du fil réponde à son appel.
— Allô Yumi ?!
— Jérémie je... je suis désolée... que se passe-t-il ?
— Il faut que tu me ramènes Odd au labo. Tout de suite. Par la force s’il le faut. Il y a quelque chose que j’aimerais bien tester...
_________________
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Dernière édition par Sorrow le Lun 08 Oct 2018 12:02; édité 1 fois
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Sorrow MessagePosté le: Sam 12 Mai 2018 09:12   Sujet du message: Répondre en citant  
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Chapitre 11
Le jour du soleil noir


The Police - Every Breath You Take (Deep Chills Remix)

Ça a duré quelques instants. Un bref moment de disgrâce où je me sentais abandonnée par le ciel, rejetée par la terre qui me portait, par l’air qui me refusait le souffle, par l’eau qui privait mes yeux de larmes. Seul le feu s’était accru, car je me consumais de fureur et de jalousie. Mais maintenant, je réalise à quel point j’ai été pitoyable. Et ça m’emmerde. Plus que tout. J’ai toujours détesté ce genre de filles qui chialent à la moindre incartade de leur mec. Celles qui vérifient les messages, qui examinent perpétuellement le langage corporel à la recherche du moindre signe... je n’ai jamais été comme cela, et il ne faut surtout pas que je le devienne. C’était sans doute vraiment qu’un entraînement de lutte... et puis, même s’il se tapait Yumi au fond... est-ce que cela m’atteindrait vraiment ?

Rien n’a pour moi d’existence, à commencer par moi-même. Il me semble parfois que j’imagine que je suis, que j’existe. Ce à quoi je parviens le plus difficilement à croire, ce ne sont pas les religions, la magie ou encore les licornes, non non... C’est bien plus compliqué de se persuader de sa propre réalité. Je m’échappe sans cesse de ce maelström d’illusions qu’est la vie et ne comprends pas bien, lorsque je me regarde agir, que celle que je vois agir soit la même que celle qui regarde, et qui s’étonne, et doute qu’elle puisse à la fois être actrice et contemplatrice de ses propres actes.
De ce que j’ai pu observer, la femme éprouve seulement ce qu’elle s’imagine éprouver. Je le vois bien avec mon copain : entre aimer Ulrich et m’imaginer que je l’aime – et puis, entre m’imaginer que je l’aime moins, et l’aimer moins concrètement, qui verrait la différence ? Dans le domaine des sentiments, le réel ne se distingue pas de l’imaginaire. Suffit-il d’imaginer qu’on aime pour aimer ? Ou est-ce la peur de la solitude qui nous pousse insidieusement à trouver un partenaire ? Que ce soit en amour ou en amitié d’ailleurs... Ça devait se finir comme cela avec Odd, c’était écrit. J’ai toujours été la dernière relation avouable de ceux qui tournent mal. Mon père m’a souvent répété que je suis le genre de parasite qui vit le vice par procuration, qu’en côtoyant ceux qui sombrent je me nourris également de leurs peines, pour me rappeler que ma vie n’est pas si mal. Peut-être qu’il n’a pas tort dans le fond. Bref... la combinaison red bull-nicotine a dû me monter à la tête pour que je puisse penser ne fût-ce qu’une seule seconde que mon crétin de vieux puisse avoir raison. Les parents ont toujours tort c’est bien connu. Ils font des tas d’erreurs dans l’éducation, dans le relationnel, dans tout, les Della Robbia ne sont même pas foutus de voir que leur fils se fout en l’air !

— Jeanne, souffla encore Stern derrière la porte. Ouvre-moi...
— Pas ce soir Ulrich, pas ce soir... J’ai besoin d’être seule, on parlera par sms si tu y tiens tant.
— T’es certaine que tu ne veux pas me laisser entrer ? Je commence à plutôt bien te connaître, tu vas le regretter...
— Si tu es prêt à entendre ce que j’ai à te dire sur Jérémie sans t’énerver... tu pourras entrer.
— Je resterai calme et à l’écoute quoi qu’il arrive, assura Ulrich en accentuant bien chaque syllabe. Je te le promets Jeanne.

Deux secondes plus tard, la porte se déverrouilla et Stern entra. Il s’assit aussitôt sur le lit, froissant les draps déjà souillés par une multitude de miettes de provenance inconnue. D’ordinaire grande gueule, le sportif était cette fois conscient qu’il valait mieux se taire et écouter ce que sa petite amie avait à lui dire.

— Tu m’as menti... Tu les fréquentes en permanence, Yumi, Jérémie... tu m’as menti, sinon tu ne te cacherais pas ainsi pour une simple séance de sport. Et puis... le nombre de fois que j’ai vu le nom de Jérémie apparaître sur ton portable, les regards qu’il t’adresse quand nous sommes dans la cour... il y a trop de signes, tu ne peux plus nier.
— C’est vrai, admit Ulrich en haussant innocemment les épaules. Ce sont mes amis. Parmi tant d’autres. Quel est le mal à ça ? Tu ne vas quand même pas commencer à trier toutes mes fréquentations...
— Mais putain ils sont tarés ! T’as vu dans quel état ils mettent Odd ? J’espère que tu n’as rien à voir avec ses plaies comme il le prétendait, sinon je ne te le pardonnerais jamais.
— Je ne l’ai jamais touché Jeanne. Jamais. Odd est fou, il divague. Il s’invente une vie et il serait grand temps que tu t’en rendes comptes !
— Il exagère peut-être mais pas au sujet de Jérémie et Yumi. A deux, ils constituent le mal. Je le sais, je le sens. Ils m’ont menacée Ulrich ! Comment peux-tu prétendre être ami avec des gens pareils après ça ?
— Dis-moi ce que tu devais me dire à propos de Jérémie et finissons-en, grommela Stern.
— Ok ! Écoute attentivement ce que je vais te dicter, jusqu’au bout, sans m’interrompre. On a glissé cette enveloppe sous ma porte et quiconque a fait ce mot n’a pas tort ! Ouvre grand tes oreilles, car c’est criant de vérité.

Petit rappel de notions de psychanalyse à l’attention de Jeanne Crohin…

Tout être humain est divisible théoriquement en trois entités qui le constituent. Inaltérables, elles forment ce tout que l’on appelle « personnalité ».

  • Il y a d’abord le Moi. En psychanalyse, c’est la première instance de la personnalité, celle qui voudrait se représenter l’ensemble de la personne comme unie. Ce qu’on offre de manière apparente. Les apparences, ce qu’on dégage à la vue de tous. La dernière couche de peinture sur un mur qui a été moult fois repeint. C’est de notoriété publique que Belpois est le parfait petit premier de classe qui ne ferait pas de mal à une mouche pas vrai ?

  • Vient ensuite le Surmoi : c’est la structure morale (idée du bien et du mal) et judiciaire (idée de récompense et de punition) de notre psychisme. Il répercute la catégorie de ce qu’il convient de faire, ce qu’il faudrait faire pour être « quelqu'un de bien ». Instance sévère et cruelle, formée d’interdits qui culpabilisent l’individu. Instance morale, qui broie les cœurs et les envies. Interdit la satisfaction des pulsions du Ça et les refoule. Jeanne, en tant qu’ancienne proche de Jérémie, je peux te révéler que le Surmoi ne prend le dessus qu’en quelques rares occasions chez le petit "génie"... Mais quand cela arrive, il chiale sa vie, il regrette d’un coup toutes les atrocités qu’il a pu commettre même si ça ne les efface pas. Malheureusement, cette prise de conscience ne dure jamais très longtemps.

  • Enfin, la troisième partie, la plus vicieuse et évidemment développée de manière extrêmement aiguisée chez Jérémie Belpois, il s’agit du Ça. Le Ça représente la partie pulsionnelle de la psyché humaine, il ne connait pas de normes, pas d’interdits, pas d’exigence. Il n’est régi que par le principe de plaisir, s’oriente vers la satisfaction immédiate et inconditionnelle de besoins biologiques. Il constitue véritablement l’énergie psychique de l’individu, l’instance inconsciente qui sommeille en chacun de nous. C’est d’ailleurs l’instance dominante chez le nourrisson (individu pulsionnel par excellence, qui n’est pas encore dans le système bien/mal, punition/récompense). Le Ça se heurte souvent de manière très violente au Surmoi (le centre des normes imposées par l’extérieur, la société, la déontologie, les interdits...)
Ces luttes intérieures génèrent des conflits qui s’exorcisent par le Moi, la seule instance qui est véritablement en contact avec l’extérieur.

Ce que je peux attester de mon bref parcours de vie avec Belpois, c’est qu’un effondrement des barrières entre le Moi et le Ça est tristement en train de s’opérer chez lui. Il laisse ses pulsions, cette curiosité scientifique, ce sauvetage insensé le guider, au détriment de la sécurité des autres. Il est prêt à mettre en péril l’humanité pour atteindre ses objectifs. Alors, il faut que tu saches Jeanne que le moment viendra, notre moment, où il faudra exposer aux yeux de tous l’immonde Ça de Jérémie. Tiens-toi prête et attends mon signal. Maintenant que tu t’es retrouvée embarquée dans cette histoire, on sera forcément amené à se croiser. Alors ne m’oublie pas.

PS : Je sais que tu feras lire cette lettre à ton crétin de copain, bonjour à lui donc... et au plaisir de s’affronter lors du dernier acte mon ourson !


A peine eut-il entendu le dernier mot que Stern arracha la feuille des mains de Jeanne. Il mit moins de deux secondes à identifier l’écriture et ne put prononcer que son nom... en guise d’ultime aveu de son implication dans le projet Garage Kids.

— Clara...


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Odd n’avait fait aucune difficulté pour venir, mis en confiance par les récents encouragements de Jérémie. Il aurait préféré que Yumi se contente de le prévenir qu’il devait venir, mais non, elle avait tenu à l’accompagner jusqu’à l’usine. Quoi, ils avaient peur qu’il tourne les talons ? Pour une fois que sa présence était expressément requise…
Cette impression dérangeante de jouer double jeu ne quittait pas Odd. Il avait juré à Clara une totale loyauté, et pourtant, il se sentait écartelé. D’un côté elle l’effrayait, de l’autre elle le fascinait. Quant à Jérémie, eh bien…d’un côté il l’avait mis plus bas que terre, de l’autre il avait fini par lui tendre la main nécessaire à ce qu’il se relève. Maintenant qu’Odd était sur ses deux pieds, il en trouvait un dans un camp et l’autre dans celui d’en face.
Dans sa cathédrale de rouille, Jérémie Belpois attendait patiemment, assis face aux touches de son orgue, que la messe commence. Ses paroissiens parurent enfin, les portes du lieu saint ouvertes par le simple pouvoir de la japonaise.
— Merci Yumi, fit simplement Jérémie alors qu’ils approchaient tous les deux de son alcôve. Tu peux nous laisser.
Elle haussa un sourcil, étonnée d’être exclue de ce moment. Odd n’en revenait pas plus qu’elle. Il était invité à rester seul avec Jérémie ? Il représentait assez pour que leur grand prêtre daigne lui accorder de son temps ?
— Très bien, répondit enfin Yumi, renonçant à poser plus de questions. Je rentre chez moi alors, mais je peux faire le mur si c’est nécessaire.
— Ok, à demain !
La porte se referma derrière elle, laissant les deux blondinets seuls. Jérémie se leva, se retourna vers Odd. Ils s’observèrent pendant quelques secondes. D’un côté le bon élève, aux cheveux si bien coiffés, avec sa chemise noire si bien mise et ses yeux bleu marine cachés derrière les verres de ses lunettes. De l’autre, le cancre, la tignasse hirsute, le T-shirt mauve trop grand, et le regard gris perle un peu perdu dans des limbes que l’esprit humain préférait d’ordinaire éviter.
— Tu sais Odd, j’ai pas toujours été très sympa avec toi, avoua Jérémie, baissant les yeux. Je suis pas sympa avec beaucoup de monde il faut dire. Pour être honnête, je t’ai longtemps vu comme une… une sorte de pièce rapportée, un boulet effrayé qu’on devait se trimballer parce que tu en savais trop.
— C’est toujours pas très sympa de me dire ça, Jérémie, fit remarquer Odd avec un vague sourire sarcastique, les mains dans les poches.
Perturbé, Belpois rajusta nerveusement ses lunettes en évitant le regard de son vis-à-vis.
— Le point où je voulais en venir, c’est que je me suis trompé. Tu n’es pas un boulet, je l’ai compris l’autre jour. En fait tu pourrais bien être la personne qui va permettre de tout arrêter. Odd, je… j’ai besoin de ton aide.
« Oh ça j’avais bien compris… » songea Odd, avec le goût du triomphe en bouche.
— Si ça peut aider à ce que tout ce cauchemar s’arrête, je suis prêt à t’aider, répondit-il après un temps à faire languir Belpois, abusant de ce pouvoir qu’il avait sur lui. Qu’est-ce que je dois faire ?
Jérémie se contenta de désigner du doigt la flèche de sa cathédrale, cette lugubre tour de Babel, et le laissa commencer seul la terrible ascension. Odd eut l’impression de gravir les marches plus rapidement que les fois précédentes, comme si un poids s’était ôté de ses épaules. Et finalement, il parvint devant le scanner, ce confessionnal prêt à l’enserrer de son étreinte d’acier.
A moins qu’il ne s’agisse d’une vierge de fer ?
Sa confiance en lui restaurée à un point inattendu, Odd franchit le seuil et laissa Xanadu l’avaler. Derrière le pupitre de commande, Jérémie prit une profonde inspiration.

— Ok Odd, ça a l’air calme pour le moment. Il y a une tour pas loin de ta position, tu devrais y être dans peu de temps, informa le petit génie.
Odd, de retour dans son corps de félin, considéra la plaine environnante avec un sourire assuré. Ce décor lui était familier, c’en était un qu’il avait fréquemment arpenté. Il savait à quoi s’attendre, et maintenant qu’il avait progressé…
La tour était effectivement en vue. Odd se mit en route. Alors qu’il courait vers l’édifice, une idée lui traversa la tête. C’était parfaitement saugrenu, mais… n’était-il pas un chat ? Sans tout à fait y penser, il bascula vers la course à quatre pattes, et fut surpris de s’y sentir aussi à l’aise. Il avait l’herbe qui lui chatouillait le visage, il était moins visible, et il allait peut-être même légèrement plus vite. Que demander de plus ?
Jérémie l’avait annoncé, c’était calme. Après un petit saut félin au-dessus du ruisseau (facile !), Odd s’était enfin retrouvé devant la tour. Là seulement il réadopta la station debout pour pénétrer dedans. Alors qu’il traversait le mur qui avait une texture gélatineuse, il eut une petite bouffée d’appréhension. C’était la première fois qu’il mettait les pieds là-dedans. Il n’avait aucune idée de ce à quoi il devait s’attendre…
Il cligna des yeux en reconnaissant l’alcôve de Jérémie. Elle était refaite dans le style de la tour, bien sûr, dans ce curieux matériau noir qui brillait en bleu sur les bords, mais les formes étaient sans appel. Au fond, là où le blondinet s’asseyait d’ordinaire pour opérer sur Xanadu, flottait un écran holographique cyan. Odd n’eut besoin d’aucune instruction pour s’en approcher lentement, avec révérence. Hypnotisé, il effleura l’interface du bout des doigts.
« Initialisation de la connexion au Noyau. »
Il sursauta, ôta sa main comme s’il s’était brûlé les doigts.
— Euh Jérémie, je dois faire quoi maintenant ?
Derrière ses écrans, Jérémie garda scrupuleusement le silence, les doigts croisés sous le menton. Ses moniteurs ne lui montraient pas l’intérieur de la tour, par une obscure convention du monde virtuel. C’était mieux ainsi. Le visage du blondinet était grave, les lèvres à peine pincées alors qu’il écoutait Odd commencer à paniquer :
— Jérémie ! Tu m’entends ou pas ?! Y a des câbles qui se dressent de partout ! Jérémie, qu’est-ce que je dois…
La fin de la phrase se coupa dans un cri de souffrance. Les jointures de Jérémie blanchirent. Ce ton désespéré, il l’avait reconnu. C’était le même qui avait déformé sa voix, ce fameux jour où…
« Garde ton calme, Jérémie. » répéta-t-il mentalement, brandissant ce mantra comme bouclier face à ce qui allait se produire.
Odd tomba à genoux, regardant, choqué, les câbles sortis de nulle part qui s’enfonçaient amèrement dans sa chair. Sa respiration s’était accélérée. Il ne comprenait pas ce qui se passait, il ne savait pas si c’était normal, ni même si Jérémie souhaitait ce qui allait se passer. Sous l’effet de la panique, la vue d’Odd se troubla.

Le canyon se remplissait d’ombres qui paraissaient couler des fissures du mur. La silhouette qui courait dans la fosse se retourna, étouffa un juron, et reprit sa course. Sa capuche se rabattit sur ses épaules, dévoilant une chevelure rousse. Une flamme dans les ténèbres naissantes, un soleil crépusculaire.
— Fonce à la tour tant qu’ils font pas gaffe ! lança Clara à destination d’une personne non identifiée.


Le blondinet revint à lui sous l’effet d’un choc électrique signé Xanadu. Il était effondré sur le sol, ces horribles câbles toujours plantés dans sa peau. Il n’était sous l’emprise d’aucun délire psychotique. Le monde virtuel semblait juste désirer lui faire mal, ou l’horrifier en lui montrant son pouvoir. Un spasme le parcourut alors qu’il tentait de rassembler ses fonctions motrices. Malgré les douleurs, il s’efforça de tendre un bras vers une des fiches de métal, pour tenter de l’arracher. Mal lui en prit, cela le lança encore plus. Il finit par arrêter au bout de plusieurs essais, craignant de déchirer sa chair virtuelle.
Il entendait des voix, qu’il connaissait sûrement, lui murmurer dans les oreilles. Il entendit un rire sardonique qui ressemblait à Jérémie, quand bien même il n’avait jamais vu l’adolescent rire. Il crut reconnaître Jeanne, Clara, Ulrich, ses parents…
— Est-ce que tu vois quelque chose, Odd ? demanda Jérémie, très calmement.
Le blondinet ne sut pas s’il s’agissait d’une illusion ou de la réalité. Dans le doute, il garda le silence. Ce qu’il avait vu pouvait très bien n’être qu’un mensonge de Xanadu… n’est-ce pas ?

Les ombres pleuvaient de plus en plus. Clara pila, encerclée. Elle tenta de bondir sur la paroi rocheuse, de trouver une prise, mais la pierre imbibée d’ombres noires était trop friable et ses griffes ne parvinrent qu’à arracher un panache de poussière. Elle retomba lourdement au sol. Xanadu paraissait savoir qu’il avait gagné, et ses sbires prenaient tout leur temps. La rousse chercha autour d’elle. Pas d’issue. Et elle avait perdu son sabre dans la course-poursuite. Elle commença à paniquer, sachant pertinemment quelles souffrances l’attendaient si elle entrait en contact avec les créatures. Son visage, aussi joli sur Xanadu que dans la réalité, vit passer une expression d’angoisse, puis une illumination. Ses griffes ne suffiraient jamais à la défaire d’un tel assaut. Alors elle fit ce qui lui semblait le plus logique.
Le coup de griffe lui fendit le visage en travers, descendant même plus bas le long de son cou. Avec un rictus triomphant, elle s’évapora vers le monde réel, sous le nez de ses poursuivantes.


— Odd, réponds-moi ! s’écria Jérémie avec une pointe de frustration dans la voix. Est-ce que tu vois quelque chose ?!
Odd ne parvint à articuler aucune réponse, malmené par l’électricité qui courait dans son corps. Il fallait que ça s’arrête. Les voix autour de lui semblaient encore se moquer, prenant l’allure des petits rires goguenards auxquels il avait parfois droit à la récréation. Et alors qu’il pensait pouvoir battre Xanadu, qu’il y croyait à nouveau, il se retrouvait écroulé sur le sol, martyr de la croisade de quelqu’un d’autre.
Non. Ce n’était pas juste. Et ça ne se passerait pas comme ça.
Serrant les mâchoires, il se saisit d’une des fiches métalliques plantée sous ses côtes droites et tira d’un coup sec. La douleur irradia et un cri lui échappa, accompagné de quelques petits sanglots qui se bousculèrent dans sa gorge longtemps après. Incrédule, il constata que du sang se répandait sur le sol de la tour. Le câble arraché convulsait tout seul sur le sol, comme un serpent à l’agonie, mais Odd ne voyait plus que cette mare sombre qui se répandait. Il porta la main à sa plaie, pour tenter d’endiguer le saignement, mais le fluide lui coulait entre les doigts. Est-ce qu’il allait mourir ?
Sa vue se troubla, mais cette fois ce n’était qu’un effet secondaire du malaise à venir. Il réalisa alors que ses nerfs suppliciés avaient cessé de recevoir du courant, et que toutes les pointes de cuivre qu’il avait encore dans le corps étaient reliées à des masses noires inertes. Alors qu’il prenait conscience de cet état de fait, les câbles éclatèrent en fumées noires qui se dissipèrent dans l’air. Le souffle court, il regarda encore la flaque de sang, mais elle avait disparu elle aussi. Sous ses doigts, son avatar virtuel était intact. Tout ça n’était qu’un horrible cauchemar. Le stress explosa alors en Odd, qui se recroquevilla au sol et se mit à pleurer.
Derrière son pupitre, Jérémie garda le silence, écoutant sans un mot les gémissements de l’adolescent. Le blondinet n’avait pas d’idée très précise de ce qui s’était passé, mais si Odd avait eu un flash de quoi que ce soit, il ne semblait pas décidé à en parler. C’était un échec. Le petit génie eut un coup de poing rageur sur le pupitre de l’ordinateur. Odd avait été sa piste la plus sérieuse pour penser retrouver son père, mais son pouvoir était si aléatoire que même le processus de connexion à la tour n’arrivait pas à le déclencher correctement. Comment était-il supposé s’en sortir, alors ?
Il s’écoula une minute ou deux, durant laquelle l’un digérait sa colère et l’autre sa souffrance, puis Jérémie tapa sèchement la procédure de rematérialisation.

Le scanner s’ouvrit. Ulrich attendait devant, prêt à aider Clara si elle se sentait mal à son retour sur Terre. Pourtant, il n’avait aucun moyen de prévoir ce qu’il découvrirait. Elle était écroulée au sol, face contre terre, et alors qu’il s’approchait doucement pour voir comment elle allait, la jeune fille poussa un cri de douleur horrible. Long, lancinant, ce son lugubre alla s’imprimer dans les murs de l’usine. Ulrich s’agenouilla à côté d’elle, lui posa une main sur l’épaule avec quelques paroles rassurantes, mais quand elle leva le visage vers lui, il ne put retenir une expression d’effroi.
Le joli visage de sa copine était inondé de sang. Sous le choc de la vision, il ne parvenait pas à détacher son regard du long sillon écarlate qui la défigurait. Une crevasse immonde, inhumaine, près de laquelle la peau semblait se déformer comme au contact d’une brûlure chimique. Sans réfléchir, il se recula. Clara se figea, elle qui s’apprêtait à s’agripper maladivement à lui pour se rassurer. Elle lut toute la peur dans ses yeux, tout le dégoût qu’inspirait sa future cicatrice.
Et quelque chose se cassa à tout jamais.


Odd, lui, avait les idées claires quand il se rematérialisa. Jérémie n’était pas monté l’accueillir, et il avait bien fait. Le blondinet avait besoin de quelques secondes seul pour terminer de juguler tout ce que cette expérience négative lui inspirait. Il cacha bien soigneusement sa colère, sa souffrance, et sa haine, et leur promit qu’elles auraient l’occasion de servir plus tard. Il avait parfaitement en tête, aussi, les images de la dévirtualisation de Clara. Alors pour se rassurer, il passa une main sous son haut, à l’endroit où il avait arraché le câble.
Son sang se glaça quand il constata qu’il y subsistait une blessure.


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D’une certaine fenêtre fissurée de l’internat, tous battants ouverts mais obstruée par le store, s’écoulait une débauche de lumière électrique. Dans la chambre de Jeanne Crohin, toutes les lampes allumées éclairaient le plus complet désordre.
Sur le couvre-pied du lit gisaient pêle-mêle des sous-vêtements, des bas bariolés et du linge divers. Des habits chiffonnés et souillés par le jogging le long de l’eau traînaient à même le sol, avec à leurs côtés un paquet de cigarettes nerveusement froissé. Des souliers aux lacets interminables étaient posés sur la table de nuit, à côté d’une tasse de thé au gingembre bio inachevée et d’un cendrier où fumait encore insidieusement un mégot. La chambre était remplie d’effluves de parfums, auxquels se mêlait, venue on ne sait d’où, l’odeur d’une sauce bolognaise qui donnait l’eau à la bouche. Est-ce que cela pouvait vraiment être Rosa, à cette heure si tardive ?
Nue sous un peignoir de bain mais chaussée de ballerines repeintes de vernis noir, Jeanne était assise au bord de son lit, avec son cher iguane sur les genoux. Elle tenait entre ses doigts fins une petite montre-bracelet cuivrée et l’artiste en herbe ne quittait pas le cadran luisant des yeux. Par moments, elle avait l’impression que la montre était arrêtée et que les aiguilles acérées n’avançaient plus d’un poil. Mais si, elles avançaient, quoique très lentement, comme si elles collaient au cadran. C’était le premier cadeau d’Odd. Le seul d’ailleurs. Pour son treizième anniversaire. Le blondinet avait planqué la boite dans le sac perforé de pins, attendant que son amie la trouve. Au moment où elle avait vu le cadeau, après les cours en cherchant une clope à fumer car celles-ci tombaient souvent en-dessous de ses fardes, elle avait immédiatement su que le cadeau provenait de Della Robbia.
« T’as pas l’heure Odd ? » ayant été répété au moins une centaine de fois pendant le trimestre, le cadeau semblait tout trouvé…

Jeanne s’en voulait pour ce qu’elle lui avait dit, car Odd était toujours là, bien présent pour ses amis, c’était incontestable. Néanmoins, il se dégageait de lui une telle angoisse, un tel abysse sans fond de sentiments désespérés que le fréquenter ne rendait pas la vie facile. Elle qui était si joyeuse en temps normal avait vraiment l’impression... qu’il avait aspiré toute once de bonheur, noyant Jeanne de tous ses tracas en permanence. Pourtant, ce n’était pas la première fois que la jeune illustratrice s’attachait à ce genre de personnages. Depuis aussi longtemps qu’elle pouvait s’en souvenir, elle avait toujours été l’amie des marginaux, les plus rejetés. Et, quelque part, c’est là qu’elle se sentait le mieux : être le dernier rempart entre la personne et l’anéantissement moral qui ne manquerait pas d’arriver. C’était certes un vol direct vers la catastrophe, sans escale, la collision était inévitable. Et, comme elle voyait un peu le clash venir dans le cas d’Odd, la fin d’une amitié approcher, c’est vrai qu’elle n’avait pas mis beaucoup d’ardeur à résister aux avances d’Ulrich. Il lui plaisait énormément et, avec lui, elle s’autorisait pour la première fois à vivre quelque chose de plus... fun, c’était le mot. Si Stern avait l’air grognon de prime abord, il était en fait muni de cette extraordinaire capacité de prendre un peu tout « à la légère », de ne pas angoisser, jamais, même dans les situations les plus périlleuses. Il était fort comme un roc, aussi mentalement que physiquement, et annihilait toute éventuelle mauvaise onde via le sport qu’il pratiquait assidûment. Bref, tout l’inverse d’Odd.

La grande aiguille de la montre offerte par son ex meilleur ami s’arrêta finalement sur la trentième minute de dix heures. Il était temps pour elle d’appliquer son onguent. Elle remit Léon dans sa cache aménagée, ce qui ne sembla pas perturber le moins du monde l’iguane qui restait impassible pendant la manœuvre. Ensuite, Jeanne tendit la main vers le petit cube saumon qui se trouvait à côté de son oreiller comme toujours. Après avoir soulevé le couvercle, elle contempla un bref instant cette crème jaunâtre et grasse dont l’odeur lui rappela celle d’un marécage bourbeux. Du bout du doigt, Jeanne appliqua une touche de crème sur la paume de sa main ; l’odeur de forêt humide et d’herbe des marais se fit plus forte. Jeanne commença alors à enduire de crème son front et ses joues. La crème s’étalait aisément et – sembla-t-il à Jeanne – s’évaporait aussitôt.
Après quelques minutes de massage, l’adolescente se regarda dans la glace et, de saisissement, laissa choir la boîte sur sa montre, dont le verre se fendilla en tous sens. Elle ferma les yeux, les rouvrit, se contempla de nouveau et partit d’un rire fou, irrépressible. Elle s’était laissée surprendre par son apparence si comique, l’onguent ne s’était pas étalé correctement et laissait sur son front de larges traits saugrenus, un peu comme si on lui avait jeté une pâte à crêpes au visage. Ses sourcils, affilés au bout en fines pointes, s’épaississaient en arcs noirs d’une régularité parfaite, au-dessus de ses yeux dont l’iris vert avait pris un vif éclat. La mince balafre qui, depuis sa chute en rollers, coupait verticalement la racine de son nez était complètement masquée par l’épaisse crème. Les ombres jaunes qui ternissaient ses tempes, ainsi que les pattes d’oie qui ridaient imperceptiblement le coin de ses yeux, s’étaient effacées. Même jeune, on n’est pas à l’abri des ravages du temps ! Une teinte rose uniforme colorait ses joues, son front après rinçage de la crème semblait blanc et pur, et ses cheveux artificiellement bouclés par le coiffeur s’étaient dénoués. Elle était prête à accueillir son chéri. Et d’ailleurs, c’est ce moment qu’il choisit pour frapper à la porte.

Jeanne s’empressa de lui ouvrir. Mais ce n’était pas Ulrich. Le nouvel arrivant a les yeux gonflés, lui non plus n’a pas beaucoup dormi. Il la dévisage.
— Je vais pas bien, dit-il en reniflant bruyamment.
Gênée, Jeanne croise les bras et attend une excuse qui ne vient pas. Odd continue de la regarder, le regard vide. Puis, une étincelle dans les pupilles. Son souffle s’accélère et hors de lui, il la pousse violemment. Elle tombe sur les vêtements délaissés et stupéfaite, elle le fusille du regard. Il finit par rompre le silence :
— Pourquoi tu m’as fait ça ? Pourquoi tu m’as parlé comme ça ? Je ne méritais pas que tu me traites comme ton chien !
— Il va falloir passer au-dessus de ça Odd, surtout que je ne suis pas prête de te pardonner, dit-elle rageusement en se relevant les poings serrés.
— Odd, c’est super gentil d’être venu, Odd s’il te plaît, aide-moi pour la rédaction. T’es bien gentil, mais faudra travailler ton humour. Odd, concentre-toi, on peut y arriver. Odd, calme-toi, tu sais que je m’entends mieux avec toi qu’avec ces cons. Je rêve ou tu t’es pissé dessus ? Je sais que mes blagues sont trop drôles, il hurlait maintenant, Odd t’as de belles fringues aujourd’hui. Tu fais pas partie de ma team ? Tiens, prends ça, cria-t-il en jetant un coup de pied dans la porte. Odd, tu le trouves comment mon dessin ? Odd… t’es vraiment mon meilleur pote. C’était des conneries tout ça ?! Prends bien le temps de répondre Jeanne, car je n’ai jamais été autant déçu par quelqu’un.

Il se tut un instant, s’approcha d’elle, la regarda droit dans les yeux et reprit d’un air menaçant :
— Cap ou pas cap de venir sonner chez moi en caleçon ? T’inquiète pas, il n’y aura que moi. T’as vraiment cru que tu pourrais sortir avec Amélie ?
— Désolée, je…, essaya-t-elle d’articuler pour calmer le jeu.
— T’es désolée de quoi au juste ?, dit-il en la coupant. De t’être foutue de ma gueule ? D’avoir raconté ma vie à Ulrich ? De les avoir aidés à me ridiculiser ? Ou bien tout simplement de m’avoir fait croire que t’étais une amie ?
Il parlait de plus en plus en plus fort. Jeanne ne l’avait jamais vu comme cela, dans une telle fureur.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? s’époumona le garçon. Mais oui, c’est vrai Odd, que tu es bête… Il suffit de parler, c’est évident ! Pourquoi ? Encore un reproche, un reproche sur mon silence, un reproche sur ma distraction, un reproche sur mes attitudes, un reproche sur ma personnalité, un reproche sur ce que je suis. Pourquoi Jeanne ? Parce que j’y arrive pas, j’y arrive plus. Je te faisais confiance tu sais… J’ai fait beaucoup d’efforts. Laisse-moi, ne me touche pas ! Je suis pas comme vous, je l’serai jamais. Et ne t’avises pas de me dire que tu es différente toi aussi. Car c’est faux, tu es comme les autres. Hypocrite, méchante et horriblement banale.
— Ecoute Odd, tu n’as pas l’air dans ton état normal, tu sais que…
— Ah ouais ? T’es certaine ? Madame je sais tout, madame a la belle vie. Ouvre les yeux Jeanne. Les gens ne sont pas ceux que tu crois, je ne suis pas celui que tu crois.
— Ferme-la Odd ! s’énerva-t-elle, laisse-moi parler ! Sissi a été officiellement portée disparue ce matin... introuvable depuis hier soir. Suite à l’article et à mes différents avec elle, de lourds soupçons pèsent sur moi, surtout que je ne suis pas vraiment le type de meuf parfaitement réglo. Je ne sais pas si je vais pouvoir rester à Kadic.
Elle avait lâché cette information comme une bombe. Une larme coula sur sa joue. Odd se tut tout à coup. Tous ses membres continuèrent néanmoins de trembler. Il resta là, pétrifié. Puis, il se mit à sangloter, d’abord doucement avant de se mettre à jurer. Il tapa une nouvelle fois son pied contre le bois de la porte. Jeanne, refoulant sa panique, le prit dans ses bras et le berça comme on bercerait un enfant. Odd tenta de dire quelque chose, mais elle ne comprit pas de prime abord. Puis, elle l’écouta plus attentivement.
— Sissi n’était pas une si méchante fille. Je suis tellement triste pour elle et sa famille… j’espère qu’on la retrouvera, dit-il, plus pour tester Jeanne que par réelle compassion.
— Je sais… J’ai entendu Ulrich au téléphone tout à l’heure, il parlait avec Jérémie. Si j’ai bien compris, ils pensent qu’une certaine Clara est impliquée. Tu la connais ?


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Kubbi - Retrospect

Quand ils étaient plus jeunes, Jérémie venait fréquemment dormir chez elle. L’inverse était plus rare, mais le petit génie se complaisait à passer le plus de temps possible chez les Ishiyama. Installés sur leurs matelas, ils chuchotaient jusqu’à tard le soir, feignant le sommeil quand Akiko passait vérifier qu’ils n’étaient pas en train de veiller au-delà des horaires autorisés. Si Jérémie était un excellent comédien, c’était souvent Yumi qui se faisait repérer en pouffant au mauvais moment parce qu’elle repensait à un truc drôle. Bien sûr, Akiko était très bienveillante et ne grondait même pas, mais il y avait toujours cette petite désillusion de quand elle se pensait indétectable et que sa mère, par un tour de magie propre à ces êtres supérieurs, repérait instantanément qu’elle ne dormait pas.
L’expérience n’avait plus été renouvelée depuis des années, mais ce soir, Jérémie était revenu avec son sac de couchage et ses affaires pour la nuit, assurant avoir eu l’accord de sa mère pour ne pas dormir à l’internat. Akiko avait discrètement passé un coup de fil à Agnès pour confirmer, mais tout était effectivement en règle. Alors elle avait fait à manger pour cinq, et sorti le second matelas dans la chambre de Yumi.
Désormais, les deux adolescents étaient étendus côte à côte dans la demi-pénombre, le regard égaré parmi les étoiles qui scintillaient dans le ciel, si loin par-delà la fenêtre. Personne n’avait encore pipé mot, et c’était là que Yumi sentait qu’elle avait grandi. A l’époque, quand Jérémie se perdait dans ses contemplations, elle se dépêchait de l’interrompre, de chercher un sujet de conversation, par peur du silence. Mais le silence n’était pas forcément une mauvaise chose, finalement. Non il était même… apaisant.
— Yumi ? commença Jérémie.
Il avait posé ses lunettes à côté du matelas, exactement au même endroit que les fois précédentes. Les habitudes ne s’en allaient jamais vraiment.
— Ouais ?
— Je voulais te parler de quelque chose. Mais je… j’ai peur, confia le fils de Ludwig.
— Mais si, dis-moi, l’encouragea Yumi. Je suis ton amie Jérémie, tu peux tout me raconter. C’est à propos de quoi ?
— De Odd, avoua-t-il. De ce qui s’est passé hier soir avec lui, à l’usine. Est-ce que tu peux garder un secret ?
Elle rit, amusée de l’emploi de leur vieille phrase d’enfance qui avait pris une tournure bien plus sérieuse depuis la découverte de Xanadu. Bien sûr qu’elle pouvait. Quoi que Jérémie ait à lui dire, quoi qui puisse l’effrayer à ce point, elle savait qu’elle ne le laisserait pas tout seul.
— Toujours.
Un nouveau silence vint. Elle entendait Jérémie respirer, il paraissait chercher ses mots. Elle ne l’interrompit pas, sachant que le processus de trouver le terme précis pouvait lui prendre du temps.
— Je suis quelqu’un d’horrible, Yumi, tu sais.
— Mais non, ne dis pas ça. Ça ne peut pas être si terrible ! protesta la japonaise, en prenant garde à ne pas trop hausser le ton pour éviter l’intrusion de sa mère.
— J’ai de la chance d’avoir une amie comme toi. Mais ça ne change rien à ce que j’ai fait, répondit Jérémie d’un ton très paisible en comparaison de l’ouragan qui le secouait depuis la veille.
— Allez, raconte-moi.
Encore un silence.
— Je l’ai fait se connecter à une tour, commença Jérémie, très calme. J’espérais que le choc déclencherait son pouvoir d’anticipation, et qu’il verrait le moyen de nous guider jusqu’à mon père. Mais ça ne s’est pas passé comme j’aurais voulu. Je l’ai entendu crier, paniquer, m’appeler et me demander ce qui se passait. Il m’appelait à l’aide. Mais je n’ai rien fait. Je l’ai écouté, sans toucher à rien, en lui demandant ce qu’il voyait. Pendant un long moment, il ne m’a plus répondu. Puis je l’ai entendu pleurer. Ensuite je… je l’ai ramené sur Terre, et on est rentrés, il avait l’air… je ne sais pas. Presque normal, mais quelque chose clochait quand même. Et je sais que c’est à cause de moi.
Et soudainement, la sérénité de Jérémie vola en éclats et il se retrouva à pleurer dans son oreiller. Yumi, n’ayant pas du tout prévu cette éventualité, eut un instant de panique. Elle ne savait pas quoi dire. Vraiment pas. Alors dans le doute, elle lui posa une main sur l’épaule. Le contact était tiède, et étonnamment tranquillisant. Après plusieurs secondes de réflexion, elle prit la parole.
— Je comprends ce qui t’a poussé à faire ça. Ce n’était peut-être pas la bonne façon, mais cela fait tellement longtemps que tu cherches Ludwig… Tu ne l’as pas fait pour faire du mal à Odd, j’en suis certaine. Tu n’as pas voulu le mettre dans cet état. C’est Xanadu, Jérémie.
— J’aurais pu faire quelque chose, murmura-t-il. J’ai été égoïste. Je vous ai tous mis en danger, depuis le début, pour quelque chose qui ne vous concernait pas.
— Si tu t’arrêtes maintenant, tout cela n’aura servi à rien, lui répondit doucement Yumi. Même si les autres ne peuvent plus continuer, moi je te suivrai jusqu’au bout. Je sais que tu retrouveras Ludwig. Tu…
— Yumi, coupa Jérémie. J’ai laissé un être humain se faire torturer par un monde virtuel en toute connaissance de cause. Comment est-ce que tu peux encore me promettre que tu me suivras jusqu’au bout, alors que je suis capable de ça ? Comment ?
— Je suis ton amie, Jérémie. C’est à ça que ça sert.


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Agnès descendit de la voiture de Benoît, lui adressant un petit signe de la main alors qu’il baissait la vitre.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’accompagne ? s’enquit son compagnon.
— Non ça ira, ne t’en fais pas, sourit-elle.
Puis elle s’éloigna vers les grilles du collège alors qu’il redémarrait. Tout en traversant le parc, elle se repassait les divers motifs de ses inquiétudes. Jérémie rentrait de moins en moins le week-end, prétextant du travail alors même qu’il n’avait jamais eu besoin de se tuer à la tâche pour réussir. Il s’isolait, lui parlait peu. A part Yumi, elle ignorait complètement les noms de ses amis, ou même s’il en avait. Depuis le décès de son mari, elle avait senti sa progéniture lui glisser entre les doigts, inexorablement.
Elle hésita un peu en se frayant un chemin (qu’elle fut contrainte de demander à un surveillant ventru en survêtement) vers le bâtiment administratif, et d’autant plus en demandant à la secrétaire du proviseur s’il pouvait la recevoir. Agnès était un peu distraite, elle ne s’était pas embarrassée d’une prise de rendez-vous, mais elle eut de la chance, c’était possible.
Elle pénétra donc, en talons et sur la pointe des pieds, dans le bureau de Jean-Pierre Delmas. Une légende urbaine voulait qu’il passe ses journées à jouer à un petit jeu ridicule sur son ordinateur, mais il n’en était rien aujourd’hui. Le proviseur avait le regard dans le vide, le cheveu gris fatigué, et le verbe un peu réticent.
— Vous êtes madame Belpois, c’est bien cela ? s’enquit-il.
— Oui tout à fait, répondit la concernée avec un sourire, heureuse de se voir identifiée comme telle (c’était si rare désormais). Je voulais vous parler de lui, il m’inquiète… Il s’isole beaucoup à la maison, parfois il refuse de rentrer le week-end, et j’ai du mal à savoir ce qu’il vit au collège…
— Vous savez, Jérémie est un enfant… particulier. Il a du mal à se mêler avec ses camarades, et ça ne se passe pas toujours bien…
— Il se fait embêter ? s’inquiéta subitement la mère. Il est si petit, il ne peut pas se défendre tout seul…
— On m’a rapporté quelques incidents, avoua Jean-Pierre, mais ne vous inquiétez pas pour lui. Yumi Ishiyama veille. Elle prend vraiment bien soin de lui, même si elle a une façon plutôt… directe, de régler les conflits.
Agnès ne sut se décider entre l’angoisse de savoir son petit poussin si près de tels actes de violence, et l’amertume de voir que Yumi s’occupait mieux de Jérémie qu’elle.
— Alors qu’est-ce qu’il a ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua le proviseur. Il ne se confie à personne, sauf peut-être à Yumi, et elle sait garder ses secrets. Ses enseignants ne trouvent rien à redire à son travail scolaire et il semble à l’aise dans la classe, mais pour sa vie personnelle, ils n’en savent pas plus. S’il ne vous en parle pas, je crains que nous ne puissions pas vous aiguiller… Vous pouvez aller jeter un œil dans sa chambre, si vous le souhaitez.
Elle hocha la tête, on lui remit un double de la clé, et alors qu’elle s’apprêtait à se lever, elle repéra un cadre photo sur le bureau du proviseur.
— C’est votre fille ? s’enquit-elle.
— Oui, fit-il avec un pâle sourire.
Il attendit qu’elle ait quitté la pièce pour étouffer un sanglot peu professionnel. Où sa petite avait-elle bien pu partir ?

Agnès s’aventura avec aussi peu de certitudes dans les couloirs de l’internat. S’égara aurait d’ailleurs été le terme le plus adéquat, puisqu’elle trouva le moyen de se tromper d’étage avant de redescendre piteusement à celui des garçons. Introduisant timidement la clé dans la serrure, elle entra dans la chambre de son fils avec la sensation de transgresser un tabou divin. Comme lorsqu’elle osait mettre un pied dans le bureau de son mari, à l’époque, et qu’il la fusillait du regard pour son outrecuidance…
Jérémie n’était pas là, ce qui était plutôt rassurant en ces heures scolaires. Elle explora l’endroit du regard. La collection de livres, l’impressionnante installation informatique à laquelle elle ne saisirait probablement rien. Cet hideux poster d’Albert Einstein qui la prenait de haut dans la salle à manger à l’époque, et qui s’était réfugié ici, juste au-dessus du lit de son petit chéri.
C’était d’un triste. Du gris, du bleu, du sobre, très peu de personnalisation finalement. Agnès était persuadée que la couleur aurait fait un bien fou à Jérémie dans sa vie, mais évidemment, il tenait de son père et refusait d’en entendre parler. Elle ne savait même pas vraiment ce qu’elle pourrait trouver ici pour l’aiguiller sur ce que pouvait traverser son fils, elle ne l’imaginait pas tenir un journal ou quoi que ce soit qui y ressemble… mais elle essaya quand même de trouver, ouvrant les tiroirs les plus coopératifs, dans l’espoir de mettre la main sur quelque chose qui pourrait l’aider. Hélas…
Alors qu’elle relevait la tête, commençant à perdre espoir, son regard s’arrêta sur l’ordinateur. Il était éteint quand elle était entrée, mais il semblait s’être mis en route tout seul. Le fond d’écran était étrange, on aurait dit une sorte d’île perdue, reliée par des câbles à un territoire insondable. Perplexe, elle mit plusieurs secondes à réaliser qu’il semblait couler un liquide noir de l’écran. Elle tenta de le toucher, eut la sensation étrange de se brûler la main et recula précipitamment en constatant que cela bougeait. Et pire encore, cela avançait vers elle en prenant un air agressif. Elle recula, recula encore, jusqu’à la porte de la chambre de son fils, alors que cette abomination se déployait dans l’espace. Hallucinait-elle ? Tout ceci était-il un mauvais cauchemar ? Elle pria pour que ce soit le cas. Mais la chose avait laissé une trace noire bien réelle sur sa paume, et essayait de l’acculer contre le mur.
Elle regarda à droite. A gauche. Puis un bruit de pas la fit sursauter.
— Besoin d’aide ? s’enquit une voix qu’elle ne connaissait pas.
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Dernière édition par Sorrow le Lun 08 Oct 2018 11:52; édité 1 fois
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*Odd Della Robbia* MessagePosté le: Sam 12 Mai 2018 16:47   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kongre]


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chapitre vraiment interessant (et angoissant). Il s'est passé beaucoup de choses.
Donc première tentative d'Odd de se connecter à une tour, mais sans surprises, comme personne ne lui a dit à quoi s'attendre (mais d'un côté, difficile a dire que ta mission consiste a avoir des cables planté dans ta peau pour y extraire des informations), Odd a paniqué et la mission a échoué, lui causant même une blessure réel. Mais on dirait qu'au lieu de l'habituelle torture mentale, xanadu à fait dans la nouveauté et a montré l'incident qui a défiguré clara.

Plusieurs changement sur terre aussi.
Finalement il semble que l'incident de la tour a fait prendre conscience à jéremie de son mauvais comportement envers Odd, la scene était touchante avec Yumi le réconfortant.

Et finalement, Odd a dit ses quatre vérités a Jeanne, et on dirait qu'ils se sont aussi réconcilié (il était temps).

Et surprise avec la mère de jérémie apparaissant et découvrant xanadu dans le bureau de son mari.

J'ai hâtes de voir les prochains chapitres.
J'espere qu'il y aura une autre tentative d'Odd a se connecter a la tour principale dans les prochains chapitres, mais en étant plus préparé cette fois. Je veux voir la connexion aller jusqu'au bout.

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Sorrow MessagePosté le: Jeu 19 Juil 2018 10:05   Sujet du message: Répondre en citant  
[Kankrelat]


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Bonsoir.
Tout d’abord, ma réponse à votre enthousiaste commentaire *Odd Della Robbia*.
Eh oui, vous l’attendiez, Odd a lui aussi eu droit à sa douloureuse tentative de connexion à la fameuse tour de Xanadu. Effectivement, comme vous l’avez soulevé, tout n’est pas qu’échec puisque cela lui a permis d’entrapercevoir une vérité jusque-là dissimulée (à ses yeux et aux vôtres du moins). Pour ce qui est de la "réconciliation" Odd-Jeanne, je crains que vous ne tombiez de haut à la lecture de ce chapitre. Allez, encore quelque digression, et la première ligne sera là.
Après deux mois de partiels, il est temps pour l’oiseau de s’envoler à nouveau. Pour l’un des ultimes posts de cette fanfiction… genre au départ bien primitif mais désormais accepté dans notre société. Qui a bien changé, tout comme l’enseignement de cette discipline chère à nos yeux et qui est le français.
En effet, l’école va évoluer et intégrer ces éléments sous diverses façons et pour diverses raisons. Le canon littéraire va dès lors lui aussi évoluer (dans et en dehors de l’école). Apparaissent en classe des livres issus de la paralittérature (littérature de jeunesse, BD, science-fiction, la littérature contemporaine même la plus commerciale [Alexandre Jardin, plus récemment Levy et Musso, etc.]). Les publics ont changé ainsi que les types de littérature. Cela peut sembler surprenant mais la première fanfiction que j’ai lue… c’était en classe ! J’avais en effet un professeur de terminale passionné par les ajouts que les lecteurs-écrivains peuvent faire à un univers déjà bien en place, celui de Stephen King dans notre cas d’observation.

Les référents théoriques vont changer également (et ce, dès les ’70). Les enseignants n’ont plus comme formation principale une formation historique et critique biographique mais aussi une formation linguistique et théorique (ils ont lu Genette, Saussure… pendant leurs études). Et on le voit très vite dans les classes (ça ne fait pas que des heureux). L’histoire n’est plus le seul moteur d’intérêt, une multitude d’analyses convergentes se développent.

Les modalités d’enseignement évoluent aussi : le maître entre dans une relation d’échange où l’élève est placé de plus en plus au centre de l’enseignement. Les cours ex cathedra sont diminués et remplacés par des séances plus ludiques où l’élève s’exprime (avis sur une œuvre…), peut proposer ses propres écrits (ce qui était inenvisageable avant), oisillons munis d’une seule plume mais néanmoins prêts à en acquérir de multiples si l’exercice est récurrent.

Néanmoins, il faut garder à l’esprit que la didactique de la littérature apparaît davantage comme un espace de questions que comme un lieu de construction d’une théorie cohérente de la littérature, de son enseignement et de son apprentissage. Loin d’être un champ de recherche qui aurait su imposer ses vues dans la constitution des programmes d’enseignement, la didactique du français, dans le domaine de la littérature comme en d’autres, est plutôt un champ de conflits théoriques.
Ces conflits théoriques « portent aussi bien sur le statut des objets enseignables et sur les conditions de leur enseignabilité que sur la sélection des outils théoriques permettant l’approche de ces objets. » (Daunay, 2007: 141)
Il n’est donc pas chose aisée de délimiter de manière rigoureusement scientifique le sujet en question.

Soit on considère que la didactique de la littérature est un objet spécifique soit on considère que la didactique n’a pas de primauté, que tout se déroule au sein d’une didactique du français, au sein d’une discipline scolaire qui ne veut pas montrer son développement. Certains, trop précautionneux pour aborder de telles vérités célestes, ne rechignent pas à utiliser des pseudonymes, masquant dès lors leur véritable identité.
La question est donc simple : qui suis-je, moi, petit écrivain de forum guilleret ou entité malveillante prônant une didactique littéraire de l’extrême ?
Si divulguer le secret peut sans doute être source de regret, aujourd'hui il est néanmoins grand temps de vous faire part du mien.
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Minho MessagePosté le: Jeu 19 Juil 2018 10:39   Sujet du message: Répondre en citant  
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Messages: 109
Spoiler


Chapitre 12
Naufrage d’un monde


Ce fut avec un cri d’effort qu’Odd et Yumi parvinrent à ouvrir les portes du laboratoire. Quelque chose devait les avoir grippées. Un choc, un tremblement, ou un sabotage intentionnel ? Jérémie espérait que Xanadu n’avait pas les capacités d’aller jusque-là. Cela ne se voyait pas, mais il était anxieux. Il savait que le monde virtuel était de plus en plus instable, et cette attaque-ci lui paraissait particulièrement violente. Les risques étaient tout ce qu’il y a de plus tangible.
— Odd, Yumi, il va falloir plonger tout de suite. On n’a pas le temps d’attendre Ulrich, il ne devrait pas avoir trop de problèmes pour vous rejoindre de toute façon…
Les deux enfants du garage approuvèrent d’un bref hochement de tête. Les dissensions de l’équipe n’avaient plus lieu d’être en cet instant. Même Odd, qui aurait dû freiner des quatre fers et paniquer à l’idée de retourner sur Xanadu après ce qu’il avait enduré, se sentait déterminé à arrêter cette attaque. Il fallait stabiliser Xanadu, la survie de l’humanité en dépendait, et il n’y avait pas de place pour ses considérations personnelles. Il se sentait prêt à faire abstraction de l’enfer qu’il avait connu dans les entrailles de cuivre du Supercalculateur.
— Attendez, je suis là ! s’écria Ulrich alors que ses camarades commençaient à monter les escaliers.
Odd et Yumi ne purent s’empêcher de s’arrêter pour se retourner vers lui. Ils furent en cela plus rapide que Jérémie, qui terminait de planifier les paramètres de la virtualisation, et furent donc également plus rapide que lui pour s’exclamer :
— Qu’est-ce qu’elle fiche là, elle ?!

La synchronisation avait été remarquable, le ton parfaitement identique. Accusateur, scandalisé, et nettement hostile. Jeanne se tassa derrière son copain, mal à l’aise malgré sa niaque habituelle. En temps normal, elle se serait défendue, mais l’environnement ne lui était pas familier, et les circonstances encore moins. Difficile de faire preuve d’aplomb dans une situation que l’on était la seule à ne pas maîtriser. Heureusement pour elle, son chevalier servant avait prévu le coup.
— Vous vouliez que je fasse quoi, que je la laisse crever au milieu des spectres ? Ils sont en train de submerger l'école ! Elle nous balancera pas hein !
— Cela vaudrait mieux pour vous, en effet, répondit froidement Jérémie. Tu aurais pu nous consulter avant de prendre cette initiative, Ulrich.
Les nerfs à vif, Ulrich fonça jusqu’à Jérémie avec sa vitesse surhumaine, et le saisit par le col, les yeux dans les yeux.
— J’allais pas te passer un coup de fil en pleine attaque et livrer la vie de ma copine à ton bon vouloir, parce que t’aurais jamais accepté qu’elle vienne. Maintenant au moins, c’est fait.

Jeanne cligna des yeux, ébahie par la démonstration qu’Ulrich venait involontairement de faire de ses pouvoirs. Jérémie saisit son expression du coin de l’œil, échangea un regard avec Yumi, qui était prête à intervenir. Un signe de tête imperceptible plus tard, Ulrich fut projeté à plusieurs mètres du blondinet. L’atterrissage fut rude, et bien que Jeanne ne comprenne plus rien à cette histoire de fou, elle s’empressa de s’agenouiller à ses côtés pour voir comment il allait.
— Ulrich. Tu agis n’importe comment. Tu es en train de te laisser déborder par tes émotions, fit froidement Jérémie. Il te suffisait d’éloigner Jeanne de la zone du Supercalculateur, elle aurait été tout autant en sécurité, voire plus. Maintenant tu es en train de lui balancer un à un tous nos secrets, alors que ça fait des semaines qu’on s’efforce de l’en tenir éloignée. Alors que même Odd a fait des efforts incroyables pour ne rien lui révéler. Je pensais que tu avais un peu plus de discernement que ça.
— Ce n’est pas entièrement de sa faute, Jérémie. Après tout, Ulrich a-t-il été vraiment capable d’utiliser sa tête une seule fois ?

Quand Jeanne vit ce petit sourire mesquin sur les lèvres d’Odd, cette jubilation au fond de son regard, elle fut horrifiée. La victime d’hier, celui qui avait été mis à bout par tous les mauvais traitements de Jérémie, venait de se ranger avec une aisance déconcertante dans le camp des tortionnaires maintenant qu’il y avait quelqu’un d’autre à humilier. Debout dans l’escalier, au-dessus même de Yumi qui avait esquissé un mouvement vers Jérémie, il était à des années-lumière de la petite chose frêle qui avait failli perdre la boule. Il paraissait subitement plus large d’épaules, plus intimidant, et cette expression de mépris sur son visage trahissait une malveillance que Jeanne n’avait absolument pas vue venir. Odd avait été possessif, perdu, timide, à bout de nerfs, jaloux, mais ce qu’elle voyait là était le symptôme d’un mal bien plus grave : la nature humaine.

Elle était ici dans son incarnation la plus sordide : l’enfance. Loin des fers de la société, dans ses jeux, l’enfant peut être très imaginatif, mais aussi très cruel. Et qu’étaient-ils, sinon des enfants dans leur monde imaginaire ?
— Toi, siffla-t-elle d’une voix débordante de rage. Toi, espèce de misérable petit…
Son regard sauta de Odd à Jérémie, ne sachant lequel elle avait le plus envie de frapper à cet instant.
— Jérémie, on n’a pas de temps à perdre avec cette pauvre fille. Il faut qu’on plonge, lança Odd, avec un coup d’œil inquiet vers le plafond de l’usine.
— J’entends. Ulrich, debout. Avant de faire davantage de dégâts, va donc te rendre utile. Quand cette attaque sera finie… tu pourras retourner à une vie normale.
Ulrich, qui se remettait lourdement debout, se figea en plein geste, la gorge subitement nouée.
— Attends… quoi ?!
— Tu as bien entendu. Je n’aurai plus besoin de tes services, et tu seras donc exclu de nos activités. Odd a largement le potentiel pour te remplacer, de toute façon, répondit Jérémie en se dirigeant calmement vers son pupitre.

Quelque chose en Ulrich se brisa. « Une vie normale » n’était pas synonyme de quelque chose d’heureux. Il allait de nouveau prendre le système scolaire dans la figure, sans la moindre échappatoire. Il n’aurait plus l’orgueil de ses capacités surnaturelles pour se protéger des regards méprisants de ses parents. Il redeviendrait un cancre ordinaire, trop bête pour briller autrement qu’un ballon de foot au pied.
— Non Jérémie, attends ! Ne me fais pas ça ! s’étrangla l’adolescent. S’il te plaît ! Je ferai tout ce que tu voudras, je peux même arrêter de voir Jeanne, mais…
Choc. Jeanne sentit sa respiration se bloquer, incapable de croire ce qui venait d’être dit. Ulrich sembla réaliser son lapsus, et s’interrompit également.
— Eh Jeanne, t’as entendu ça ? Alors, c’était la peine de balancer notre amitié aux orties pour ce mec ? rit Odd du haut des escaliers qu’il avait finalement atteint.
La gifle qu’il reçut ne vint pas de Jeanne. Yumi le considérait d’un regard brûlant de fureur.
— Arrête de te donner en spectacle et rentre dans ce scanner. Tu ne fais qu’empirer les choses.
Elle crut voir un liquide noir suinter entre deux plaques du sol. Prise de panique, elle poussa Odd dans le scanner, mais n’entra pas encore dans le sien.

— Ulrich, dépêche-toi de venir, on a plus le temps ! On verra ça plus tard, on a le monde à sauver bordel ! explosa la japonaise, désespérée de voir ses camarades se déchirer en de telles circonstances.
Evitant le regard de sa petite amie, Ulrich Stern rejoignit le sommet des marches en un clin d’œil, et entra dans le scanner sans se retourner, honteux. Yumi croisa le regard de Jérémie, qui hocha simplement la tête. Elle rejoignit elle aussi l’embarcadère pour Xanadu. L’intellectuel termina le chemin vers son pupitre, perdant ainsi de vue les scanners, et entra la procédure de virtualisation.
Quand il termina, l’image de la caméra de surveillance du pont lui glaça le sang.
Une inspiration, une expiration. Il devait gérer ceci au plus vite. Il rajusta ses lunettes, et fit volte-face vers Jeanne.
— Ecoute. Je sais qu’on est pas en bons termes, mais je dois te demander quelque chose.
— Tu peux toujours crever, hoqueta Jeanne, en larmes. Tout est de ta faute. Tu pourris tout ce que tu touches. Odd, Ulrich, sûrement Yumi aussi… Je ne sais pas ce que tu fais de si important dans cet endroit, je ne sais pas ce que sont ces ombres noires, mais je refuse de t’aider. C’est sûrement de ta faute aussi, de toute façon.
— Le monde en dépend, Jeanne, insista Jérémie. Ces ombres noires peuvent tuer des gens. Il n’y a que nous à pouvoir les arrêter, mais pour cela, il faut que personne ne nous dérange. Et donc, j’ai besoin de ton aide.
Elle se mordit la lèvre. Ça avait l’air vraiment sérieux. Les autres avaient mis leurs différends de côté pour affronter cette menace surnaturelle, alors ne pouvait-elle pas faire de même, elle qui se prétendait meilleure qu’eux ?
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?


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Two Steps From Hell - Unforgiven

Xanadu était capable de changement. Ses explorateurs quotidiens l’ignoraient : ils n’avaient jamais connu que cette terre morne et triste. Seuls les Belpois avaient entraperçu sa gloire passée, et ils auraient été les seuls à ne pas être surpris du terrible vent de destruction qui soufflait sur ces paysages ardents aujourd’hui.
Au loin, le volcan s’était mis à cracher des cendres et des braises en souffrance partout dans le ciel. L’éclairage se faisait tout en noir et sang, des bourrasques apocalyptiques secouaient les feuilles des arbres. Les plus folles d’entre elles avaient attrapé une étincelle au vol, et s’étaient amusées à la partager et à la répandre, mais la flamme avait échappé à leur futile jeu pour venir dévorer la forêt. L’eau si claire du ruisseau était devenue noire, comme si elle n’était plus faite que de ces ombres hostiles qui peuplaient Xanadu.
— Mon Dieu, murmura Yumi. C’est…
— Pas le temps pour ça ! Il faut qu’on atteigne une tour pour endiguer le flot de spectres ! s’exclama Odd, pointant avec un air horrifié le ciel.

A première vue, il était uniquement noirci par la poussière. Mais quand on y regardait de plus près, avec des yeux de chat par exemple, une immonde masse tourbillonnante y avait élu domicile. Elle paraissait venir de chaque point de l’horizon, et se déverser par une plaie béante qui séparait le virtuel du réel. Ils devaient empêcher ça. C’était leur mission.
— Je pars devant, annonça Ulrich, le visage tendu. C’est moi le plus rapide. J’ai une chance d’atteindre la tour avant que ça ne soit trop catastrophique.
Personne n’était dupe : la situation était déjà catastrophique. Pour autant, il n’aurait servi à rien de retenir Ulrich. Il connaissait les risques, et c’était effectivement lui le mieux placé pour atteindre la tour à temps. Il disparut dans un éclair lumineux. Odd et Yumi, sans se concerter, suivirent d’instinct la piste fugace de cette étoile filante, tous les sens en alerte. Bien sûr, Ulrich les sema très vite, mais ils connaissaient le terrain à force, et ils n’avaient pas peur de s’égarer.
Sans même regarder, Odd abattit une ombre qui rôdait hors des buissons sur leur gauche. Yumi décapita un spectre volant d’un éventail bien placé, mais il ne fit que se diviser en deux en poussant un hurlement horrible.

— Génial, grogna la japonaise, on avait bien besoin de ça…
— On reste en mouvement ! commanda Odd. Si on n’est plus là quand leurs renforts arrivent, on ne risquera rien !
— Oh, moi qui avais prévu de faire du camping ! répliqua Yumi avec humour.
Ils bondirent au-dessus d’un tronc en flammes, bizarrement assortis. Le rouge du kimono de Yumi paraissait bien plus sinistre avec l’éclairage de l’incendie. Une branche manqua de s’effondrer sur eux, mais ils esquivèrent sans se poser de question. Quel que soit le substitut virtuel de l’adrénaline qui les boostait, il faisait bien son travail.
Une arme de Yumi décrivit une courbe gracieuse pour abattre une espèce de monstre difforme qui en avait après Odd. Ce dernier exécuta un saut qui l’amena derrière son équipière, lui ouvrant toutes les lignes de tir qu’on pouvait rêver sur la créature qui les menaçait depuis cette direction. Ils échangèrent un rapide regard approbateur pour se féliciter de leur travail d’équipe si efficace, et détalèrent.
Leur course au milieu de l’enfer se poursuivait, sans qu’ils aient de nouvelles de Jérémie ou d’Ulrich. Yumi ne pouvait s’empêcher de se demander s’il était arrivé quelque chose au génie, ou s’il était juste occupé avec…avec quoi pouvait-il bien être occupé ? Qu’est-ce qui pouvait être plus crucial que leurs vies et le monde ?!

Odd, de son côté, cligna des yeux. Cet arbre, il aurait juré que c’était un amas de tuyaux. Il secoua la tête. Ce n’était pas possible. Il devait rester alerte, sinon ils étaient cuits. Sans mauvaise blague.
— Par là ! indiqua Yumi, pointant le cours du ruisseau qui était revenu flâner auprès d’eux. Il faut qu’on traverse !
— T’es sûre de toi ? Est-ce que t’as vu la gueule de l’eau ? s’étrangla Odd, toujours sans cesser de courir à côté d’elle.
— Tu préfères courir à travers la forêt et faire un énorme détour ? répliqua la jeune fille. Manœuvre tremplin-toupie, maintenant !
Il dévia vers le cours d’eau, plongea tête la première pour atterrir en poirier, le nez à quelques centimètres de la substance noire visqueuse qui s’écoulait. Dès qu’il sentit le poids de Yumi sur ses pieds, il détendit les jambes, aidant sa camarade à se propulser jusqu’à l’autre rive. Elle se réceptionna parfaitement, et il eut à peine le temps de se remettre debout qu’elle le catapultait sans grand ménagement jusqu’à elle.
— Wow, ça me rappelle des souvenirs ! rit-il, pensant à cette fois où elle l’avait jeté par-dessus une crevasse qu’il n’osait pas sauter.
— La soirée diapo c’est pas pour…
Elle se figea. Le fleuve noirci et visqueux s’était changé en lourds câbles caoutchouteux qui disparaissaient dans les méandres du sol en métal. Plus un arbre, plus une flamme à l’horizon. Elle leva les yeux, et vit Jérémie debout face à Clara. L’usine, les escaliers vers les scanners, tout était là…comment ?

Elle cligna des yeux et tout disparut. Elle s’empressa de tourner la tête vers Odd, qui était aussi choqué qu’elle.
— Tu…tu as vu ça ?
— Qu’est-ce que ça veut dire ? bafouilla Odd, qui n’avait jamais fait face à un tel phénomène. C’était pas un de mes flashs, on est d’accord ? Tu les as vus aussi ?!
— Je crois que ça veut dire qu’on doit se dépêcher.


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IAMX - Kiss and Swallow

Quand elle sortit sur le pont, Jeanne n’avait aucune idée de ce qu’elle allait dire. Elle maudissait Jérémie Belpois, se maudissait d’avoir accepté, et maudissait déjà cette usine dont elle ne savait rien.
La situation était absurde : elle allait négocier avec des inconnus pour le compte de son pire ennemi. Dans la famille pauvre gourde, je demande Jeanne Crohin !

Nombreux sont ceux qui reproduisent les gestes dont ils ont oublié le sens, jusqu’au jour où le sang devient l’encre de la connaissance, cet instant punitif où l'expérience s'ancre définitivement dans la chair. Aujourd’hui, elle réitérait ce geste, ce simple fait d’aider les autres qui lui avait tant coûté. Pour avoir été trop gentille, on l’avait insultée, on l’avait traînée dans la boue, on lui avait attribué ce doux surnom de « la limace » à cause de sa transpiration particulièrement abondante lors des séances de Jim.
Alors, elle s’était reprise en main. Après la sixième, elle avait éliminé le problème de son poids, perdant kilo par kilo à l’aide de pilules dérobées et de footing intensif. A compter de ce jour, elle s’était jurée de ne plus jamais agir pour ses ennemis mais bien contre eux. En brisant son serment, elle ne pouvait qu’aller à la catastrophe.

Elle arriva en vue de sa cible, et du personnage inquiétant qui l’accompagnait. Le duo était assez atypique. D’un côté la mère de famille qui se voulait un peu fantaisiste et enjouée, pur produit de la société bourgeoise de gauche, et de l’autre…une adolescente rousse de leur âge, dont la longue chevelure flottait au vent, tout en dissimulant une partie de son visage. Il y avait dans son regard des ombres que Jeanne ne voulait pas voir de plus près, et malgré sa fascination maladive pour les cas désespérés, elle n’aurait jamais osé s’approcher de cet océan de noirceur.
La curiosité de Crohin envers les abysses emplies de désespoir et de volatilité mentale comportait quand même des limites. Même si Jérémie ne lui avait pas dit, elle aurait su qu’il s’agissait de Clara, celle qui avait signé cet étrange essai freudien sur la psychologie de Belpois junior…

— Qui es-tu ? s’enquit madame Belpois, d’un ton curieux. Tu sais où est Jérémie ?

Oui elle savait, mais elle ne pouvait pas le dire ! Elle paniqua face au regard de la mère en quête de son enfant, ne sachant absolument pas quoi répondre. « Oui mais il refuse de vous voir » ? « Non je ne sais pas où il est, Clara, va vite le rejoindre » ?
— Il…il a dit que c’était plus sûr pour vous de rester dehors, balbutia Jeanne. Il vous expliquera tout en temps voulu, mais il a besoin que vous fassiez ce qu’il dit pour l’instant…
N’ayant aucune idée des relations de Jérémie avec sa mère, elle ne pouvait imaginer à quel point elle était à côté de la plaque. Mais Agnès Belpois prit cela pour de la considération de la part de son enfant si froid d’ordinaire.
— Il est à l’intérieur ? Je m’en fiche si c’est dangereux, je veux y aller avec lui !

Clara retint un sourire satisfait en observant la scène. Comme elle l’avait prévu, il avait fallu que Jérémie détourne des ressources pour gérer le problème de sa mère. Il devait désormais être en sous-effectif. Quoique, cette fille ne faisait peut-être même pas partie de la bande…bah, peu importait. Elle avait réduit la marge de manœuvre de Belpois par la simple présence de la matriarche, et il était temps désormais de se présenter comme le messie. Ainsi passa-t-elle tranquillement de son pas félin à côté de Jeanne, sans manquer de lui adresser un regard torve avant de s’avancer vers l’usine. Crohin ne fit rien pour la stopper, ce qui confirma le sentiment de Clara : Jérémie avait besoin de toute l’aide disponible. Même si c’était la sienne.
Alors qu’elle s’apprêtait à s’engouffrer dans l’antre du malheur, cette usine qui lui avait tant coûté mais qui continuait à la fasciner, Clara jeta un ultime regard vers l’extérieur, dernier apport de luminosité naturelle avant un bout de temps, si tout se passait comme prévu. Ce qu’elle vit la rassura, elle se sentait dans son élément, de vide intersidéral. En effet, le ciel semblait absent, à sa place se tenait cet infini blanc, cette masse sans fin qui rappelait les plaines translucides de Xanadu.

Ciel et terre semblaient ne faire qu’un. Et c’est là qu’ils commencèrent à tomber, par dizaines puis par centaines, ces petits bouts de froid. Alors qu’ils descendaient en spirale vers eux, elle aperçut nettement ce fluide sombre qui s’élevait entre les deux filles restées sur le pont, fumée sinueuse, hésitante, palpable puis qui disparaissait, à nouveau les flocons étaient la priorité de son regard, puis la noirceur revenait, instantanément effacée par la pureté du ciel. Elle prenait vie, se renforçait, jusqu’à prendre la forme de son avatar virtuel. Son corps mutilé par les coups des ombres, mais néanmoins gracile, semblait fendre l’air. Comme la lame d’un couteau.
Soudain, l’avatar de Clara Loess quitte la glace de Xanadu, s’élève. Les fronces de sa robe, un justaucorps vert amande piqué de strass, ont à peine le temps de tournoyer. Comme figés. Pourquoi est-elle vêtue comme ça ? Tenue de l’ultime valse ? Un tour, deux tours, trois tours. Et encore un demi avant que les pattes griffues ne retombent sur le pont craquelé, empli de fissures zigzagant en son sein. Ce spectacle était inlassable.
Malgré la crainte enfouie, le traumatisme certain de sa blessure, elle ne pouvait s’empêcher de désirer cette jouissance qu’elle avait connue, ces instants marqués à jamais, dévolus au passé mais qui pouvaient redevenir présent.

« Ce que j’ai surtout remarqué, c’est que cette jeune fille a besoin de transgresser les règles. De traverser des choses violentes pour éprouver son propre corps et découvrir où se trouve son propre plaisir, même si cela la place dans des situations particulièrement inconfortables. »

En l’observant, cette frontière mêlée d’irréel et de concret qui se manifestait à nouveau devant elle, Clara Loess ne pouvait s’empêcher de repenser à ce qu’elle avait écrit, note griffonnée à la va vite sur son bureau, avant de partir pour cette mission suicide, dont elle avait peu de chances de revenir intacte.

De toutes les passions, celle qui est la plus inconnue à nous-mêmes, c’est la folie. Elle est la plus ardente et la plus maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible et que les dommages qu’elles causent soient très cachés. Le repos dans la quête permanente de lucidité est un charme secret de l’âme qui suspend soudain les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres résolutions. Pour donner enfin la véritable idée de cette passion, il faut dire que la folie est comme une béatitude de l’âme, qui la console de toutes ses pertes et qui lui tient lieu de tous ses biens.
La maladie s’est réfugiée dans une région plus profonde de l’être, comme pour échapper au regard du médecin, et c’est à présent l’âme qui est atteinte.
Et puis, n’oublie pas maman, échapper à la question n’est pas la résoudre. Jamais.


Comme hypnotisée par le ballet dément qui se déroulait – ou non – devant elle, Clara dût se forcer à tourner les talons et, après avoir descendu le long du filin, entendit les éclats de voix de Jeanne qui s’efforçait de retenir Agnès par tous les moyens. Du coin de l’œil, elle remarqua la matière sombre qui commençait à suinter des murs, et accéléra le pas. Elle avait observé au cours du trajet que les spectres se dirigeaient bien plus fréquemment vers la mère de Jérémie que vers n’importe qui d’autre. Il ne faisait aucun doute que jamais elle ne parviendrait à mettre un pied dans l’usine.
Ça semblait clair, presque acté. Jamais Agnès Belpois ne saisirait ce qui avait à ce point soudé son mari et son fils.


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Daughter - Get Lucky (Daft Punk cover)

Une forêt d’odeurs. Des ours aux poils musqués, des lapins souterrains, des volatiles parfois trop tactiles, des limiers à peau flasque. Le parfum d’une fillette aux cheveux shampouinés. Des émanations de souris grillées (un nid de rongeurs a pris feu), des gobelets de citronnade contre une pièce polie et une hachette pour bosser (des rondins de bouleaux à débiter).
Dehors déjà, des effluves de graisse et de chèvrefeuille. Les taons s’attaquent à la chair tendre. Le siège en skaï sur lequel le petit a vomi sera remplacé. Le rétroviseur sera agrémenté d’un attrape-rêves. Il ne servira plus que de loin en loin. L’oubli va ronger la mémoire, gagner du terrain. Mais le visiteur ne peut néanmoins s’empêcher de songer à ces montagnes lointaines, son terreau tendre, ses travailleurs qui vivent en autarcie, amoureux de leurs chiens, à ses empreintes d’oiseaux qui criblent la boue.

Dans un savant mélange de fleurs et d’animaux, la serre zoologique de Vincennes c’est surtout une végétation luxuriante choisie en symbiose avec la faune appropriée. Une pensée de jeunesse du créateur Marc Thiels exécutée par l’âge mûr, preuve qu’il ne faut jamais lâcher ses rêves. Il faut savoir qu’un tel parc ne consiste pas bêtement à imiter la nature, mais à en assembler les ingrédients pour exprimer la plus haute idée du bonheur. Effectivement, si vous prenez une forêt primaire, pour le ‘non initié’, c’est un milieu éminemment hostile, sombre, inquiétant alors qu’au contraire, un jardin s’édifie, quels que soient ses codes culturels, dans la lumière et la sérénité. La serre zoologique de Vincennes procède de cette utopie en trois dimensions : zoologique, florale et humaine, ce dernier représentant l’apport du visiteur et du personnel.
Tout est parti de là, tout finira là, et voilà déjà une première réflexion : de multiples religions sont nées dans le désert, impliquant un aspect horizontal certain, notamment pour les bédouins qui le traversent de part en part. Alors qu’en forêt vierge, tout est un appel de verticalité, d’élévation, et le divin se rencontre dans le foisonnement, la multitude et la diversité. La serre zoologique de Vincennes réunit à la fois cette horizontalité et cette verticalité, les merveilles du monde sous des angles différents.

Tandis que la petite Yumi se baladait dans l’allée des toucans et s’apprêtait à tourner dans une direction qu’il lui restait encore à choisir entre l’avenue des acacias et le quartier des amphibiens, une certaine boule à l’estomac commençait à se manifester. La japonaise avait toujours considéré qu’il n’y avait rien de pire que de mentir à son entourage. Et elle s’en voulait de mentir à ses parents sur le prétendu goûter d’anniversaire chez une copine, elle s’en voulait de cacher à son meilleur ami qu’un proche lui avait donné rendez-vous, dans un endroit neutre, là où seules les oreilles des bestioles en cage sont attentives.

Une très jeune fille, onze ans à vue d’œil, d’origine étrangère de surcroît, qui gambade seule dans un endroit où la famille règne, ça ne passait évidemment pas inaperçu. Tous la regardaient, pourtant personne ne l’abordait pour lui demander si elle était égarée, beaucoup s’imaginant simplement qu’il s’agissait d’une mendiante qui aurait profité du grillage extérieur approximatif pour s’introduire dans leur lieu de détente favori.
Yumi ne pouvait déjà plus supporter ce mélange de réprobation et de condescendance qui s’exprimait dans les yeux de ceux qui la croisaient. Du coup, quand elle retrouva enfin Ludwig Belpois à l’ombre d’un peuplier remarquable, elle fut soulagée d’être enfin avec un adulte. On lui ficherait peut-être enfin la paix !

— Allons dans mon cabanon de campagne, il est à deux pas. Je t’ai donné rendez-vous ici car c’était plus simple pour se retrouver. Le cabanon, on ne peut y accéder que par un chemin de terre dissimulé, dans la partie privatisée du parc. Seuls des biologistes d’exception ont droit à un petit pied à terre. J’ai hérité du mien suite à la rencontre d’une collègue, celle qui m’a fait prendre conscience que la nature était exceptionnelle. Et que c’était un bien grand tort de vouloir la réduire aux seules limites du réel. Tu es prête à me suivre Yumi ?

Avait-elle vraiment le choix ? Elle savait que non. La fillette acquiesça donc. A l’aide d’un badge d’accès, d’une poignée de mains échangée et de quelque bonne volonté dans les jambes, ils arrivèrent à destination.

Et, aussi étonnant que cela puisse paraître, on se sent tout de suite bien dans le cabanon de Ludwig Belpois. D’abord grâce à la façon dont il accueille : sans effet de style, prêt à la rencontre. Il est là, avec ses bottines, son teint moins glacé que d’ordinaire et cette précieuse curiosité scientifique dans le regard. Pas la moindre teinte de supériorité en vue. Pour la première fois, Yumi se fit la réflexion que c’est en réalité si bon d’être salué d’égal à égal. Une cruche d’eau citronnée et deux verres emplis de mosaïques attendent le duo sur la petite table du modeste salon. Quel poème, ce cabanon ! Plein d’âme, tendu vers le ciel, fort sur ses bases, accroché à un jardin sauvage en plein cœur de la plus ravissante réserve naturelle du pays...

— On est tellement bien ici, murmura le quinquagénaire, que j’ai parfois peur qu’un type débarque et dise : "C’était pour rire, il faut la rendre maintenant !"

Aux alentours, il y a ce petit carré de bois que Ludwig dessouche pour y replanter les essences locales qui servaient à fabriquer le jus d’abricot, comme sur ces cartes d’Ancien Régime à l’aquarelle pâle commandées par Marie-Thérèse d’Autriche. Le père de famille cultive cette utopie de vivre un jour en autarcie, parce qu’il ne « croit plus du tout à la société civile et à l’économie occidentale. »
Affuté par la taille des arbres et le travail au jardin (quatre heures par jour quand il est en vacances et qu’il ne travaille pas sur son "grand projet"), il se recoiffe d’un geste avec cette grâce un peu rustre qui le rapproche d’un Depardieu, avec sa grosse veste de laine noire sur le dos et la main droite brûlée par une lointaine solution corrosive. A le voir là, il ressemblait plus à un bucheron bobo qu’à un éminent scientifique.

— Mh...
— Oui Yumi ?
— Jérémie m’a dit que vous aviez très tôt eu une sorte d’attirance pour... l’art et la beauté en général. Ça se remarque ici d’ailleurs, contrairement à votre maison qui est plus... froide. Je me demandais... pourquoi cet endroit est si beau, en comparaison à votre salle à manger par exemple ?
— Effectivement, répondit Ludwig de son ton neutre qui était de retour, j’aime les belles choses, celles qui sont utiles, pas la décoration de mauvais goût qu’essaie de m’imposer ma femme. C’est d’ailleurs pour ça que notre maison est vide. Pas parce que je dis non à tout bibelot, mais plutôt parce que nos goûts ne sont pas compatibles. Du coup, mieux vaut un vide de convenance qu’un arrangement hétéroclite.
— Je comprends, c’est plutôt malin, admit Yumi. Mais au fait, cet intérêt pour toutes ces belles choses, c’est venu d’où ?
— Ah ça... je ne venais pas du tout d’un milieu porté là-dessus. Mon père était douanier et ma mère faisait des ménages. Gamin, j’aimais dessiner, mais pas plus qu’un autre. En première année chez les pères, on a eu un cours d’esthétique. Parmi eux, il y avait le père Thierry, un prof d’histoire de l’art dont tout le monde se foutait, sauf moi. Grâce à lui, j’ai découvert la peinture et les biographies de peintres dans sa bibliothèque. Je voulais vivre leur vie, une vie sans horaire, une vie de bohème. Or, je vivais à l’opposé de ça, avec la messe tous les matins, les trop nombreuses leçons que j’étudiais toutes scrupuleusement à la bougie, jusqu’à en devenir myope. Aujourd’hui le monde a basculé mais dans les années 70 on était tous encore de culture catholique dans ma région. J’ai eu des pensées rebelles, mais je n’ai jamais agi dans ce sens.
Avec le recul, j’ai pris conscience que j’essayais à ce moment d’échapper mentalement à la froideur mécanique de mon père, j’avais peur de lui ressembler. Jérémie n’a jamais tenté de fuir sa vraie personnalité lui, du moins pas encore. De toute façon, on est tous comme ça dans la famille... je suppose que l’on ne peut jamais échapper à qui on est vraiment. Mais l’art m’a porté, c’est certain, plus que mes parents. Le simple fait de dessiner... ça a commencé par des personnages, mais j’ai vite compris que mon véritable plaisir résidait dans la création de paysages somptueux... au service du progrès, du futur.
— Alors la science et l’art ne sont pas incompatibles ?
— Pas du tout... la science est justement la plus belle forme d’art qui puisse exister. Et puis, tu sais, je mène un peu une vie d’artiste en fin de compte, ce qui prime c’est le doute. Avec des certitudes, on ne découvre rien. Il faut d’abord accepter de se tromper et le reconnaître pour aboutir à un résultat.

Dans son petit bureau aménagé, Ludwig montra à Yumi un duo d’objets qui lui tenaient particulièrement à cœur : un véritable silex d’il y a 30 000 ans et un morceau de goudron dans lequel une fourchette en plastique s’est encastrée.

— Je l’ai ramassé en rue alors que je revenais d’un mois dans les Pyrénées-Orientales à visiter des grottes à peintures rupestres, tellement émouvantes. Je me suis dit que cela représentait l’histoire de l’humanité : l’outil d’Homo sapiens sapiens – non ce n’est pas une erreur Yumi, cela regroupe toutes les populations humaines vivantes et toutes celles qui les ont précédées et qui leur étaient très similaires. Bien entendu, on peut aussi voir cela comme une tragique métaphore de notre capacité à gaspiller et à détruire.

Mais Ludwig n’est pas qu’amer, loin de là. Il revient à Yumi, lui montre un livre empli de calculs, s’intéresse à son totem attribué en classe pour le fun « Alaskan pile ou face », s’amuse qu’ils soient tous les deux Taureau.

— Ah zut, si j’avais su on aurait prévu de boire et de manger alors !

A vrai dire, l’humanité de Ludwig a nourri Yumi bien plus qu’un cinq-services. Ce qu’elle ne savait pas, à l’époque, c’est que Ludwig ne se montrait jamais chaleureux sans raison précise. Mais elle le comprit à l’instant où il prononça cette phrase :

— Autant être honnête, je vais avoir besoin de toi dans les mois qui viennent Yumi. Il est bon que tu le saches, dès à présent. Car une abomination est si vite arrivée. Une urgence aussi.
— Je ne comprends pas de quoi vous voulez parler... Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— Pour quelque chose de très important. Tu sais, un secret au fond a plus d’importance dans ce qu’il cache que dans ce qu’il révèle. Et je pense que tu comprendras très vite tout ce qui se dissimule derrière cette phrase bien énigmatique.



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Jérémie s’était assis à ses écrans, fixant résolument ce qui se passait sur Xanadu. La situation paraissait apocalyptique, malgré les aptitudes de Yumi et les progrès considérables d’Odd. Ils s’en sortaient, mais progressaient à peine. L’usine fut secouée par un petit séisme qui manqua de le faire chuter de sa chaise. L’intellectuel remonta nerveusement ses lunettes sur son nez, coula un regard à la caméra de surveillance qui lui retransmettait l’entrevue de Jeanne et de sa mère.

Satou Naoki - Madamada Yoyuu! (Assassination Classroom)

Un bruit de pas lui parvint. Il ne sut pas vraiment s’il devait s’en réjouir ou s’en mortifier. Il se leva néanmoins, se retournant vers la nouvelle arrivante.
Les cheveux roux de Clara avaient poussé, lui arrivant maintenant au milieu du dos, et lui conférant cette assurance insolente dans le maintien. Elle avait grandi. Tout son visage était exposé à la lumière du jour, y compris la partie qu’elle dissimulait d’ordinaire sous ses mèches. Les cicatrices hideuses laissées par Xanadu goûtaient à l’air de l’usine pour la seconde fois, et l’aspect monstrueux qu’elles donnaient à leur porteuse fit froid dans le dos à Jérémie. Avait-il commis une erreur ?
Elle lui jeta un sourire éclatant.

— Hey Jérémie ! Ça faisait une paye ! Comment tu vas ?
Il était le seul à qui elle n’ait jamais osé trouver de surnom ridicule. Lui garda son expression glaciale et hautaine.
— Tu t’es servie de ma mère.
— Allez, c’est de bonne guerre, tu t’es servi de moi pendant des mois ! Je me trouve même plutôt sympa, c’est pas cher payé. J’ai même fait abstraction du fait que tu m’avais défigurée.
Elle l’insupportait. Aussi flamboyante que lui était hivernal, Clara et lui s’étaient pourtant retrouvés un temps autour de l’apprentissage du fonctionnement du Supercalculateur. Aujourd’hui, c’était lui qui les réunissait à nouveau. A croire qu’il en était le seul capable.
— Je ne suis pas responsable de ce qui t’est arrivé. Je ne savais pas que Xanadu pouvait réagir de cette façon en cas de suicide virtuel.
La rousse éclata de rire, franchit la distance qui les séparait, et lui souleva le menton du bout de l’index. Il détestait cette façon de se tenir qu’elle avait. Si jouer les séductrices un peu dominantes marchait avec Odd, il en fallait plus pour intimider le fils de Ludwig. Il soutint froidement son regard.
—Allons Jérémie… tu voudrais me faire croire qu’un mécanisme de ce monde virtuel te serait inconnu ? S’il te plaît, on se connait depuis un moment, tu n’as pas besoin de me mentir.

Agacé, il écarta la main de l’adolescente. Elle ne serait décidément jamais prête à entendre la vérité. Alors qu’il allait répliquer, une nouvelle secousse ébranla la pièce, et en clignant des yeux, Jérémie crut voir Yumi en train de lancer ses éventails. L’apparition s’effaça avant même qu’il puisse réellement se poser la question de sa tangibilité, mais elle eut le bon goût de le ramener aux affaires les plus pressantes.
— Mets-toi dans un coin et ne me dérange pas. Les autres piétinent sur Xanadu et ils ont besoin de mon aide, fit-il avant de retourner vers ses écrans.
Sa marche, qu’il aurait cru solennelle, fut entachée par les éclats de rire dissonants de Clara.
—De ton aide ? A toi ? Toi qui reste planqué derrière tes moniteurs sans oser mettre un orteil là où ça chauffe, tu voudrais les aider ?

Elle posa la main sur son épaule. Il eut l’impression de sentir des griffes se planter dans sa peau, alors que ses mots se fichaient désagréablement bien dans son orgueil.
— Laisse-moi y aller. On sait tous les deux que je peux sauver la situation, la Terre, et tout ce à quoi tu tiens.
Jérémie tiqua sur le dernier élément. Son père ? Cette pauvre fille avait vraiment des prétentions astronomiques. Mais il devait reconnaître qu’elle savait se battre. Même plutôt bien. Et qu’en l’état actuel des choses… il ne pouvait cracher sur l’aide de personne.
— Eh bien, fais-donc. Eblouis-moi, répondit Jérémie d’un ton tranquille, ses doigts reprenant avec sûreté leur place sur le clavier.
Il ne vit pas le sourire qui se dessinait sur le visage de Clara, tout comme il ne la vit pas se précipiter vers les escaliers, sa chevelure flamboyante déployée derrière elle. Avec une telle grimace carnassière, ses cicatrices prenaient une dimension démoniaque, comme si sa peau s’était craquelée pour laisser apparaître sa véritable nature. Une plaie, au sens propre comme au figuré. Une plaie béante en souffrance qui n’attendait qu’une seule chose : que le calvaire cesse.

Les portes du scanner se refermèrent sur elle. Elle se sentit bizarrement détendue, alors que pourtant, à son dernier retour de Xanadu, elle était en sang et en panique. La dernière fois, elle y avait tout perdu. Aujourd’hui, elle y avait tout à gagner. Alors que l’appareil commençait à ronronner, elle se demanda ce que le monde virtuel lirait en elle quand il analyserait son subconscient. Xanadu les jugeait-il ? Pouvait-il, au regard de tout ce qui était enfoui au fond d’eux, déterminer s’il préférait certaines personnes ? S’il en détestait certaines ? Clara n’aurait jamais l’occasion de le lui demander.
La première chose qu’elle perçut en arrivant sur Xanadu, ce fut une odeur.

Une odeur de charbon, qui prenait le nez. Elle n’aurait absolument pas su expliquer comment une telle chose était possible : le monde virtuel lui avait toujours paru dénué de fragrances quelconques. Elle se réceptionna sur ses quatre pattes, s’examina rapidement. Pas de transformation majeure. Elle avait toujours des griffes, toujours ces chaînes rouillées décoratives, toujours son cimeterre dans le dos et ses vêtements déchirés. La seule chose qu’elle ne put pas voir, c’est que sous sa capuche, son visage à moitié rongé par les ténèbres s’était maintenant légèrement allongé. Et si elle avait passé la langue sur ses dents, elle aurait senti des crocs bien plus redoutables.
_________________
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Dernière édition par Minho le Lun 08 Oct 2018 11:43; édité 1 fois
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