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  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

Réponses: 42
Vus: 87369

MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Jeu 19 Juil 2018 10:05   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Bonsoir.
Tout d’abord, ma réponse à votre enthousiaste commentaire *Odd Della Robbia*.
Eh oui, vous l’attendiez, Odd a lui aussi eu droit à sa douloureuse tentative de connexion à la fameuse tour de Xanadu. Effectivement, comme vous l’avez soulevé, tout n’est pas qu’échec puisque cela lui a permis d’entrapercevoir une vérité jusque-là dissimulée (à ses yeux et aux vôtres du moins). Pour ce qui est de la "réconciliation" Odd-Jeanne, je crains que vous ne tombiez de haut à la lecture de ce chapitre. Allez, encore quelque digression, et la première ligne sera là.
Après deux mois de partiels, il est temps pour l’oiseau de s’envoler à nouveau. Pour l’un des ultimes posts de cette fanfiction… genre au départ bien primitif mais désormais accepté dans notre société. Qui a bien changé, tout comme l’enseignement de cette discipline chère à nos yeux et qui est le français.
En effet, l’école va évoluer et intégrer ces éléments sous diverses façons et pour diverses raisons. Le canon littéraire va dès lors lui aussi évoluer (dans et en dehors de l’école). Apparaissent en classe des livres issus de la paralittérature (littérature de jeunesse, BD, science-fiction, la littérature contemporaine même la plus commerciale [Alexandre Jardin, plus récemment Levy et Musso, etc.]). Les publics ont changé ainsi que les types de littérature. Cela peut sembler surprenant mais la première fanfiction que j’ai lue… c’était en classe ! J’avais en effet un professeur de terminale passionné par les ajouts que les lecteurs-écrivains peuvent faire à un univers déjà bien en place, celui de Stephen King dans notre cas d’observation.

Les référents théoriques vont changer également (et ce, dès les ’70). Les enseignants n’ont plus comme formation principale une formation historique et critique biographique mais aussi une formation linguistique et théorique (ils ont lu Genette, Saussure… pendant leurs études). Et on le voit très vite dans les classes (ça ne fait pas que des heureux). L’histoire n’est plus le seul moteur d’intérêt, une multitude d’analyses convergentes se développent.

Les modalités d’enseignement évoluent aussi : le maître entre dans une relation d’échange où l’élève est placé de plus en plus au centre de l’enseignement. Les cours ex cathedra sont diminués et remplacés par des séances plus ludiques où l’élève s’exprime (avis sur une œuvre…), peut proposer ses propres écrits (ce qui était inenvisageable avant), oisillons munis d’une seule plume mais néanmoins prêts à en acquérir de multiples si l’exercice est récurrent.

Néanmoins, il faut garder à l’esprit que la didactique de la littérature apparaît davantage comme un espace de questions que comme un lieu de construction d’une théorie cohérente de la littérature, de son enseignement et de son apprentissage. Loin d’être un champ de recherche qui aurait su imposer ses vues dans la constitution des programmes d’enseignement, la didactique du français, dans le domaine de la littérature comme en d’autres, est plutôt un champ de conflits théoriques.
Ces conflits théoriques « portent aussi bien sur le statut des objets enseignables et sur les conditions de leur enseignabilité que sur la sélection des outils théoriques permettant l’approche de ces objets. » (Daunay, 2007: 141)
Il n’est donc pas chose aisée de délimiter de manière rigoureusement scientifique le sujet en question.

Soit on considère que la didactique de la littérature est un objet spécifique soit on considère que la didactique n’a pas de primauté, que tout se déroule au sein d’une didactique du français, au sein d’une discipline scolaire qui ne veut pas montrer son développement. Certains, trop précautionneux pour aborder de telles vérités célestes, ne rechignent pas à utiliser des pseudonymes, masquant dès lors leur véritable identité.
La question est donc simple : qui suis-je, moi, petit écrivain de forum guilleret ou entité malveillante prônant une didactique littéraire de l’extrême ?
Si divulguer le secret peut sans doute être source de regret, aujourd'hui il est néanmoins grand temps de vous faire part du mien.
  Sujet: [Fanfic] Le futur nous appartient  
Sorrow

Réponses: 15
Vus: 30783

MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Mer 13 Juin 2018 11:18   Sujet: [Fanfic] Le futur nous appartient
Bonsoir cher Silius Italicus, ainsi donc il y a des mastodontes qui sont restés ignorés de la critique ?
Selon mon humble expérience, il me semble que tout relève de l’interprétation dans cet enchaînement d’événements qui se renouvelle, lentement mais sûrement, sur ce topic.

On peut définir l’herméneutique – du nom du dieu grec Hermès – comme « l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens ». L’herméneutique engage un travail d’interprétation certain. Elle suppose que les signes et les discours ne sont pas transparents, et que derrière un sens patent (l’usage de la translation et de ses conséquences dans votre cas) reste à découvrir un sens latent, plus profond ou plus élevé, c’est-à-dire, dans notre culture, de plus grande valeur. On interprète quand, pour une raison ou pour une autre, le sens littéral ne semble pas (ou plus) aller de soi et qu’il faut faire appel à un autre niveau de sens. C’est un peu l’effet que me fait votre récit, chacun est libre de choisir tel ou tel parti, de considérer tel acte comme courageux ou, au contraire, totalement lâche. Avec la palette de personnalités que vous proposez, le lecteur est tout à fait libre de se prendre d’affection pour le redoutable Vladimir ou encore pour la néfaste Ge Mingtai, parmi tant d’autres.


L’être humain utilise tout le temps des signes : verbaux, posture, intonation… et c’est ce qui transparaît le mieux au sein de votre récit. Les personnages sont caractérisés la plupart du temps non pas par leurs pensées mais par leur comportement en société, doublé des éléments de caractères qui ressortent lors des dialogues, conformément à ce que j’avais relevé la dernière fois. Le langage semble être ici un ensemble de signes révélant l’intériorité et la littérature que vous nous proposez est un endroit où s’expriment ces signes.
L’homme est un animal interprétatif : quand quelqu'un dit « il fait froid », quelqu'un d’autre comprend qu’il faut augmenter le chauffage ou fermer la fenêtre. Et ce sont ces jeux de langage qui sont attirants dans ce cher futur, toujours rempli de sous-entendus, d’implicite, même lors des descriptions (parfois bien longues, nous avons là un point commun).


Quand l’histoire racontée ne permet pas de comprendre ce qui est en jeu, l’interprétation s’impose chez le lecteur qui tente de comprendre où vous allez nous emmener, comment ça va se finir. Car c’est bien là ma difficulté ainsi que mon plaisir premier, le chemin proposé est tortueux, plus insaisissable que le plus abstrait des songes printaniers.

Au dix-neuvième siècle, quand l’herméneutique se développe, il apparaît que la forme et le fond sont liés (un même message sous des formes différentes peut être mieux accepté [la forme peut adoucir ou tempérer le message]).
En littérature, la forme est essentielle parce que c’est elle qui fait l’objet du travail de l’écrivain (le fond/le contenu/l’histoire racontée n’est pas tellement important(e) en réalité).
Les choix formels (temps utilisés, vocabulaire…) font apparaître les vrais enjeux de la fiction. Et c’est cela que je retrouve chez vous mon cher Silius, ou presque. L’histoire n’aurait pu être qu’un prétexte pour laisser s’épanouir un style pointilleux, presque ergoteur (comme dans certains de vos OS par exemple), mais ici force est de reconnaître que le scénario est tout aussi bien ciselé.

Mais qui suis-je pour juger des événements racontés ? En effet, l’activité d’interprétation ne participe pas d’une logique de vérité. Une interprétation n’est pas « vraie » par rapport à d’autres qui seraient « fausses », et vous ne manquez de le préciser en commentaire, j’en profite pour vous féliciter de votre travail sur les fanfictions subsistant en ces lieux d’ailleurs.
Ce que je tiens à exposer ici, au niveau des différences d’interprétation, est bien perceptible en musique : la version originale de Get lucky des Daft Punk, son interprétation par Post Modern Jukebox ou par Daugther sont tout aussi légitimes, il n’y en a pas une vraie et les autres fausses (c’est aussi vrai pour la musique classique : la réalisation par tel chef d’orchestre n’est pas « plus vraie » que celle faite par un autre chef d’orchestre).

Même s’il y a des différences entre les interprétations musicale et littéraire, les principes sont communs.

On ne délivre pas la vérité du texte en interprétant parce qu’il n’y a pas de vérité d’un texte à mon sens (même pas celle de l’auteur). Dans votre cas, à la lecture de ce scénario bien rodé, on part de questions surgies à la lecture des lignes engrangées pour éprouver le plaisir de lecture, questions qui peuvent toucher tant la forme que le contenu (« Pourquoi on utilise ces temps ? », « Pourquoi cette scène se finit-elle de cette façon ? »…). Ce qui est un plaisir quand tout est minutieusement pensé dans les moindres détails, comme ça semble être le cas chez vous depuis un certain temps déjà.
Après s’être posé des questions, on va essayer d’y répondre. On va alors isoler des aspects, des passages de l’intrigue qui nous interpellent et nous paraissent importants pour répondre à toutes ces énigmes mises en travers de notre chemin (les questions influencent l’interprétation). Et je finirai d’ailleurs sur cette interrogation : est-ce que les personnages s’altéreront au fil du temps comme nous pouvons le prévoir ?

Au plaisir de revenir dès le prochain chapitre pour parler plus en détails du dantesque topos que vous nous invitez à découvrir,

Votre morbide charogne,
Sorrow.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

Réponses: 42
Vus: 87369

MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Sam 12 Mai 2018 09:12   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 11
Le jour du soleil noir


The Police - Every Breath You Take (Deep Chills Remix)

Ça a duré quelques instants. Un bref moment de disgrâce où je me sentais abandonnée par le ciel, rejetée par la terre qui me portait, par l’air qui me refusait le souffle, par l’eau qui privait mes yeux de larmes. Seul le feu s’était accru, car je me consumais de fureur et de jalousie. Mais maintenant, je réalise à quel point j’ai été pitoyable. Et ça m’emmerde. Plus que tout. J’ai toujours détesté ce genre de filles qui chialent à la moindre incartade de leur mec. Celles qui vérifient les messages, qui examinent perpétuellement le langage corporel à la recherche du moindre signe... je n’ai jamais été comme cela, et il ne faut surtout pas que je le devienne. C’était sans doute vraiment qu’un entraînement de lutte... et puis, même s’il se tapait Yumi au fond... est-ce que cela m’atteindrait vraiment ?

Rien n’a pour moi d’existence, à commencer par moi-même. Il me semble parfois que j’imagine que je suis, que j’existe. Ce à quoi je parviens le plus difficilement à croire, ce ne sont pas les religions, la magie ou encore les licornes, non non... C’est bien plus compliqué de se persuader de sa propre réalité. Je m’échappe sans cesse de ce maelström d’illusions qu’est la vie et ne comprends pas bien, lorsque je me regarde agir, que celle que je vois agir soit la même que celle qui regarde, et qui s’étonne, et doute qu’elle puisse à la fois être actrice et contemplatrice de ses propres actes.
De ce que j’ai pu observer, la femme éprouve seulement ce qu’elle s’imagine éprouver. Je le vois bien avec mon copain : entre aimer Ulrich et m’imaginer que je l’aime – et puis, entre m’imaginer que je l’aime moins, et l’aimer moins concrètement, qui verrait la différence ? Dans le domaine des sentiments, le réel ne se distingue pas de l’imaginaire. Suffit-il d’imaginer qu’on aime pour aimer ? Ou est-ce la peur de la solitude qui nous pousse insidieusement à trouver un partenaire ? Que ce soit en amour ou en amitié d’ailleurs... Ça devait se finir comme cela avec Odd, c’était écrit. J’ai toujours été la dernière relation avouable de ceux qui tournent mal. Mon père m’a souvent répété que je suis le genre de parasite qui vit le vice par procuration, qu’en côtoyant ceux qui sombrent je me nourris également de leurs peines, pour me rappeler que ma vie n’est pas si mal. Peut-être qu’il n’a pas tort dans le fond. Bref... la combinaison red bull-nicotine a dû me monter à la tête pour que je puisse penser ne fût-ce qu’une seule seconde que mon crétin de vieux puisse avoir raison. Les parents ont toujours tort c’est bien connu. Ils font des tas d’erreurs dans l’éducation, dans le relationnel, dans tout, les Della Robbia ne sont même pas foutus de voir que leur fils se fout en l’air !

— Jeanne, souffla encore Stern derrière la porte. Ouvre-moi...
— Pas ce soir Ulrich, pas ce soir... J’ai besoin d’être seule, on parlera par sms si tu y tiens tant.
— T’es certaine que tu ne veux pas me laisser entrer ? Je commence à plutôt bien te connaître, tu vas le regretter...
— Si tu es prêt à entendre ce que j’ai à te dire sur Jérémie sans t’énerver... tu pourras entrer.
— Je resterai calme et à l’écoute quoi qu’il arrive, assura Ulrich en accentuant bien chaque syllabe. Je te le promets Jeanne.

Deux secondes plus tard, la porte se déverrouilla et Stern entra. Il s’assit aussitôt sur le lit, froissant les draps déjà souillés par une multitude de miettes de provenance inconnue. D’ordinaire grande gueule, le sportif était cette fois conscient qu’il valait mieux se taire et écouter ce que sa petite amie avait à lui dire.

— Tu m’as menti... Tu les fréquentes en permanence, Yumi, Jérémie... tu m’as menti, sinon tu ne te cacherais pas ainsi pour une simple séance de sport. Et puis... le nombre de fois que j’ai vu le nom de Jérémie apparaître sur ton portable, les regards qu’il t’adresse quand nous sommes dans la cour... il y a trop de signes, tu ne peux plus nier.
— C’est vrai, admit Ulrich en haussant innocemment les épaules. Ce sont mes amis. Parmi tant d’autres. Quel est le mal à ça ? Tu ne vas quand même pas commencer à trier toutes mes fréquentations...
— Mais putain ils sont tarés ! T’as vu dans quel état ils mettent Odd ? J’espère que tu n’as rien à voir avec ses plaies comme il le prétendait, sinon je ne te le pardonnerais jamais.
— Je ne l’ai jamais touché Jeanne. Jamais. Odd est fou, il divague. Il s’invente une vie et il serait grand temps que tu t’en rendes comptes !
— Il exagère peut-être mais pas au sujet de Jérémie et Yumi. A deux, ils constituent le mal. Je le sais, je le sens. Ils m’ont menacée Ulrich ! Comment peux-tu prétendre être ami avec des gens pareils après ça ?
— Dis-moi ce que tu devais me dire à propos de Jérémie et finissons-en, grommela Stern.
— Ok ! Écoute attentivement ce que je vais te dicter, jusqu’au bout, sans m’interrompre. On a glissé cette enveloppe sous ma porte et quiconque a fait ce mot n’a pas tort ! Ouvre grand tes oreilles, car c’est criant de vérité.

Petit rappel de notions de psychanalyse à l’attention de Jeanne Crohin…

Tout être humain est divisible théoriquement en trois entités qui le constituent. Inaltérables, elles forment ce tout que l’on appelle « personnalité ».

  • Il y a d’abord le Moi. En psychanalyse, c’est la première instance de la personnalité, celle qui voudrait se représenter l’ensemble de la personne comme unie. Ce qu’on offre de manière apparente. Les apparences, ce qu’on dégage à la vue de tous. La dernière couche de peinture sur un mur qui a été moult fois repeint. C’est de notoriété publique que Belpois est le parfait petit premier de classe qui ne ferait pas de mal à une mouche pas vrai ?

  • Vient ensuite le Surmoi : c’est la structure morale (idée du bien et du mal) et judiciaire (idée de récompense et de punition) de notre psychisme. Il répercute la catégorie de ce qu’il convient de faire, ce qu’il faudrait faire pour être « quelqu'un de bien ». Instance sévère et cruelle, formée d’interdits qui culpabilisent l’individu. Instance morale, qui broie les cœurs et les envies. Interdit la satisfaction des pulsions du Ça et les refoule. Jeanne, en tant qu’ancienne proche de Jérémie, je peux te révéler que le Surmoi ne prend le dessus qu’en quelques rares occasions chez le petit "génie"... Mais quand cela arrive, il chiale sa vie, il regrette d’un coup toutes les atrocités qu’il a pu commettre même si ça ne les efface pas. Malheureusement, cette prise de conscience ne dure jamais très longtemps.

  • Enfin, la troisième partie, la plus vicieuse et évidemment développée de manière extrêmement aiguisée chez Jérémie Belpois, il s’agit du Ça. Le Ça représente la partie pulsionnelle de la psyché humaine, il ne connait pas de normes, pas d’interdits, pas d’exigence. Il n’est régi que par le principe de plaisir, s’oriente vers la satisfaction immédiate et inconditionnelle de besoins biologiques. Il constitue véritablement l’énergie psychique de l’individu, l’instance inconsciente qui sommeille en chacun de nous. C’est d’ailleurs l’instance dominante chez le nourrisson (individu pulsionnel par excellence, qui n’est pas encore dans le système bien/mal, punition/récompense). Le Ça se heurte souvent de manière très violente au Surmoi (le centre des normes imposées par l’extérieur, la société, la déontologie, les interdits...)

Ces luttes intérieures génèrent des conflits qui s’exorcisent par le Moi, la seule instance qui est véritablement en contact avec l’extérieur.

Ce que je peux attester de mon bref parcours de vie avec Belpois, c’est qu’un effondrement des barrières entre le Moi et le Ça est tristement en train de s’opérer chez lui. Il laisse ses pulsions, cette curiosité scientifique, ce sauvetage insensé le guider, au détriment de la sécurité des autres. Il est prêt à mettre en péril l’humanité pour atteindre ses objectifs. Alors, il faut que tu saches Jeanne que le moment viendra, notre moment, où il faudra exposer aux yeux de tous l’immonde Ça de Jérémie. Tiens-toi prête et attends mon signal. Maintenant que tu t’es retrouvée embarquée dans cette histoire, on sera forcément amené à se croiser. Alors ne m’oublie pas.

PS : Je sais que tu feras lire cette lettre à ton crétin de copain, bonjour à lui donc... et au plaisir de s’affronter lors du dernier acte mon ourson !


A peine eut-il entendu le dernier mot que Stern arracha la feuille des mains de Jeanne. Il mit moins de deux secondes à identifier l’écriture et ne put prononcer que son nom... en guise d’ultime aveu de son implication dans le projet Garage Kids.

— Clara...


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Odd n’avait fait aucune difficulté pour venir, mis en confiance par les récents encouragements de Jérémie. Il aurait préféré que Yumi se contente de le prévenir qu’il devait venir, mais non, elle avait tenu à l’accompagner jusqu’à l’usine. Quoi, ils avaient peur qu’il tourne les talons ? Pour une fois que sa présence était expressément requise…
Cette impression dérangeante de jouer double jeu ne quittait pas Odd. Il avait juré à Clara une totale loyauté, et pourtant, il se sentait écartelé. D’un côté elle l’effrayait, de l’autre elle le fascinait. Quant à Jérémie, eh bien…d’un côté il l’avait mis plus bas que terre, de l’autre il avait fini par lui tendre la main nécessaire à ce qu’il se relève. Maintenant qu’Odd était sur ses deux pieds, il en trouvait un dans un camp et l’autre dans celui d’en face.
Dans sa cathédrale de rouille, Jérémie Belpois attendait patiemment, assis face aux touches de son orgue, que la messe commence. Ses paroissiens parurent enfin, les portes du lieu saint ouvertes par le simple pouvoir de la japonaise.
— Merci Yumi, fit simplement Jérémie alors qu’ils approchaient tous les deux de son alcôve. Tu peux nous laisser.
Elle haussa un sourcil, étonnée d’être exclue de ce moment. Odd n’en revenait pas plus qu’elle. Il était invité à rester seul avec Jérémie ? Il représentait assez pour que leur grand prêtre daigne lui accorder de son temps ?
— Très bien, répondit enfin Yumi, renonçant à poser plus de questions. Je rentre chez moi alors, mais je peux faire le mur si c’est nécessaire.
— Ok, à demain !
La porte se referma derrière elle, laissant les deux blondinets seuls. Jérémie se leva, se retourna vers Odd. Ils s’observèrent pendant quelques secondes. D’un côté le bon élève, aux cheveux si bien coiffés, avec sa chemise noire si bien mise et ses yeux bleu marine cachés derrière les verres de ses lunettes. De l’autre, le cancre, la tignasse hirsute, le T-shirt mauve trop grand, et le regard gris perle un peu perdu dans des limbes que l’esprit humain préférait d’ordinaire éviter.
— Tu sais Odd, j’ai pas toujours été très sympa avec toi, avoua Jérémie, baissant les yeux. Je suis pas sympa avec beaucoup de monde il faut dire. Pour être honnête, je t’ai longtemps vu comme une… une sorte de pièce rapportée, un boulet effrayé qu’on devait se trimballer parce que tu en savais trop.
— C’est toujours pas très sympa de me dire ça, Jérémie, fit remarquer Odd avec un vague sourire sarcastique, les mains dans les poches.
Perturbé, Belpois rajusta nerveusement ses lunettes en évitant le regard de son vis-à-vis.
— Le point où je voulais en venir, c’est que je me suis trompé. Tu n’es pas un boulet, je l’ai compris l’autre jour. En fait tu pourrais bien être la personne qui va permettre de tout arrêter. Odd, je… j’ai besoin de ton aide.
« Oh ça j’avais bien compris… » songea Odd, avec le goût du triomphe en bouche.
— Si ça peut aider à ce que tout ce cauchemar s’arrête, je suis prêt à t’aider, répondit-il après un temps à faire languir Belpois, abusant de ce pouvoir qu’il avait sur lui. Qu’est-ce que je dois faire ?
Jérémie se contenta de désigner du doigt la flèche de sa cathédrale, cette lugubre tour de Babel, et le laissa commencer seul la terrible ascension. Odd eut l’impression de gravir les marches plus rapidement que les fois précédentes, comme si un poids s’était ôté de ses épaules. Et finalement, il parvint devant le scanner, ce confessionnal prêt à l’enserrer de son étreinte d’acier.
A moins qu’il ne s’agisse d’une vierge de fer ?
Sa confiance en lui restaurée à un point inattendu, Odd franchit le seuil et laissa Xanadu l’avaler. Derrière le pupitre de commande, Jérémie prit une profonde inspiration.

— Ok Odd, ça a l’air calme pour le moment. Il y a une tour pas loin de ta position, tu devrais y être dans peu de temps, informa le petit génie.
Odd, de retour dans son corps de félin, considéra la plaine environnante avec un sourire assuré. Ce décor lui était familier, c’en était un qu’il avait fréquemment arpenté. Il savait à quoi s’attendre, et maintenant qu’il avait progressé…
La tour était effectivement en vue. Odd se mit en route. Alors qu’il courait vers l’édifice, une idée lui traversa la tête. C’était parfaitement saugrenu, mais… n’était-il pas un chat ? Sans tout à fait y penser, il bascula vers la course à quatre pattes, et fut surpris de s’y sentir aussi à l’aise. Il avait l’herbe qui lui chatouillait le visage, il était moins visible, et il allait peut-être même légèrement plus vite. Que demander de plus ?
Jérémie l’avait annoncé, c’était calme. Après un petit saut félin au-dessus du ruisseau (facile !), Odd s’était enfin retrouvé devant la tour. Là seulement il réadopta la station debout pour pénétrer dedans. Alors qu’il traversait le mur qui avait une texture gélatineuse, il eut une petite bouffée d’appréhension. C’était la première fois qu’il mettait les pieds là-dedans. Il n’avait aucune idée de ce à quoi il devait s’attendre…
Il cligna des yeux en reconnaissant l’alcôve de Jérémie. Elle était refaite dans le style de la tour, bien sûr, dans ce curieux matériau noir qui brillait en bleu sur les bords, mais les formes étaient sans appel. Au fond, là où le blondinet s’asseyait d’ordinaire pour opérer sur Xanadu, flottait un écran holographique cyan. Odd n’eut besoin d’aucune instruction pour s’en approcher lentement, avec révérence. Hypnotisé, il effleura l’interface du bout des doigts.
« Initialisation de la connexion au Noyau. »
Il sursauta, ôta sa main comme s’il s’était brûlé les doigts.
— Euh Jérémie, je dois faire quoi maintenant ?
Derrière ses écrans, Jérémie garda scrupuleusement le silence, les doigts croisés sous le menton. Ses moniteurs ne lui montraient pas l’intérieur de la tour, par une obscure convention du monde virtuel. C’était mieux ainsi. Le visage du blondinet était grave, les lèvres à peine pincées alors qu’il écoutait Odd commencer à paniquer :
— Jérémie ! Tu m’entends ou pas ?! Y a des câbles qui se dressent de partout ! Jérémie, qu’est-ce que je dois…
La fin de la phrase se coupa dans un cri de souffrance. Les jointures de Jérémie blanchirent. Ce ton désespéré, il l’avait reconnu. C’était le même qui avait déformé sa voix, ce fameux jour où…
« Garde ton calme, Jérémie. » répéta-t-il mentalement, brandissant ce mantra comme bouclier face à ce qui allait se produire.
Odd tomba à genoux, regardant, choqué, les câbles sortis de nulle part qui s’enfonçaient amèrement dans sa chair. Sa respiration s’était accélérée. Il ne comprenait pas ce qui se passait, il ne savait pas si c’était normal, ni même si Jérémie souhaitait ce qui allait se passer. Sous l’effet de la panique, la vue d’Odd se troubla.

Le canyon se remplissait d’ombres qui paraissaient couler des fissures du mur. La silhouette qui courait dans la fosse se retourna, étouffa un juron, et reprit sa course. Sa capuche se rabattit sur ses épaules, dévoilant une chevelure rousse. Une flamme dans les ténèbres naissantes, un soleil crépusculaire.
— Fonce à la tour tant qu’ils font pas gaffe ! lança Clara à destination d’une personne non identifiée.


Le blondinet revint à lui sous l’effet d’un choc électrique signé Xanadu. Il était effondré sur le sol, ces horribles câbles toujours plantés dans sa peau. Il n’était sous l’emprise d’aucun délire psychotique. Le monde virtuel semblait juste désirer lui faire mal, ou l’horrifier en lui montrant son pouvoir. Un spasme le parcourut alors qu’il tentait de rassembler ses fonctions motrices. Malgré les douleurs, il s’efforça de tendre un bras vers une des fiches de métal, pour tenter de l’arracher. Mal lui en prit, cela le lança encore plus. Il finit par arrêter au bout de plusieurs essais, craignant de déchirer sa chair virtuelle.
Il entendait des voix, qu’il connaissait sûrement, lui murmurer dans les oreilles. Il entendit un rire sardonique qui ressemblait à Jérémie, quand bien même il n’avait jamais vu l’adolescent rire. Il crut reconnaître Jeanne, Clara, Ulrich, ses parents…
— Est-ce que tu vois quelque chose, Odd ? demanda Jérémie, très calmement.
Le blondinet ne sut pas s’il s’agissait d’une illusion ou de la réalité. Dans le doute, il garda le silence. Ce qu’il avait vu pouvait très bien n’être qu’un mensonge de Xanadu… n’est-ce pas ?

Les ombres pleuvaient de plus en plus. Clara pila, encerclée. Elle tenta de bondir sur la paroi rocheuse, de trouver une prise, mais la pierre imbibée d’ombres noires était trop friable et ses griffes ne parvinrent qu’à arracher un panache de poussière. Elle retomba lourdement au sol. Xanadu paraissait savoir qu’il avait gagné, et ses sbires prenaient tout leur temps. La rousse chercha autour d’elle. Pas d’issue. Et elle avait perdu son sabre dans la course-poursuite. Elle commença à paniquer, sachant pertinemment quelles souffrances l’attendaient si elle entrait en contact avec les créatures. Son visage, aussi joli sur Xanadu que dans la réalité, vit passer une expression d’angoisse, puis une illumination. Ses griffes ne suffiraient jamais à la défaire d’un tel assaut. Alors elle fit ce qui lui semblait le plus logique.
Le coup de griffe lui fendit le visage en travers, descendant même plus bas le long de son cou. Avec un rictus triomphant, elle s’évapora vers le monde réel, sous le nez de ses poursuivantes.


— Odd, réponds-moi ! s’écria Jérémie avec une pointe de frustration dans la voix. Est-ce que tu vois quelque chose ?!
Odd ne parvint à articuler aucune réponse, malmené par l’électricité qui courait dans son corps. Il fallait que ça s’arrête. Les voix autour de lui semblaient encore se moquer, prenant l’allure des petits rires goguenards auxquels il avait parfois droit à la récréation. Et alors qu’il pensait pouvoir battre Xanadu, qu’il y croyait à nouveau, il se retrouvait écroulé sur le sol, martyr de la croisade de quelqu’un d’autre.
Non. Ce n’était pas juste. Et ça ne se passerait pas comme ça.
Serrant les mâchoires, il se saisit d’une des fiches métalliques plantée sous ses côtes droites et tira d’un coup sec. La douleur irradia et un cri lui échappa, accompagné de quelques petits sanglots qui se bousculèrent dans sa gorge longtemps après. Incrédule, il constata que du sang se répandait sur le sol de la tour. Le câble arraché convulsait tout seul sur le sol, comme un serpent à l’agonie, mais Odd ne voyait plus que cette mare sombre qui se répandait. Il porta la main à sa plaie, pour tenter d’endiguer le saignement, mais le fluide lui coulait entre les doigts. Est-ce qu’il allait mourir ?
Sa vue se troubla, mais cette fois ce n’était qu’un effet secondaire du malaise à venir. Il réalisa alors que ses nerfs suppliciés avaient cessé de recevoir du courant, et que toutes les pointes de cuivre qu’il avait encore dans le corps étaient reliées à des masses noires inertes. Alors qu’il prenait conscience de cet état de fait, les câbles éclatèrent en fumées noires qui se dissipèrent dans l’air. Le souffle court, il regarda encore la flaque de sang, mais elle avait disparu elle aussi. Sous ses doigts, son avatar virtuel était intact. Tout ça n’était qu’un horrible cauchemar. Le stress explosa alors en Odd, qui se recroquevilla au sol et se mit à pleurer.
Derrière son pupitre, Jérémie garda le silence, écoutant sans un mot les gémissements de l’adolescent. Le blondinet n’avait pas d’idée très précise de ce qui s’était passé, mais si Odd avait eu un flash de quoi que ce soit, il ne semblait pas décidé à en parler. C’était un échec. Le petit génie eut un coup de poing rageur sur le pupitre de l’ordinateur. Odd avait été sa piste la plus sérieuse pour penser retrouver son père, mais son pouvoir était si aléatoire que même le processus de connexion à la tour n’arrivait pas à le déclencher correctement. Comment était-il supposé s’en sortir, alors ?
Il s’écoula une minute ou deux, durant laquelle l’un digérait sa colère et l’autre sa souffrance, puis Jérémie tapa sèchement la procédure de rematérialisation.

Le scanner s’ouvrit. Ulrich attendait devant, prêt à aider Clara si elle se sentait mal à son retour sur Terre. Pourtant, il n’avait aucun moyen de prévoir ce qu’il découvrirait. Elle était écroulée au sol, face contre terre, et alors qu’il s’approchait doucement pour voir comment elle allait, la jeune fille poussa un cri de douleur horrible. Long, lancinant, ce son lugubre alla s’imprimer dans les murs de l’usine. Ulrich s’agenouilla à côté d’elle, lui posa une main sur l’épaule avec quelques paroles rassurantes, mais quand elle leva le visage vers lui, il ne put retenir une expression d’effroi.
Le joli visage de sa copine était inondé de sang. Sous le choc de la vision, il ne parvenait pas à détacher son regard du long sillon écarlate qui la défigurait. Une crevasse immonde, inhumaine, près de laquelle la peau semblait se déformer comme au contact d’une brûlure chimique. Sans réfléchir, il se recula. Clara se figea, elle qui s’apprêtait à s’agripper maladivement à lui pour se rassurer. Elle lut toute la peur dans ses yeux, tout le dégoût qu’inspirait sa future cicatrice.
Et quelque chose se cassa à tout jamais.


Odd, lui, avait les idées claires quand il se rematérialisa. Jérémie n’était pas monté l’accueillir, et il avait bien fait. Le blondinet avait besoin de quelques secondes seul pour terminer de juguler tout ce que cette expérience négative lui inspirait. Il cacha bien soigneusement sa colère, sa souffrance, et sa haine, et leur promit qu’elles auraient l’occasion de servir plus tard. Il avait parfaitement en tête, aussi, les images de la dévirtualisation de Clara. Alors pour se rassurer, il passa une main sous son haut, à l’endroit où il avait arraché le câble.
Son sang se glaça quand il constata qu’il y subsistait une blessure.


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D’une certaine fenêtre fissurée de l’internat, tous battants ouverts mais obstruée par le store, s’écoulait une débauche de lumière électrique. Dans la chambre de Jeanne Crohin, toutes les lampes allumées éclairaient le plus complet désordre.
Sur le couvre-pied du lit gisaient pêle-mêle des sous-vêtements, des bas bariolés et du linge divers. Des habits chiffonnés et souillés par le jogging le long de l’eau traînaient à même le sol, avec à leurs côtés un paquet de cigarettes nerveusement froissé. Des souliers aux lacets interminables étaient posés sur la table de nuit, à côté d’une tasse de thé au gingembre bio inachevée et d’un cendrier où fumait encore insidieusement un mégot. La chambre était remplie d’effluves de parfums, auxquels se mêlait, venue on ne sait d’où, l’odeur d’une sauce bolognaise qui donnait l’eau à la bouche. Est-ce que cela pouvait vraiment être Rosa, à cette heure si tardive ?
Nue sous un peignoir de bain mais chaussée de ballerines repeintes de vernis noir, Jeanne était assise au bord de son lit, avec son cher iguane sur les genoux. Elle tenait entre ses doigts fins une petite montre-bracelet cuivrée et l’artiste en herbe ne quittait pas le cadran luisant des yeux. Par moments, elle avait l’impression que la montre était arrêtée et que les aiguilles acérées n’avançaient plus d’un poil. Mais si, elles avançaient, quoique très lentement, comme si elles collaient au cadran. C’était le premier cadeau d’Odd. Le seul d’ailleurs. Pour son treizième anniversaire. Le blondinet avait planqué la boite dans le sac perforé de pins, attendant que son amie la trouve. Au moment où elle avait vu le cadeau, après les cours en cherchant une clope à fumer car celles-ci tombaient souvent en-dessous de ses fardes, elle avait immédiatement su que le cadeau provenait de Della Robbia.
« T’as pas l’heure Odd ? » ayant été répété au moins une centaine de fois pendant le trimestre, le cadeau semblait tout trouvé…

Jeanne s’en voulait pour ce qu’elle lui avait dit, car Odd était toujours là, bien présent pour ses amis, c’était incontestable. Néanmoins, il se dégageait de lui une telle angoisse, un tel abysse sans fond de sentiments désespérés que le fréquenter ne rendait pas la vie facile. Elle qui était si joyeuse en temps normal avait vraiment l’impression... qu’il avait aspiré toute once de bonheur, noyant Jeanne de tous ses tracas en permanence. Pourtant, ce n’était pas la première fois que la jeune illustratrice s’attachait à ce genre de personnages. Depuis aussi longtemps qu’elle pouvait s’en souvenir, elle avait toujours été l’amie des marginaux, les plus rejetés. Et, quelque part, c’est là qu’elle se sentait le mieux : être le dernier rempart entre la personne et l’anéantissement moral qui ne manquerait pas d’arriver. C’était certes un vol direct vers la catastrophe, sans escale, la collision était inévitable. Et, comme elle voyait un peu le clash venir dans le cas d’Odd, la fin d’une amitié approcher, c’est vrai qu’elle n’avait pas mis beaucoup d’ardeur à résister aux avances d’Ulrich. Il lui plaisait énormément et, avec lui, elle s’autorisait pour la première fois à vivre quelque chose de plus... fun, c’était le mot. Si Stern avait l’air grognon de prime abord, il était en fait muni de cette extraordinaire capacité de prendre un peu tout « à la légère », de ne pas angoisser, jamais, même dans les situations les plus périlleuses. Il était fort comme un roc, aussi mentalement que physiquement, et annihilait toute éventuelle mauvaise onde via le sport qu’il pratiquait assidûment. Bref, tout l’inverse d’Odd.

La grande aiguille de la montre offerte par son ex meilleur ami s’arrêta finalement sur la trentième minute de dix heures. Il était temps pour elle d’appliquer son onguent. Elle remit Léon dans sa cache aménagée, ce qui ne sembla pas perturber le moins du monde l’iguane qui restait impassible pendant la manœuvre. Ensuite, Jeanne tendit la main vers le petit cube saumon qui se trouvait à côté de son oreiller comme toujours. Après avoir soulevé le couvercle, elle contempla un bref instant cette crème jaunâtre et grasse dont l’odeur lui rappela celle d’un marécage bourbeux. Du bout du doigt, Jeanne appliqua une touche de crème sur la paume de sa main ; l’odeur de forêt humide et d’herbe des marais se fit plus forte. Jeanne commença alors à enduire de crème son front et ses joues. La crème s’étalait aisément et – sembla-t-il à Jeanne – s’évaporait aussitôt.
Après quelques minutes de massage, l’adolescente se regarda dans la glace et, de saisissement, laissa choir la boîte sur sa montre, dont le verre se fendilla en tous sens. Elle ferma les yeux, les rouvrit, se contempla de nouveau et partit d’un rire fou, irrépressible. Elle s’était laissée surprendre par son apparence si comique, l’onguent ne s’était pas étalé correctement et laissait sur son front de larges traits saugrenus, un peu comme si on lui avait jeté une pâte à crêpes au visage. Ses sourcils, affilés au bout en fines pointes, s’épaississaient en arcs noirs d’une régularité parfaite, au-dessus de ses yeux dont l’iris vert avait pris un vif éclat. La mince balafre qui, depuis sa chute en rollers, coupait verticalement la racine de son nez était complètement masquée par l’épaisse crème. Les ombres jaunes qui ternissaient ses tempes, ainsi que les pattes d’oie qui ridaient imperceptiblement le coin de ses yeux, s’étaient effacées. Même jeune, on n’est pas à l’abri des ravages du temps ! Une teinte rose uniforme colorait ses joues, son front après rinçage de la crème semblait blanc et pur, et ses cheveux artificiellement bouclés par le coiffeur s’étaient dénoués. Elle était prête à accueillir son chéri. Et d’ailleurs, c’est ce moment qu’il choisit pour frapper à la porte.

Jeanne s’empressa de lui ouvrir. Mais ce n’était pas Ulrich. Le nouvel arrivant a les yeux gonflés, lui non plus n’a pas beaucoup dormi. Il la dévisage.
— Je vais pas bien, dit-il en reniflant bruyamment.
Gênée, Jeanne croise les bras et attend une excuse qui ne vient pas. Odd continue de la regarder, le regard vide. Puis, une étincelle dans les pupilles. Son souffle s’accélère et hors de lui, il la pousse violemment. Elle tombe sur les vêtements délaissés et stupéfaite, elle le fusille du regard. Il finit par rompre le silence :
— Pourquoi tu m’as fait ça ? Pourquoi tu m’as parlé comme ça ? Je ne méritais pas que tu me traites comme ton chien !
— Il va falloir passer au-dessus de ça Odd, surtout que je ne suis pas prête de te pardonner, dit-elle rageusement en se relevant les poings serrés.
— Odd, c’est super gentil d’être venu, Odd s’il te plaît, aide-moi pour la rédaction. T’es bien gentil, mais faudra travailler ton humour. Odd, concentre-toi, on peut y arriver. Odd, calme-toi, tu sais que je m’entends mieux avec toi qu’avec ces cons. Je rêve ou tu t’es pissé dessus ? Je sais que mes blagues sont trop drôles, il hurlait maintenant, Odd t’as de belles fringues aujourd’hui. Tu fais pas partie de ma team ? Tiens, prends ça, cria-t-il en jetant un coup de pied dans la porte. Odd, tu le trouves comment mon dessin ? Odd… t’es vraiment mon meilleur pote. C’était des conneries tout ça ?! Prends bien le temps de répondre Jeanne, car je n’ai jamais été autant déçu par quelqu’un.

Il se tut un instant, s’approcha d’elle, la regarda droit dans les yeux et reprit d’un air menaçant :
— Cap ou pas cap de venir sonner chez moi en caleçon ? T’inquiète pas, il n’y aura que moi. T’as vraiment cru que tu pourrais sortir avec Amélie ?
— Désolée, je…, essaya-t-elle d’articuler pour calmer le jeu.
— T’es désolée de quoi au juste ?, dit-il en la coupant. De t’être foutue de ma gueule ? D’avoir raconté ma vie à Ulrich ? De les avoir aidés à me ridiculiser ? Ou bien tout simplement de m’avoir fait croire que t’étais une amie ?
Il parlait de plus en plus en plus fort. Jeanne ne l’avait jamais vu comme cela, dans une telle fureur.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? s’époumona le garçon. Mais oui, c’est vrai Odd, que tu es bête… Il suffit de parler, c’est évident ! Pourquoi ? Encore un reproche, un reproche sur mon silence, un reproche sur ma distraction, un reproche sur mes attitudes, un reproche sur ma personnalité, un reproche sur ce que je suis. Pourquoi Jeanne ? Parce que j’y arrive pas, j’y arrive plus. Je te faisais confiance tu sais… J’ai fait beaucoup d’efforts. Laisse-moi, ne me touche pas ! Je suis pas comme vous, je l’serai jamais. Et ne t’avises pas de me dire que tu es différente toi aussi. Car c’est faux, tu es comme les autres. Hypocrite, méchante et horriblement banale.
— Ecoute Odd, tu n’as pas l’air dans ton état normal, tu sais que…
— Ah ouais ? T’es certaine ? Madame je sais tout, madame a la belle vie. Ouvre les yeux Jeanne. Les gens ne sont pas ceux que tu crois, je ne suis pas celui que tu crois.
— Ferme-la Odd ! s’énerva-t-elle, laisse-moi parler ! Sissi a été officiellement portée disparue ce matin... introuvable depuis hier soir. Suite à l’article et à mes différents avec elle, de lourds soupçons pèsent sur moi, surtout que je ne suis pas vraiment le type de meuf parfaitement réglo. Je ne sais pas si je vais pouvoir rester à Kadic.
Elle avait lâché cette information comme une bombe. Une larme coula sur sa joue. Odd se tut tout à coup. Tous ses membres continuèrent néanmoins de trembler. Il resta là, pétrifié. Puis, il se mit à sangloter, d’abord doucement avant de se mettre à jurer. Il tapa une nouvelle fois son pied contre le bois de la porte. Jeanne, refoulant sa panique, le prit dans ses bras et le berça comme on bercerait un enfant. Odd tenta de dire quelque chose, mais elle ne comprit pas de prime abord. Puis, elle l’écouta plus attentivement.
— Sissi n’était pas une si méchante fille. Je suis tellement triste pour elle et sa famille… j’espère qu’on la retrouvera, dit-il, plus pour tester Jeanne que par réelle compassion.
— Je sais… J’ai entendu Ulrich au téléphone tout à l’heure, il parlait avec Jérémie. Si j’ai bien compris, ils pensent qu’une certaine Clara est impliquée. Tu la connais ?


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Kubbi - Retrospect

Quand ils étaient plus jeunes, Jérémie venait fréquemment dormir chez elle. L’inverse était plus rare, mais le petit génie se complaisait à passer le plus de temps possible chez les Ishiyama. Installés sur leurs matelas, ils chuchotaient jusqu’à tard le soir, feignant le sommeil quand Akiko passait vérifier qu’ils n’étaient pas en train de veiller au-delà des horaires autorisés. Si Jérémie était un excellent comédien, c’était souvent Yumi qui se faisait repérer en pouffant au mauvais moment parce qu’elle repensait à un truc drôle. Bien sûr, Akiko était très bienveillante et ne grondait même pas, mais il y avait toujours cette petite désillusion de quand elle se pensait indétectable et que sa mère, par un tour de magie propre à ces êtres supérieurs, repérait instantanément qu’elle ne dormait pas.
L’expérience n’avait plus été renouvelée depuis des années, mais ce soir, Jérémie était revenu avec son sac de couchage et ses affaires pour la nuit, assurant avoir eu l’accord de sa mère pour ne pas dormir à l’internat. Akiko avait discrètement passé un coup de fil à Agnès pour confirmer, mais tout était effectivement en règle. Alors elle avait fait à manger pour cinq, et sorti le second matelas dans la chambre de Yumi.
Désormais, les deux adolescents étaient étendus côte à côte dans la demi-pénombre, le regard égaré parmi les étoiles qui scintillaient dans le ciel, si loin par-delà la fenêtre. Personne n’avait encore pipé mot, et c’était là que Yumi sentait qu’elle avait grandi. A l’époque, quand Jérémie se perdait dans ses contemplations, elle se dépêchait de l’interrompre, de chercher un sujet de conversation, par peur du silence. Mais le silence n’était pas forcément une mauvaise chose, finalement. Non il était même… apaisant.
— Yumi ? commença Jérémie.
Il avait posé ses lunettes à côté du matelas, exactement au même endroit que les fois précédentes. Les habitudes ne s’en allaient jamais vraiment.
— Ouais ?
— Je voulais te parler de quelque chose. Mais je… j’ai peur, confia le fils de Ludwig.
— Mais si, dis-moi, l’encouragea Yumi. Je suis ton amie Jérémie, tu peux tout me raconter. C’est à propos de quoi ?
— De Odd, avoua-t-il. De ce qui s’est passé hier soir avec lui, à l’usine. Est-ce que tu peux garder un secret ?
Elle rit, amusée de l’emploi de leur vieille phrase d’enfance qui avait pris une tournure bien plus sérieuse depuis la découverte de Xanadu. Bien sûr qu’elle pouvait. Quoi que Jérémie ait à lui dire, quoi qui puisse l’effrayer à ce point, elle savait qu’elle ne le laisserait pas tout seul.
— Toujours.
Un nouveau silence vint. Elle entendait Jérémie respirer, il paraissait chercher ses mots. Elle ne l’interrompit pas, sachant que le processus de trouver le terme précis pouvait lui prendre du temps.
— Je suis quelqu’un d’horrible, Yumi, tu sais.
— Mais non, ne dis pas ça. Ça ne peut pas être si terrible ! protesta la japonaise, en prenant garde à ne pas trop hausser le ton pour éviter l’intrusion de sa mère.
— J’ai de la chance d’avoir une amie comme toi. Mais ça ne change rien à ce que j’ai fait, répondit Jérémie d’un ton très paisible en comparaison de l’ouragan qui le secouait depuis la veille.
— Allez, raconte-moi.
Encore un silence.
— Je l’ai fait se connecter à une tour, commença Jérémie, très calme. J’espérais que le choc déclencherait son pouvoir d’anticipation, et qu’il verrait le moyen de nous guider jusqu’à mon père. Mais ça ne s’est pas passé comme j’aurais voulu. Je l’ai entendu crier, paniquer, m’appeler et me demander ce qui se passait. Il m’appelait à l’aide. Mais je n’ai rien fait. Je l’ai écouté, sans toucher à rien, en lui demandant ce qu’il voyait. Pendant un long moment, il ne m’a plus répondu. Puis je l’ai entendu pleurer. Ensuite je… je l’ai ramené sur Terre, et on est rentrés, il avait l’air… je ne sais pas. Presque normal, mais quelque chose clochait quand même. Et je sais que c’est à cause de moi.
Et soudainement, la sérénité de Jérémie vola en éclats et il se retrouva à pleurer dans son oreiller. Yumi, n’ayant pas du tout prévu cette éventualité, eut un instant de panique. Elle ne savait pas quoi dire. Vraiment pas. Alors dans le doute, elle lui posa une main sur l’épaule. Le contact était tiède, et étonnamment tranquillisant. Après plusieurs secondes de réflexion, elle prit la parole.
— Je comprends ce qui t’a poussé à faire ça. Ce n’était peut-être pas la bonne façon, mais cela fait tellement longtemps que tu cherches Ludwig… Tu ne l’as pas fait pour faire du mal à Odd, j’en suis certaine. Tu n’as pas voulu le mettre dans cet état. C’est Xanadu, Jérémie.
— J’aurais pu faire quelque chose, murmura-t-il. J’ai été égoïste. Je vous ai tous mis en danger, depuis le début, pour quelque chose qui ne vous concernait pas.
— Si tu t’arrêtes maintenant, tout cela n’aura servi à rien, lui répondit doucement Yumi. Même si les autres ne peuvent plus continuer, moi je te suivrai jusqu’au bout. Je sais que tu retrouveras Ludwig. Tu…
— Yumi, coupa Jérémie. J’ai laissé un être humain se faire torturer par un monde virtuel en toute connaissance de cause. Comment est-ce que tu peux encore me promettre que tu me suivras jusqu’au bout, alors que je suis capable de ça ? Comment ?
— Je suis ton amie, Jérémie. C’est à ça que ça sert.


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Agnès descendit de la voiture de Benoît, lui adressant un petit signe de la main alors qu’il baissait la vitre.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’accompagne ? s’enquit son compagnon.
— Non ça ira, ne t’en fais pas, sourit-elle.
Puis elle s’éloigna vers les grilles du collège alors qu’il redémarrait. Tout en traversant le parc, elle se repassait les divers motifs de ses inquiétudes. Jérémie rentrait de moins en moins le week-end, prétextant du travail alors même qu’il n’avait jamais eu besoin de se tuer à la tâche pour réussir. Il s’isolait, lui parlait peu. A part Yumi, elle ignorait complètement les noms de ses amis, ou même s’il en avait. Depuis le décès de son mari, elle avait senti sa progéniture lui glisser entre les doigts, inexorablement.
Elle hésita un peu en se frayant un chemin (qu’elle fut contrainte de demander à un surveillant ventru en survêtement) vers le bâtiment administratif, et d’autant plus en demandant à la secrétaire du proviseur s’il pouvait la recevoir. Agnès était un peu distraite, elle ne s’était pas embarrassée d’une prise de rendez-vous, mais elle eut de la chance, c’était possible.
Elle pénétra donc, en talons et sur la pointe des pieds, dans le bureau de Jean-Pierre Delmas. Une légende urbaine voulait qu’il passe ses journées à jouer à un petit jeu ridicule sur son ordinateur, mais il n’en était rien aujourd’hui. Le proviseur avait le regard dans le vide, le cheveu gris fatigué, et le verbe un peu réticent.
— Vous êtes madame Belpois, c’est bien cela ? s’enquit-il.
— Oui tout à fait, répondit la concernée avec un sourire, heureuse de se voir identifiée comme telle (c’était si rare désormais). Je voulais vous parler de lui, il m’inquiète… Il s’isole beaucoup à la maison, parfois il refuse de rentrer le week-end, et j’ai du mal à savoir ce qu’il vit au collège…
— Vous savez, Jérémie est un enfant… particulier. Il a du mal à se mêler avec ses camarades, et ça ne se passe pas toujours bien…
— Il se fait embêter ? s’inquiéta subitement la mère. Il est si petit, il ne peut pas se défendre tout seul…
— On m’a rapporté quelques incidents, avoua Jean-Pierre, mais ne vous inquiétez pas pour lui. Yumi Ishiyama veille. Elle prend vraiment bien soin de lui, même si elle a une façon plutôt… directe, de régler les conflits.
Agnès ne sut se décider entre l’angoisse de savoir son petit poussin si près de tels actes de violence, et l’amertume de voir que Yumi s’occupait mieux de Jérémie qu’elle.
— Alors qu’est-ce qu’il a ?
— Je n’en ai aucune idée, avoua le proviseur. Il ne se confie à personne, sauf peut-être à Yumi, et elle sait garder ses secrets. Ses enseignants ne trouvent rien à redire à son travail scolaire et il semble à l’aise dans la classe, mais pour sa vie personnelle, ils n’en savent pas plus. S’il ne vous en parle pas, je crains que nous ne puissions pas vous aiguiller… Vous pouvez aller jeter un œil dans sa chambre, si vous le souhaitez.
Elle hocha la tête, on lui remit un double de la clé, et alors qu’elle s’apprêtait à se lever, elle repéra un cadre photo sur le bureau du proviseur.
— C’est votre fille ? s’enquit-elle.
— Oui, fit-il avec un pâle sourire.
Il attendit qu’elle ait quitté la pièce pour étouffer un sanglot peu professionnel. Où sa petite avait-elle bien pu partir ?

Agnès s’aventura avec aussi peu de certitudes dans les couloirs de l’internat. S’égara aurait d’ailleurs été le terme le plus adéquat, puisqu’elle trouva le moyen de se tromper d’étage avant de redescendre piteusement à celui des garçons. Introduisant timidement la clé dans la serrure, elle entra dans la chambre de son fils avec la sensation de transgresser un tabou divin. Comme lorsqu’elle osait mettre un pied dans le bureau de son mari, à l’époque, et qu’il la fusillait du regard pour son outrecuidance…
Jérémie n’était pas là, ce qui était plutôt rassurant en ces heures scolaires. Elle explora l’endroit du regard. La collection de livres, l’impressionnante installation informatique à laquelle elle ne saisirait probablement rien. Cet hideux poster d’Albert Einstein qui la prenait de haut dans la salle à manger à l’époque, et qui s’était réfugié ici, juste au-dessus du lit de son petit chéri.
C’était d’un triste. Du gris, du bleu, du sobre, très peu de personnalisation finalement. Agnès était persuadée que la couleur aurait fait un bien fou à Jérémie dans sa vie, mais évidemment, il tenait de son père et refusait d’en entendre parler. Elle ne savait même pas vraiment ce qu’elle pourrait trouver ici pour l’aiguiller sur ce que pouvait traverser son fils, elle ne l’imaginait pas tenir un journal ou quoi que ce soit qui y ressemble… mais elle essaya quand même de trouver, ouvrant les tiroirs les plus coopératifs, dans l’espoir de mettre la main sur quelque chose qui pourrait l’aider. Hélas…
Alors qu’elle relevait la tête, commençant à perdre espoir, son regard s’arrêta sur l’ordinateur. Il était éteint quand elle était entrée, mais il semblait s’être mis en route tout seul. Le fond d’écran était étrange, on aurait dit une sorte d’île perdue, reliée par des câbles à un territoire insondable. Perplexe, elle mit plusieurs secondes à réaliser qu’il semblait couler un liquide noir de l’écran. Elle tenta de le toucher, eut la sensation étrange de se brûler la main et recula précipitamment en constatant que cela bougeait. Et pire encore, cela avançait vers elle en prenant un air agressif. Elle recula, recula encore, jusqu’à la porte de la chambre de son fils, alors que cette abomination se déployait dans l’espace. Hallucinait-elle ? Tout ceci était-il un mauvais cauchemar ? Elle pria pour que ce soit le cas. Mais la chose avait laissé une trace noire bien réelle sur sa paume, et essayait de l’acculer contre le mur.
Elle regarda à droite. A gauche. Puis un bruit de pas la fit sursauter.
— Besoin d’aide ? s’enquit une voix qu’elle ne connaissait pas.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

Réponses: 42
Vus: 87369

MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Lun 23 Avr 2018 17:33   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 10
L'oraison du soir


Maroon 5 - Maps

L'inconvénient des émotions, c'est qu'elles nous égarent... alors que l'avantage des sciences, c'est qu'elles ne font pas de sentiment.

Jérémie lui avait dit ça un jour. Et, en ce moment même, Odd ne pouvait s'empêcher de penser qu'il avait raison. Il avait aussi dit au groupe, phrase tirée de son père, que dans la vie il y a des gens qui ont l'épiderme sensible et d'autres une peau de crocodile... Della Robbia faisait incontestablement partie de la première catégorie.
Les sentiments l'avaient égaré.
Depuis le début.
Il en avait trop dit à Jeanne. Il n'aurait jamais dû se confier à elle. Non seulement, il l'avait mise en danger, mais il s'était aussi rapproché du précipice en lui parlant. On pense toujours que ça va aller mieux quand « on finit par en parler ». Mais c'est faux. Rien ne va mieux. La douleur est toujours là. Et une personne de plus est au courant. Ce qui, au final, n'arrangeait rien à la situation. Bien sûr, Crohin ne savait pas pour Xanadu. Néanmoins, elle l'avait vu en pleurs, gémissant dans des moments de faiblesses plus intenses les uns que les autres, et elle avait immanquablement réceptionné des bribes du puzzle, par ci par là.
L'effet de groupe, les absences répétées, le secret, la violence, les mensonges,...

En y repensant, il regrettait amèrement de s'être confié à celle qu'il avait pourtant considérée comme sa meilleure amie. Ils n'étaient peut-être pas encore ennemis, non, mais il sentait que quelque chose s'était brisé entre eux. Et quand une fissure se présente sur le beau tableau... tout s'effondre peu à peu si on ne prend pas le temps de le restaurer. Et ni l'un ni l'autre ne comptait faire le premier pas. Les mots avaient été trop durs, les paroles ne semblaient que plus cruelles à chaque nouvelle remémoration de leur dispute. Du coup, ils s'évitaient. Jeanne restait exclusivement avec Ulrich. Et Odd... restait avec Odd.
Avec son piètre corps qui se dégradait au fil des semaines. Il ne comptait plus les nombreuses plaies, toutes les bosses qu'il devait dissimuler sous ses manches, le sang qui se remettait à couler en pleine nuit. Des gouttes rougeâtres s'étaient carrément échappées de son nombril l'autre fois. A cinq heures du matin. Il n'y avait qu'une explication rationnelle et totalement folle à la fois : Xanadu le détraquait. Parcelle par parcelle, cellule par cellule, tel un immonde cancer progressant de ses pinces acérées à travers son organisme. Odd le sentait au plus profond de lui : il ne survivrait plus très longtemps à toutes ces aventures virtuelles, à toute cette pression, ce stress qui le bouffait au quotidien. Qu’était dans le meilleur des cas la jeunesse de toute manière ? Une époque de naïveté, d’immaturité, une époque d’états d’âme superficiels et de pulsions malsaines. Si le reste de la vie de l’homme était comme ça, il ne voulait pas vieillir. Autant crever.
Et depuis quelque temps suite à ces sombres pensées, il ressentait des maux de ventre terribles, des brûlures d'estomac à répétition et du coup... il ne mangeait plus rien.

Grâce à la petite balance piquée à l'infirmerie qu'il avait planquée sous son matelas, il avait réalisé qu'il était passé de 57 kilos à 43 en à peine dix-huit jours. Il évitait de se regarder dans le miroir, il ne supportait plus ses joues creusées, les os de son thorax qui ressortaient atrocement. La moindre chose qu'il tentait d'ingérer repassait dans la cuvette des toilettes directement. Une fois, il avait craqué : il avait mangé une énorme assiette de couscous-boulettes d'un seul coup. Il s'était senti tellement coupable après, tellement mal face à cette quantité de nourriture, il était persuadé que son corps affamé ne supporterait pas un tel choc. Du coup, il s'était fait vomir en calant son index et majeur bien au fond de sa gorge. Ce n'était pas la première fois, et ce ne serait pas la dernière. Cela faisait un petit temps que son poids jouait au yoyo mais il se rendait compte seulement maintenant de tous les signes qu'il essayait en vain de se cacher. Néanmoins, il tentait de se convaincre comme il pouvait. C'était impossible qu'il s'agisse d'anorexie. C'est un truc de meufs ça, pas vrai ?
Ça n'arrive pas aux garçons ? Jamais ?

Pour ce soir au moins, il allait pouvoir mettre toutes ses interrogations de côté. Enfin, il avait droit à un bref instant de répit, avec quelqu'un d'autre que sa propre solitude. Car, après bien d'efforts, il avait fini par trouver une nouvelle alliée. Il avait fallu aller loin pour la dénicher, Orléans, mais cela valait assurément le coup.

— Salut Odd ! minauda une voix enjouée au possible. J'espère que tu es moins dans le bad que la dernière fois... Remis de ta dispute ?
— Boarf, j'ai connu mieux. J'ai tenté de m'excuser auprès de Jeanne, de manière peut-être trop implicite j'avoue, et tout ce que j'ai reçu comme réponse c'était : "Je ne subirai pas le fiel de ceux qui se permettent de me dire si la personne que j’aime est un homme bien, ou pas".
— Chelou, elle s’exprime vraiment comme dans les années 1400 ta Jeanne !
— Mh... on ne s'est sans doute jamais vraiment compris, en fin de compte. Je commence à me dire qu'elle me parlait sûrement parce qu'Ulrich l'intéressait et que j'étais le moyen le plus rapide pour elle de mettre le grappin dessus. Pour quelle autre raison aurait-elle pu créer des liens d'amitié avec un cas social comme moi ?
— Peut-être parce qu'elle est tout aussi bizarre que toi dans le fond, plaisanta Clara. Mais tu n'es pas particulier dans le mauvais sens du terme. Regarde, je t'apprécie alors que je suis on ne peut plus normale !

Le blondinet s'esclaffa, ce qui lui permis aussi de dissimuler un minimum son trouble.

— Tu sais Odd, on va faire de grandes choses tous les deux. Je suis contente d'être passée te voir... ça valait le coup. Te voir épanoui avec le cerveau loin du groupe est bien la chose qui me rend le plus heureuse actuellement. Il va falloir bien observer chaque mouvement de Jérémie d'accord ? On entre dans la phase critique et il ne va pas falloir se louper. Pas de deuxième chance. Jamais. C'est maintenant qu'il faut frapper. Tu me diras tout ce qu'il se dit au sein de l'usine, ok ?
— D'accord, bredouilla Odd.
— Tu sais, c'est parce que je suis encore bien trop gentille avec ceux qui m'ont tant fait souffrir. Je veux sauver le monde là, éteindre cette machine de l'enfer, mais je pourrais être pire. Un matin, si je le voulais, vous ouvrirez les yeux. Toute votre bande minable. Ouvrez les yeux. Juste une seconde... Pour découvrir qu'il vous manque une main ou un pied. Juste une seconde... En général, ça me suffit.
— Je... je ne suis plus dans cette bande... du moins pas mentalement. Tu le sais très bien.
— Relax Odd, ricana Clara, je plaisantais. Je ne suis pas du genre à laisser des rancunes personnelles me détourner de ma mission. Mais ne me déçois pas. Jamais. Tu comptes tellement pour moi, ne l’oublie pas. On se revoit vite chaton, note bien chaque détail.

Sur ces mots, elle embrassa Odd au coin des lèvres avant de s'éclipser dans la nuit. Della Robbia rougit. Il n'aurait pas su dire si c'était l'attirance ou la terreur qui prenait le dessus en ce moment même.


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The Dandy Warhols - Bohemian Like You

Le domaine du Mont Joly était le lieu de prédilection par excellence pour les écoliers qui voulaient se détendre et profiter des derniers beaux jours de septembre. Constitué de trois lacs et de multiples sentiers VTT les encerclant, c'était construit assez similairement à une station balnéaire... sans mer mais avec plage quand même, attention ! La plus grande étendue d'eau, logiquement nommée Zone A, était la plus touristique. On y voyait chaque année une pléthore de gamins chialant pour une boule de glace ou se battant avec des bouts de bois tordus qui étaient censés représenter de redoutables épées. Aujourd’hui pourtant, c’était plutôt vide.
Seul un cri vint rompre le calme olympien des lieux.

— Je veux aller nourrir les oies d'abord ! trépigna le petit garçon, à peine sorti de la Golf familiale.
— Hiroki, répéta Akiko en pointant l'index dans sa direction avant d'ouvrir le coffre, tu n'iras pas tout seul. Pas la peine d'insister !
— Je veux bien aller avec lui pendant que vous cherchez un coin sympa, proposa Ulrich pour désamorcer le conflit, lui qui détestait toute forme de tension, surtout lors du weekend qui était par définition fait pour se reposer et prendre du bon temps.
— Wééééé, je vais pouvoir faire la course avec Ulrich !!
— Bonne idée, comme ça il ne fera pas son caprice pour le reste de l'après-midi. Allez donner ce vieux pain, dit-elle en tendant un sac en papier beige, et on se retrouve juste après. On sera autour d'Ozone comme d'habitude.
— Je vais t'aider à porter le pique-nique jusqu'à l'aire de repos, déclara spontanément Jérémie, toujours désireux de passer du temps avec la matriarche du clan.
— Et toi Yumi, tu viens avec nous ou tu vas aussi voir ces sales bestiaux ?
— Hum... je vais aller avec les garçons. On se rejoint après !

Akiko avait absolument tout prévu pour que cette journée soit parfaite. Des demi-baguettes jambon-fromage pour chaque membre de l'excursion, un sandwich thon-mayo pour Jérémie qui ne mangeait pas de viande et qui n'aimait pas le fromage, des tonnes de biscuits (qui allaient pour la plupart finir dans l'estomac de Hiroki), des crêpes pour le goûter, avec bien évidemment Nutella, miel, sucre, confiture et cassonade pour accompagner les pancakes qui étaient déjà bien assez sucrés à la base. Il faudrait veiller au grain pour que le cadet se brosse correctement les dents ce soir, après cet amas de friandises qu'il s'apprêtait à engouffrer.

— Là, s'exclama Jérémie en désignant un coin de pelouse à l'ombre d'un pin. C'est l'endroit idéal !

Akiko sourit, mais cette injonction la contraignait déjà légèrement. Comme toujours, le petit garçon était assez autoritaire pour son âge. Quand Takeho n'était pas là, il se permettait vraiment de donner des directives à toute la famille. Et c'est ça qui était vraiment étrange avec Jérémie, parfois il se comportait comme le bon petit papa ours de la bande et parfois il voulait se faire accepter comme le troisième enfant, réclamant même autrefois une histoire à Akiko sous prétexte qu'il n'avait pas de livres chez lui. Ce qui était évidemment faux. Mais que rétorquer à un enfant qui se ment à lui-même ?

— Jérémie, tenta la mère de famille, qui faisait tout pour ne pas contrarier l'enfant depuis la disparition de son papa, je sais que tu aimes plus que tout rester à l'ombre... mais ce n'est pas le cas de tout le monde. On aimerait bien profiter du soleil, nous. Je vais t'expliquer quelque chose. Tu sais ce qui se passe lorsque tu vas te promener au moins quinze minutes par jour dehors quand le temps n'est pas nuageux ? Je vais t'expli...
— Ce n'est pas toi qui va m'apprendre ça, coupa Belpois. 90% à 95% de la vitamine D que l'humain synthétise, c'est grâce à l'exposition au soleil, par l’intermédiaire des UVB. Mais tu devrais savoir aussi que les allergies au soleil existent et je suis certain que je réagis assez mal si je ne suis pas à l'ombre. Tu ne veux pas voir ça.
— Agnès ne m'a jamais parlé de ça...
— Elle ne sait rien de moi, répliqua Jérémie en exhibant un rictus quelque peu dément qui mettait particulièrement mal à l'aise Akiko.

La matriarche avait pourtant fini par céder, incapable de raisonner le si têtu rejeton de Ludwig. Tout son père, songea-t-elle, avec une pointe de mélancolie. Ils s’établirent donc à l’ombre. Cette dernière, avec le soutien du doux vent, rendait l’air presque frisquet. Akiko ferma son gilet, un peu à regret, tandis que Jérémie s’accroupissait pour étudier les mouvements d’une colonie de fourmis proche. Comme beaucoup d’autres scientifiques, il était fasciné par l’organisation sans pareille de ces si petits animaux. Et pourtant, aussi incroyables soient-elles, elles n’arrivaient à rien lorsqu’elles étaient seules…
Au bout d’un certain temps d’attente, Akiko appela Yumi sur son portable pour estimer où en étaient les trois enfants. Yumi commença à lui faire un compte-rendu de la situation, avant de s’interrompre :
— Attends, il faut que je te laisse, Hiroki a énervé une oie ! On revient dès que c’est réglé ! promit-elle en raccrochant précipitamment.
Profond soupir de la mère.
Ces quelques péripéties achevées, on vit enfin le trio paraître à l’horizon, Hiroki gambadant en tête, tandis qu’Ulrich et Yumi discutaient entre grands derrière. Le temps qu’ils arrivent à leur hauteur, Akiko ouvrit le sac des sandwichs pour pouvoir distribuer à chacun sa part, et ce fut le drame.

— Jérémie, tu m’avais vue mettre ton sandwich dans le sac ? s’inquiéta-t-elle. Je ne le trouve pas…
— Je ne sais plus, avoua Jérémie alors que la mère de famille retournait avec inquiétude les profondeurs du sac.
Au bout d’une ou deux minutes de recherches, elle soupira :
— Bon, écoute, ce n’est pas grave, il y a une friterie sur le domaine, je vais aller te chercher quelque ch…
— MOI AUSSI ! se mit à trépigner Hiroki sans aucune considération pour son jambon-fromage.
Avec un courage indéniable, Akiko passa de longues minutes à essayer de le raisonner, mais au final, elle capitula, songeant que le laisser aux grands alors qu’il était en pleine crise ne serait pas très correct :
— Très bien, je t’emmène… Je devrais en avoir pour une petite demi-heure, mais je pense qu’il y aura de la queue et que ça prendra plus longtemps. Vous pouvez manger sans nous attendre si vous avez faim, soyez sages et faites attention si vous allez près du bord !

Le bord dont elle parlait était un surplomb au-dessus de l’eau, assez bénin si on en chutait mais sur lequel il était impossible de remonter. Toujours aussi prévenante. Alors qu’elle s’éloignait, Yumi leva les yeux vers un pin, puis lança un regard bravache à Ulrich :
— Cap de monter là-haut plus vite que moi ?
— Je vais te laisser sur place, riposta Ulrich, piqué par la provocation.
Ils se ruèrent vers l’arbre, qui disposait de nombreuses branches basses, et se dépêchèrent de s’y hisser. Dans la frénésie, Yumi s’écorcha une main, et Ulrich le mollet, mais ces blessures bénignes ne faisaient que renforcer l’aspect « parcours du combattant » de l’épreuve.
Jérémie, lui, s’était désintéressé de cette compétition purement sportive pour s’avancer jusqu’au fameux rebord, et plonger son regard dans l’eau, à défaut d’y plonger lui-même. La surface était incroyablement lisse, comme si elle avait gelé, et le soleil jetait dans les profondeurs une poignée de diamants.
« Le but de la science est de faire comprendre simplement les choses compliquées ; le but de la poésie est de formuler les choses simples de façon incompréhensible. Les deux sont donc incompatibles. » rappela Paul Dirac dans un coin de sa mémoire.
L’âme d’enfant de Jérémie poussa un soupir triste en regardant une nouvelle fois la surface sans imperfection de ce fluide à l’équilibre, parcourue par les rayons réfractés du soleil. Derrière lui, les interjections d’Ulrich et Yumi se faisaient un peu moins fortes, ou peut-être n’était-ce que son esprit qui s’intéressait à autre chose.

Le sol se déroba sous ses pieds. Il n’eut pas le temps d’esquisser un cri de peur que déjà il ressentait le choc du ménisque claquer dans ses tympans, le liquide lester le tissu de ses vêtements et le fond de sa gorge, ses lunettes quitter le navire en le sentant sombrer. De sa vue troublée, il ne voyait désormais plus grand-chose.
L’eau qui lui avait parue si claire depuis là-haut était désormais bien plus noire, bien plus hostile. Normalement, tomber dedans n’aurait pas été un problème pour Jérémie, qui avait son brevet de plongée depuis la supercherie orchestrée par son père. Mais c’en était un à partir du moment où cette chose non-identifiée lui tenait solidement la cheville. Une sorte de tentacule noir, à moitié tangible, mais serré à lui en brûler la peau. Il lui sembla que tout le lac l’observait à présent, vivant, et n’attendait que de le voir s’étouffer dans ses profondeurs. Il crut voir une forme noire plus vaste encore s’étendre tout autour de lui, et se sentit paniquer. Son cœur battant consommait le dioxygène beaucoup trop vite. L’eau était beaucoup plus froide qu’elle n’aurait dû l’être. Et lui se sentait tellement lourd qu’il s’étonnait de ne pas encore avoir touché le fond.

Ses poumons criaient grâce. Avec le peu d’air qu’ils avaient pu attraper au vol dans la chute, c’était compréhensible. Ce serait bientôt fini. Xanadu, le Supercalculateur, tout ça allait trouver une fin tellement…
L’éclair de génie survint, fendant les nuages noirs de l’asphyxie et les trombes d’eau qui l’engloutissaient. Xanadu ! C’était ça !
L’eau fut subitement troublée par un nouveau claquement et la marée de bulles qui suivit, ces deux facteurs annonçant que la surface avait de nouveau été crevée. Les ombres se dissipèrent, et Jérémie crut bien avoir rêvé. La dernière chose qu’il sentit avant de s’évanouir fut la poigne familière de Yumi.



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Three Days Grace - I Am An Outsider

Yumi bondit sur le côté pour esquiver le coup de poing, les yeux rivés sur son adversaire pour voir arriver la suite. Sa garde était toujours en place, et sa concentration était intacte. Il reprit sa posture de base, l’observa soigneusement, puis tenta un coup de pied audacieux. La jeune japonaise se coula de biais et lui saisit la cheville, le déséquilibrant dans le même geste. Il chuta lourdement au sol et lui adressa un regard vexé.

— Tu ouvres trop ta défense Ulrich, je te reconnais bien là, fit-elle avec son air espiègle, avant de lui tendre une main pour l’aider à se relever.
— J’aurais pu être plus rapide, mais je t’ai laissé une chance, rétorqua-t-il.
Elle éclata de rire. L’orgueil blessé d’Ulrich lui fit d’ailleurs user de ses facultés surhumaines pour lui bondir dessus et l’immobiliser au sol d’une prise de penchak-silat bien sentie. La proximité de leurs deux corps excédait largement la moyenne de ce qui se faisait d’ordinaire entre les adolescents de leur âge. Yumi pouvait sentir le souffle d’Ulrich, tout proche. Leurs entraînements pouvaient vite entraîner une proximité physique conséquente, mais aucun des deux protagonistes n’avait jamais manifesté d’attirance quelconque envers l’autre (en fait, Yumi ignorait qu’Ulrich avait un temps eu un petit béguin pour elle), et puisque les choses étaient claires, ils étaient suffisamment décomplexés.

— Tu avais trop ouvert ta défense, reprocha-t-il.
Une force invisible projeta Ulrich à un mètre d’elle, et il atterrit lourdement sur le sol coloré du gymnase. Elle se releva, ce sourire provoquant aux lèvres.
— Pas la peine de jouer à ça.
— Je croyais que tu avais de l’humour, soupira l’adolescent en se redressant à son tour. Tu passes trop de temps avec Jérémie.
— Jérémie a de l’humour ! protesta Yumi. C’est juste un humour un peu plus fin que la moyenne.
Ulrich haussa les épaules et se remit en garde, puis fit remarquer :
— Au fait, Jérémie justement…tu ne trouves pas que ça commence à aller un peu loin cette histoire ?
— Comment ça ?
Yumi ne s’était pas mise en position de combat. Après quelques secondes, l’adolescent choisit de baisser sa garde dont l’existence avait donc été assez brève, et reprit un peu plus bas :
— Ce qui s’est passé avec Odd l’autre jour…
— Il ne lui est rien arrivé de grave, protesta Yumi. Jérémie avait la situation sous contrôle, on voulait juste lui faire peur. Tu ne vas pas me dire que ça te dérange, après toutes les fois où c’est toi qui l’a menacé le soir dans votre chambre ?
— C’est pas pareil, là il y a eu du sang, continua Ulrich à voix basse.
— Odd a l’air d’aller mieux en ce moment, je pense pas que ça se reproduira. C’était un accident de parcours, légitima Yumi. T’inquiète, Jérémie m’a dit qu’il avait peut-être une piste sérieuse pour retrouver son père, on en aura bientôt fini avec cette histoire.

Le visage d’Ulrich s’assombrit pour de bon. Cette fin devait marquer le retour à leur vie normale et saine de collégiens, loin de toutes ces préoccupations d’adultes, et pourtant… Ulrich craignait cette fin. Elle signifiait la fin des pouvoirs, la fin de l’adrénaline, la fin de tout ce que Jérémie lui avait vendu pour qu’il rejoigne l’équipe. Et malgré les implications pour l’humanité, Ulrich aurait souhaité que ça continue.
— Ouais, j’espère, répondit-il néanmoins, pour faire bonne figure.
— N’empêche, parfois j’ai l’impression que ta nouvelle copine déteint sur toi, se moqua Yumi.
Ulrich éclata de rire, amusé de l’absurdité de la remarque.
— Si elle déteignait vraiment, je ne serais pas là. Elle ne sait pas à quel point je traîne avec vous, et elle me ferait sans doute une scène si elle me voyait là en train de passer du temps avec toi. Toi et Jérémie, elle vous déteste vraiment. A cause d’Odd, tout ça.

Yumi haussa les épaules, puis lança :
— Bon, on était là pour se battre ou pour tailler le bout de gras ?
Les échanges de coups reprirent. Yumi parvint à toucher Ulrich à l’épaule, mais il l’atteignit à la tempe en retour. Les cheveux noirs de la japonaise volèrent autour de sa tête lors de son esquive suivante, et elle tenta un balayage au sol qu’Ulrich évita d’un petit bond en arrière. Ils échangèrent un regard empreint d’une rivalité joueuse, puis le brun tenta une prise qui les fit rouler au sol tous les deux. Yumi tenta de se dégager, mais ne parvint qu’à finir au-dessus, à peu près au moment où la porte du gymnase s’ouvrit.
— Ulrich, Jim te…
La phrase de Jeanne mourut au fond de sa gorge quand son cerveau termina d’analyser ce qu’elle venait de voir. L’étreinte des deux combattants se rompit, Yumi s’empressant de s’ôter de son camarade avant que ça ne puisse être mal interprété (trop tard cependant). Ulrich se releva, et brandit la phrase taillée sur mesure pour ce type de situations :
— Jeanne, c’est pas ce que tu crois !
— Ah vraiment ? rétorqua-t-elle, les yeux embués de larmes, mais la voix empreinte d’une colère froide. Alors je suis sûre que tu sauras m’expliquer ce que tu foutais seul dans le gymnase avec elle ?
Yumi se contenta d’un regard snob digne de Jérémie et se dirigea vers la sortie, avec un bref signe de tête en direction d’Ulrich. Ce dernier pesta intérieurement. Ça allait être délicat à démêler.


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C’était un être parfaitement oubliable. Pourtant Jérémie se souvenait très bien comment il l’avait rencontré.
Lui, Yumi et Ulrich commençaient à savoir gérer Xanadu. Le monstre devenait une créature familière, et là où ils s’étaient précédemment sentis dépassés par l’ampleur de la tâche, ils commençaient à entrevoir une lueur d’espoir. Peut-être, finalement, que Jérémie retrouverait son père.
Et puis il y avait eu ce jour, où Mme Hertz leur avait annoncé un nouveau transféré dans leur classe. Elle n’avait pas développé les raisons, mais au vu de son allure, Jérémie supposait que ça s’était très mal passé dans son précédent collège. Odd Della Robbia n’avait pour lui qu’un look excentrique propice aux moqueries, et un humour maladroit qu’il s’était efforcé de faire jouer auprès de son premier voisin de table. Thomas Jolivet avait tenu un quart d’heure avant de lui intimer le silence, drapé dans ses airs de beau gosse ténébreux à mèche sur l’œil, tellement plus conventionnel mais tout aussi ridicule aux yeux de Jérémie.

On aurait pu croire que Belpois se sentirait solidaire d’un oppressé de la sorte, au vu de ses antécédents avec les petits caïds du collège, mais c’était bien le contraire. Jérémie l’avait regardé de haut dès le départ, jugeant comme les autres cet attirail aussi bizarre que bigarré qui constituait l’apparence extérieur de l’autre blondinet. La différence, c’était que Jérémie avait affiné son jugement très rapidement. Dès les premières réponses à l’oral, Della Robbia fut catégorisé comme le cancre, et reçut de la part de Belpois la considération qu’il méritait.
« Ceux qui n’ont pas le bon sens nécessaire pour prendre l’école au sérieux ne sont pas dignes de ton intérêt, mon fils » lui avait indiqué Ludwig, un jour où Jérémie s’était particulièrement fait embêter à l’école primaire.
Alors Jérémie avait scrupuleusement appliqué la consigne. Après tout, si Odd était mauvais, c’était soit par bêtise soit par paresse. Dans tous les cas, cela valait bien un regard méprisant de Belpois junior.

Le problème avait commencé à se poser quand l’impopularité d’Odd s’était retournée contre eux. Deux jours après son arrivée, le paria avait osé aller s’intégrer quelque part au lieu de manger seul ou avec Jeanne Crohin : il avait choisi la table de son camarade de chambre. Et à partir de ce moment-là, c’était fini. Odd s’était mis à coller Ulrich comme une désagréable tique violette. Et finalement, il avait été là au déclenchement d’une attaque, et Yumi avait pris la décision, dans le feu de l’action, de l’enrôler.
Jérémie n’en avait jamais voulu à Yumi pour ça, elle avait réagi au mieux, et effectivement, un membre de plus dans leur bande ne faisait pas de mal depuis le départ de Clara. Et elle ne pouvait pas prévoir que la première réaction d’Odd en sortant du scanner serait de hurler à pleins poumons « Vous êtes des malades ! ».
Par chance, le chef du groupe avait su prendre la situation en main et arrêter la crise d’hystérie d’Odd. Il avait fait le pari de continuer à l’inclure dans les plongées, mais très vite, il avait compris qu’Odd était un élément hautement instable. Que si un matin l’envie lui en prenait, il pourrait courir voir le proviseur, la police, n’importe qui, et tout raconter au sujet de l’usine.

La première réaction de Jérémie avait été la peur. En réalité, Jérémie avait bien plus peur d’Odd Della Robbia que du stupide chien de ce dernier. Il avait peur du pouvoir qu’avait cet être si insignifiant de ruiner toute l’œuvre de la vie de son père. Il avait peur de réaliser que quelqu’un comme ce petit cancre pitoyable avait le pouvoir de le briser lui, et de briser en même temps son génie de père. Ce constat l’avait terrifié. Il n’en avait même pas parlé à Yumi, se contentant de le ruminer dans sa tête le soir, quand Xanadu désertait son esprit.
Comment était-ce possible ?
Mais Jérémie, même terrifié, restait un stratège avec des atouts de poids. L’un d’entre eux s’appelait Ulrich Stern : plutôt costaud, plutôt docile, et plutôt souple sur l’éthique. Quand il avait fallu intimider Odd pour qu’il se taise, Ulrich s’était révélé d’une efficacité redoutable, surtout avec ce pouvoir qu’il avait de courir à toute allure et donc, de pouvoir techniquement se manifester n’importe où n’importe quand.
Et Odd avait fait ce qui était attendu de lui : s’écraser, comme face aux caïds du collège, et n’être plus qu’une petite coquille vide si docile. Cela avait donc bien marché. Mais trop bien, précisément, et ça, Jérémie ne l’avait compris que lorsqu’il s’était retrouvé à craindre qu’Odd ne craque sous la pression psychologique.

Même sans le faire exprès, ce gamin insignifiant arrivait à le contrer. Alors Jérémie avait dû faire machine arrière. Personne n’avait encore forcé Jérémie à faire machine arrière, et pourtant, il avait été contraint de réduire la pression sur Odd.

Et on en était là désormais.
Mais Jérémie était plus tenace que ça. Et il avait désormais de toutes nouvelles raisons de s’intéresser à Odd.


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Martin Garrix & Dua Lipa - Scared To Be Lonely

A travers les branches d’un noisetier, la pleine lune se découpait dans le ciel pur du soir. Au-delà de la cour de récréation, l’ombre des tilleuls et d’autres végétaux propres au parc dessinait de complexes arabesques sur les briques de l’enceinte. Seule, Yumi Ishiyama avait décrété qu’elle ne supportait plus ces scènes de ménage. C'est pour ça qu'elle avait immédiatement quitté le gymnase sans faire d'histoire. Elle avait eu besoin d'air frais, de ces hululements nocturnes qui inondaient l’extérieur, de ce vent cinglant qui lui fouettait le visage. Quelle conne cette Jeanne !
— Si seulement elle pouvait savoir à quel point je m'en fiche d'Ulrich, murmura Yumi avec pour seule confidente la noirceur de la nuit.

Ishiyama n'avait jamais regardé Stern de manière déplacée. Contrairement à la plupart des filles, elle ne s'extasiait pas devant son torse musclé et elle ne perdait jamais ses moyens face aux mimiques de son joli minois. Il l'avait senti depuis bien longtemps et, malgré sa réputation bien méritée de séducteur, Ulrich n'avait jamais rien essayé avec elle, même s'il en avait sans doute eu envie un moment. Parfois, il essayait d'amener le sujet de sa vie intime sur le tapis « Alors, il y a pas un mec qui te plait ? Même pas Thomas ? J'ai pourtant entendu dire qu'il craquait pour toi ! » Malgré plusieurs tentatives, Yumi avait tenu bon en détournant habilement le sujet à chaque fois. Pourtant, ce n'était pas la personne avec qui elle aurait le plus de difficultés à aborder son homosexualité. Oh non. Ce n'était d'ailleurs pas non plus avec son frère qu'elle redoutait cette conversation, ni même avec ses parents... mais bien avec son meilleur ami. Jérémie Belpois était bien trop carré pour accepter une telle déviance, qui contrecarrait sûrement toutes les lois de la génétique qu'il avait assimilées depuis son plus jeune âge.

Elle avait failli lui dire un milliard de fois. A chaque tentative, les mots se bousculaient dans sa tête, descendaient jusqu'à la pointe de sa langue, ils étaient prêts à sortir mais un ultime relent de conscience l’empêchait de parler. L'intelligence a, par nature, toujours quelque chose de forcé qui détruit l'harmonie d'un visage. Elle ne visualisait que trop bien les traits tordus de Belpois, le bug qui bloquerait ses synapses, le rictus amer se formant sur ses lèvres si elle venait à lui avouer la vérité. Elle savait, au fond d’elle, qu’il la mépriserait. Du coup, elle se taisait.
Dans cette tête carillonnait une lourde cloche, entre les globes des yeux et les paupières closes flottaient des taches brunes frangées d'un vert éblouissant, et pour comble, Yumi sentait monter en elle une nausée infâme, et cette nausée semblait entretenir un rapport étroit avec le sourire éclatant, charmeur à souhait, d’une bien belle garce. Qui lui avait d’ailleurs laissé une note, subtilement placée dans la poche de sa veste lors de la dernière étreinte. De l’écriture ronde et agréable de Sissi, voilà ce que ça disait :

"Le cœur a ses raisons que la raison ignore". Si les rapports humains étaient suffisamment simples pour se soumettre à des règles absolues et immuables, ça ferait bien longtemps que l'on se comprendrait tous, les uns et les autres, qu'on vivrait dans un monde idéal où tout serait régi par ces règles logiques. Bien heureusement, ou malheureusement pour certains, nous vivons dans un monde avec son lot d'imprévus, de surprises, de choses sur lesquelles nous n'exerçons aucune maîtrise.
Pour danser un tango, il faut être deux.
Tu peux avoir le danseur le plus talentueux à tes côtés, celui dont tu te souviendras c'est celui qui t'aura fait vibrer, regard contre regard, bien qu'il t'ait marché sur le pied maladroitement pendant cette danse. Il – ou elle – t'aura alors donné ce "truc", cette envie, l'envie d'avoir envie. Tu n'as pas à te sentir mal de la ressentir, elle ne se contrôle pas. C'est là toute la beauté de ce tango: lâcher prise et se laisser guider par ses sens, par ses émotions, par soi. J’espère que, comme moi, tu auras un jour le courage de prendre ton destin en main Yumi.


Si seulement elle avait pu craquer pour quelqu’un d’autre, peut-être que cela aurait été plus facile... Peut-être. Mais là, à baver devant Sissi, Yumi savait qu’aucun membre du groupe n’accepterait cet état de fait. Ils ne voyaient Delmas que par cette carapace superficielle qu’elle dégageait en permanence. Néanmoins, lors de rares moments mais qui restaient néanmoins gravés, Yumi avait pu entrapercevoir le vrai visage de celle qui subissait sans cesse cette pression sociale d’être la « fille du proviseur ». Dans la cour de Kadic, il est plus facile d’en imposer plutôt que de subir pour une différence qu’on s’efforce tant bien que mal de cacher. Dans un monde gouverné par la corruption et l'arrogance, on peut avoir du mal à rester fidèle à ses réelles convictions. Pourtant, Yumi avait vu en Sissi ce fameux regard, celui qui te parle d'un amour qui rend la vue aux aveugles, d’un amour plus fort que la peur. Son père lui avait dit un jour : « La nostalgie, c'est comme les coups de soleil, on ne la sent pas sur le coup mais lors des soirées qui suivent... » Elle n’avait pas immédiatement saisi la portée de cette phrase mais aujourd’hui, tout était bien plus limpide. Quand Sissi était partie, la japonaise n’avait pas réalisé à quel point elle lui manquerait. Et maintenant, il était trop tard pour les regrets.

A présent assise sur une pierre, cette jeune fille aux yeux rendus chassieux et larmoyants par l’insomnie se rongeait de tristesse et d’ennui.
Tantôt elle soupirait, ouvrant son gilet usé par les pérégrinations et passé du bleu au gris sale, dénudant ainsi dans l’obscurité de la forêt sa poitrine meurtrie par l’ultime dévirtualisation et sillonnée de filets de sueur crasseuse suite à ses excès de colère où elle se mettait à sprinter dans les allées boueuses du parc pour se calmer.
Tantôt tourmentée par une angoisse intolérable, elle levait les yeux au ciel et suivait du regard un corbeau qui, depuis longtemps déjà, planait au-dessus d’elle en décrivant de larges cercles à la façon d’un charognard. Le volatile fixait sur la terre endormie un regard jaune, dénué d’espoir, et contemplait les restes à peine reconnaissables d’un crâne de renard autour duquel gambadaient d’épais cloportes. Les tourments de Yumi étaient tels que même un piaf sans cervelle était capable de les percevoir.

Après une longue hésitation ponctuée par les bruits grinçants de la forêt, elle se décida enfin à dégainer ce portable qu’elle redoutait tant et elle l’alluma sans plus attendre. Elle frissonna un instant car elle avait enfreint la règle la plus importante des Kids : ne jamais éteindre son téléphone. Et, effectivement, il y avait du nouveau.
Trois appels : deux de Jérémie... et un de Sissi. Elle contempla son écran un instant, et sut aussitôt ce qu’elle devait faire, ce qu’elle voulait vraiment au fond d’elle. Elle supprima définitivement un contact de son répertoire et, une fois cela fait, elle se mit aussitôt en mode clavier pour composer un numéro qu’elle avait fini par connaître par cœur. Il ne fallut qu’une sonnerie pour que la personne au bout du fil réponde à son appel.
— Allô Yumi ?!
— Jérémie je... je suis désolée... que se passe-t-il ?
— Il faut que tu me ramènes Odd au labo. Tout de suite. Par la force s’il le faut. Il y a quelque chose que j’aimerais bien tester...
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Lun 02 Avr 2018 13:49   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 9
Les limbes d'une amitié


Yumi et Ulrich n’eurent qu’à cligner des yeux pour se retrouver dans Xanadu. Tout autour d’eux, le ciel était noir, et le sol couvert de cendres. La lune était levée, ce qui les étonna : ils ne s’habitueraient jamais à ce cycle jour-nuit anarchique de Xanadu. A moins que l’astre céleste ne diffère en fonction de la zone, ce qui était largement possible.
Ils ne s’aventuraient que peu dans cette région de Xanadu, et pour cause, elle était assez peu hospitalière, et manquait de tours. Jérémie doutait fortement de retrouver son père dans cette zone, alors ils avaient fouillé un peu, mais sans plus.
Comme dit précédemment, le sol était couvert de cendres. Le relief, assez inégal, ne facilitait pas le déplacement, et un sommet volcanique se dressait vers le ciel, ses flancs veinés de rouge. Bien entendu, que serait un volcan sans ses coulées de lave ? On pouvait cependant saluer le réalisme scientifique de la programmation de Ludwig : les coulées de lave restaient un danger mineur tant qu’on ne s’en approchait pas. Au vu de leur vitesse réduite, il était impossible de les prendre en pleine figure.
La noirceur des environs n’était pas simplement due à la nuit. Les ombres de Xanadu, célèbres pour leur assiduité, rôdaient derrière chaque pierre, et fusaient à travers le ciel sans prendre garde à eux. Yumi désigna la tour visible sur un aplomb rocheux, vers le sommet du volcan. Les spectres s’étaient regroupés autour, formant un bouclier de protection des plus jaloux. On pouvait néanmoins en voir certains être siphonnés vers l’édifice, pour ne plus reparaître par la suite. Les voyageurs virtuels savaient où ils étaient envoyés : vers la Terre. Et c’était bien pour ça qu’ils étaient là.

— Jérémie, où est Odd ? interrogea Ulrich, qui s’attendait tout de même à ce qu’ils soient trois sur Xanadu, tout commentaire sur l’efficacité du blondinet mis à part.
— Je crois qu’il vient de s’évanouir dans les escaliers. Débrouillez-vous, je vais voir comment il va, répondit Jérémie, toujours aussi calme.
Ils l’entendirent quitter son poste. Yumi haussa les épaules :
— Eh bien on est tous seuls maintenant.
— T’as peur ? se moqua Ulrich.
— Tu veux rire ! C’est plus drôle comme ça.
Et sur ces bonnes paroles, elle commença à courir vers leur objectif, ses éventails en main. Ulrich fut à son niveau en un rien de temps. Il dégaina son sabre, mais ce dernier n’était pas encore chargé : il n’eut en main qu’une poignée sans lame. Cette dernière se déploierait après un certain temps sur Xanadu, mais en attendant, il devrait faire sans. Face à ce petit « défaut de conception », Ulrich s’amusait à dire qu’il fallait bien une faiblesse à son avatar.

Ce fut peut-être leur mise en mouvement qui alerta les volutes de fumée occupées à les survoler. En tout cas, Yumi les avait à l’œil, et perçut très vite le changement d’attitude. Alors elle fit voler son éventail qui trancha sèchement dans le tas. Difficile, dans la pénombre, de voir combien elle en avait eu, mais l’arme continua à décrire des boucles interminables, volant au-dessus du duo comme une étrange soucoupe volante. Ulrich avait déjà vu sa camarade user et abuser de sa télékinésie, et ne s’en étonnait même plus. Il fallait reconnaître qu’elle était terriblement efficace, là où lui était condamné à attendre le bon vouloir de son arme.
— Alors Flash, tu as une idée de par où on doit passer ? demanda-t-elle, constatant le terrain abrupt et assez peu hospitalier vers lequel ils se dirigeaient.
— Je pourrais arriver à monter la falaise à la verticale, mais mieux vaut qu’on reste groupés. Passons par la droite, suggéra Ulrich.
Ils obliquèrent en conséquence. Alors qu’ils abordaient un sentier, un rugissement fit trembler la montagne, et quelque chose les survola. Quelque chose de gros, dont les ailes déclenchaient des courants d’air considérables. Yumi poussa un juron sonore, et la chose choisit de se poser devant eux, gueule grande ouverte. Le sol trembla. Cette secousse avait moyen de s’être propagée jusque sur Terre…
C’était un dragon fait d’ombres, qui les considérait avec des yeux jaunâtres peu sympathiques.

Comme à son habitude, Yumi opta pour le lancer d’éventail en guise de réaction privilégiée. Ulrich resta en retrait, frustré de ne pas voir la lame de son arme se déployer. Il avait l’impression que ce temps de charge n’était pas toujours le même, mais sans bien cerner les facteurs qui jouaient là-dessus.
— C’est bon, Odd s’est réveillé, je vous l’envoie, annonça Jérémie. Il se passe quoi de votre côté ?
— Xanadu fait dans l’originalité, on affronte un dragon ! répondit Yumi avec une dose de sarcasme aisément perceptible qui fit pouffer l’opérateur.
— Jérémie, où en est la charge de mon sabre ? interrogea Ulrich, qui ne perdait pas le Nord.
— 60%.
Ce n’était pas ce qu’il aurait voulu entendre. Il se renfrogna, et chargea le dragon. Yumi, concentrée, faisait danser des éventails à travers sa chair, et il commençait à s’énerver. Il arqua le cou en arrière, la japonaise cria un avertissement, et Ulrich bondit sur le côté à l’aide de son pouvoir. Une gerbe de flammes s’écrasa là où il se tenait précédemment. La perspective de revenir roussie dans le scanner n’enchantait pas Yumi, qui recula pour prendre ses distances. La créature sembla de toute façon beaucoup plus absorbée par Ulrich qui courait partout autour d’elle à la façon d’un enfant turbulent.
La japonaise eut un sursaut quand Odd apparut brusquement à côté d’elle. Fraichement arrivé sur Xanadu, le blond prit un tiers de seconde pour réaliser ce qui se passait, regarda le dragon, et aurait certainement pâli si son avatar l’avait permis. Il s’agenouilla à côté de Yumi, la patte bien droite, et décocha une salve de flèches laser.
— Mieux vaut qu’on reste pas groupés, indiqua-t-elle en se décalant. Il crache des boules de feu.
— Ah, génial, grinça-t-il en retour.
Le monstre reporta son attention sur les déplaisants éventails de Yumi, qui continuaient à lui taillader la chair, comme dotés d’une vie propre. Il se cabra, en saisit un dans sa gueule, et le brisa dans une gerbe de pixels. La japonaise fit une drôle de tête, et sa seconde arme revint dans sa main.
— Ulrich, tiens-toi prêt, c’est pour bientôt, avertit Jérémie.
Mais Ulrich n’aurait peut-être pas l’occasion d’entailler le cuir d’ombre du dragon. Ce dernier prit son essor, décidé à gagner les cieux pour se mettre à l’abri. Sa gueule commença à s’illuminer. Quelqu’un cria de se mettre à couvert, et les rochers furent une protection salutaire contre la pluie ardente qui les cibla. La seule bonne nouvelle fut l’apparition de la lame numérique du sabre d’Ulrich.
— Génial, ça va vachement me servir maintenant qu’il vole, marmonna le samouraï.
— Fonce jusqu’à la tour, c’est ça le principal, répliqua Yumi. Tu peux détruire les ombres qui la gardent, on va continuer à distraire le dragon.
Comme pour ponctuer son propos, Odd passa la patte hors de son abri pour tirer quelques fléchettes, mais il n’était pas certain que cela inflige énormément de dégâts à la créature, loin de là.
—Ok. Bonne chance, répondit Ulrich, avant de foncer dans un arc lumineux vers leur objectif.

Son pouvoir était un atout clé dans beaucoup de situations. Pourquoi s’ennuyer à affronter les monstres quand on pouvait courir plus vite qu’eux et arriver à la tour sans se fatiguer ? Certes, c’était une technique moins glorieuse, mais Ulrich avait appris depuis longtemps que ce n’était pas le courage qui intéressait Jérémie. Davantage l’efficacité.
Il fendit les ombres d’un coup de sabre, passa le bouclier de la tour, et se retrouva à l’intérieur.
D’ordinaire, les tours étaient calmes. Souvent perfides dans la façon dont elles organisaient le chemin vers l’interface, et assez promptes à inspirer la peur, mais toujours dans une ambiance étouffante. Là, Ulrich voyait parfaitement les dalles rouges qui flottaient dans le vide et qui conduisaient à ce petit écran virtuel, de la même couleur. Des éclairs traversaient occasionnellement le gouffre noir, mais a priori, ils ne présentaient pas de danger pour Ulrich. En revanche, les plateformes supposées le guider jusqu’à l’interface tressautaient, comme parcourues de bugs, et les murs invisibles de la tour paraissaient trembler. Un bruit similaire à une sonnette d’alarme retentissait, mais n’apprenait rien du tout à Ulrich : la tour était instable, et il fallait corriger cela.

Il sauta d’une dalle à l’autre, vif comme le vent, et parvint sans encombre devant l’écran. C’était facile. Mais le plus compliqué venait maintenant. Ulrich prit une grande inspiration et posa la main sur l’interface.
« Connexion à la tour initialisée »
Les alentours se hérissèrent de ces câbles noirs si douloureux. Impassible, Ulrich se contenta de serrer les poings quand il se fichèrent profondément dans sa chair. Il émit malgré tout un grognement. Il pouvait sentir toutes les pointes métalliques de ses bourreaux, et une seule était déjà assez pour le dégoûter. Mais bon, pour sauver l’humanité, on pouvait concéder quelques sacrifices…
Il se prépara lentement mais sûrement à subir. Remuage des doigts, haussement d'épaules, tout plutôt que de penser à ce qui l'attendait réellement. Il ne savait pas encore quel était le menu du jour, mais il était certain que ça lui déplairait. Il eut le temps de compter jusqu'à sept. Et puis, la torture psychologique commença.

— L'échec peut faire du mal, physiquement parlant. J'espère que tu me crois, mon fils. Ça nous ronge autant qu'une lèpre sournoise et toi, tu ne réagis pas. Tu préfères nous laisser mourir à petit feu.
Ulrich fit volte-face, il se retourna si rapidement qu'il faillit en perdre son sabre. Il avait reconnu la voix. Et ça ne lui plaisait guère. La tour avait viré au gris acier, anthracite veiné d'un orange criard par petites touches, tandis qu'une silhouette se détachait lentement de la paroi. Ce corps, ce visage, Stern les connaissait bien. Puisque c'était sa mère qui se trouvait devant lui.

— Ce que j'envie, moi, c'est la nostalgique admiration qu'éprouvent les êtres heureux, ceux qui voient leurs enfants briller à l'école. Tu pourrais pas être méritant, pour une fois dans ta vie ? Un 16/20, même un 12 ou un 10 vu ton cas désespéré, crois-moi, cela vaut la peine de se mettre au travail chaque jour que Dieu fait.
— J'ai d'autres choses à faire de mes journées que de réviser.
— Servir de torche-cul à quelqu'un qui réussit tout ce qu'il entreprend, s'exclama ironiquement l'ombre qui avait pris la forme de Madame Stern, c'est clair que c'est comme ça que tu vas arriver à quelque chose dans la vie. Tu sais, le jour où tu as invité Jérémie à la maison... je me suis pris à rêver qu'il pourrait être mon fils. Un être brillant, mature et plus intelligent que tu ne le seras jamais. Lui au moins il a un avenir !
— Il n'y a pas que les neurones, je te promets que je trouverai un bon job ! Il y a tellement de possibilités aujourd'hui.
— N'essaie même pas. Tu pues la puberté Ulrich, tu ne jures que par les filles et le sport. Tu t'en moques de ton futur, ça se voit... mais il serait temps de penser à autre chose que ta misérable petite personne. Tu crois que c'est valorisant pour nous de montrer ton bulletin à tes grands-parents, à nos amis, ... à ton frère ?
— Je n'ai jamais eu de frère, protesta le guerrier tout en essayant d'esquiver la tristesse qui commençait vraiment à l'envahir, juste un fœtus qui est mort dans ton bas-ventre. Et ce n'est certainement pas de ma faute.

Il avait prononcé sa tirade avec force et conviction. La vision allait s'estomper, c'était certain. Il ferma donc les yeux, sentant les câbles s'agripper avec force à ses veines. Ça le répugnait. Il avait l'impression qu'une vingtaine d'aiguilles étaient fichées dans son corps, dérivant au gré de son sang et inoculant des substances cauchemardesques. Il s'efforçait tant bien que mal de garder son calme malgré la sensation désagréable mais un parfum qu'il ne connaissait que trop bien le força à écarter à nouveau les paupières. Devant lui, se trouvait une jeune fille qu'il aurait préféré oublier. Mais sa chevelure flamboyante, ses yeux noisette et son charme à toute épreuve ne le laissaient toujours pas de marbre, malheureusement pour lui. Sans un mot, elle se colla tendrement contre son buste, tentant sans doute de l'embrasser. Il la repoussa sans ménagement.

— C'est fini ces conneries, n’essaie même pas !
— Tu ne m’as pas toujours parlé comme ça mon gros loup, minauda la belle rousse. Alors comme ça tu te tapes une autre meuf ? Tu m'as bien vite oubliée, ce qui ne m'étonne pas tant que ça en fin de compte.
— Écoute Clara, je...

Il s'interrompit. Non, elle n'était pas là. Ce n'était qu'une illusion de plus. Mais il oublia bien vite cette pensée, cet avertissement interne... Car le doux poison pixélisé qui lui était injecté par Xanadu lui faisait perdre toute limite entre le rêve et la réalité, l'abstrait et le concret. Et là... il avait l'étrange impression que Clara était vraiment virtualisée. C'était possible après tout, plus que sa mère... même s'il savait, qu'au fond, les paroles de ces démons étaient très proches de la réalité.

— Je n'ai jamais voulu te remplacer. C'est toi qui est partie... moi, je ne voulais pas ça. Je t'assure que tu m'as manqué, beaucoup. Dans un premier temps, j'ai même essayé de te retrouver mais...
— Allons allons, ricana Loess en le toisant d’un regard empli de mépris, on sait très bien tous les deux que si tu avais vraiment voulu me revoir, tu aurais trouvé la bonne adresse. Odd, qui ne connaissait rien de moi, m'a dénichée en moins de deux. Ne me dis pas que tu l'estimes plus malin que toi.
— Je te jure que...
— Je n'en ai que faire de tes promesses. Un chien reste un chien, et c'est tout ce que tu es Stern. Un chien de talus qui cherche sans cesse le prochain terrier où il ira se réfugier. Sans Jérémie et Yumi, tu n'es rien. Juste un mec random de plus, misérablement insignifiant. Les types comme toi, c'est comme du papier peint finalement... Toujours là et pourtant invisibles. Tu te crois populaire dans ton petit bahut de merde mais tu n'as rien vu du monde extérieur. Tu te prends pour le king mais, dehors, tu n'es même pas respecté par ta propre famille. Vu ton assiduité "épatante" à l'étude, tu n'es pas près d'avoir ton diplôme. Tu te réfugies dans le foot et tu vas finir par te réveiller à trente, quarante ans... et qu'est-ce que tu auras accompli de ta vie ? Rien. Absolument rien.
— Parce que tu te crois mieux sale conne ? On t'a pris dans le groupe par pitié. Sans moi, tu pouvais encore crever sur le sol à chaque dévirtualisation.

Les artères de Clara battirent avec violence, des éclairs pétillaient de ses yeux, et elle se mit à mugir comme une bête féroce ; puis elle fit vingt bonds dans les airs, et s’écria en riant aux éclats :
— Bel imbécile ! valse gaiement ! Bel imbécile, ton règne touche à sa fin. Blondinet tu penses vaincre mais blondinet te vaincra.

Les menaces, c'était une véritable blessure de l'âme chez Ulrich. Il ne put garder son calme, comme il s'était pourtant promis de le faire. Saisissant alors Clara avec force, il voulut la précipiter du haut de la tour mais, dans son désespoir, la jeune fille planta ses griffes dans le rebord de la plate-forme. Malheureusement pour Ulrich, quelqu'un entendit les cris d’effroi de Clara. Au moment où la paroi de la tour se mit à se flouter, signe d'une arrivée imminente, un horrible pressentiment s’empara de Stern. Les cris de Clara augmentaient sans cesse... mais personne ne fit son apparition. Éperdu de rage et d’effroi, il écrasa de la pointe du pied les griffes acérées, pour qu’elle puisse enfin céder et chuter dans les abysses de la tour. Les cris de Clara devenaient de plus en plus faibles :
— Au secours ! Sauvez-moi... sauve-moi Odd !
Une seule de ses mains s'agrippait au rebord, elle allait lâcher.
— N'oublie pas ce qui est juste dans cette histoire Ulrich... et surtout, ne te trompe pas de blondinet.
En un ultime relent d'énergie, Loess éclata d'un rire malsain au possible avant d'agripper de sa patte libre la cheville de Stern. Elle tira un grand coup, s'ancrant à l'aide de ses griffes dans la chair du garçon pour le faire basculer dans le vide, mais d'un coup de sabre acéré et vif, le samouraï trancha la main de son adversaire. Surprise par cet imprévu et hurlant de douleur, Clara desserra la patte qui la maintenait toujours en équilibre et entame sa chute vers le puits sans fond. Ulrich vit distinctement son corps imploser, et une ombre sortit de l'avatar. Il soupira de soulagement. Clara était bien à Orléans... loin de Xanadu. Et c'était mieux comme ça. Ne voyant pas d'autre ennemi à l'horizon, il se reconnecta à l'interface qui clignotait d'un vert rassurant. Il avait réussi. Au moment où il posa sa main sur l'écran translucide pour régler définitivement le problème, il ne put s'empêcher de douter... est-ce que l'ombre avait voulu le prévenir ?

Yumi esquiva une énième boule de feu venue du ciel avec une acrobatie, pestant de ne pas arriver à se concentrer sur les trajectoires de ses éventails avec toutes ces attaques. Odd avait moins de problèmes, mais ses flèches laser atteignaient peu leur cible. Il remarqua du coin de l’œil que la tour commençait à briller. Intrigué, il ne put s’empêcher de tourner la tête, pour voir un immense flash blanc illuminer les environs, parti directement du bâtiment. Les ombres se dissipèrent par la force des choses, le dragon disparut dans un rugissement de souffrance, et le calme revint sur Xanadu. Odd avait entendu les cris, mais il les oublierait bien vite.


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La rematérialisation était beaucoup plus agréable quand c’était Jérémie qui l’occasionnait. Odd n’avait pas eu l’occasion de tester souvent, mais l’air frais en sortant du scanner fut tout ce qu’il sentit. Pas de toux, pas de fumée, pas de douleur insoutenable, pas de crachats sanguinolents. Il ne titubait même pas. Yumi semblait également en forme, mais Ulrich peinait à se relever. Elle alla l’aider, et Odd se demanda ce que ça lui avait infligé de lancer la surcharge d’énergie de la tour.
A sa grande surprise, le blondinet vit également son homologue terminer de monter les marches jusqu’à eux, un peu essoufflé. Qu’est-ce que Jérémie pouvait avoir à leur dire qui justifie le déplacement ?
— Beau boulot tout le monde.

Odd manqua de s’étrangler. Le chef de la bande était-il malade ? Non, il devait y avoir un « mais ». Il y avait toujours un « mais ».
— Cette attaque a été jugulée sans problème, et ce n’était pas évident, poursuivit Jérémie. Odd, tu t’es très bien débrouillé. Ulrich, félicitations pour l’activation de la tour. Yumi… oh, c’était parfait, comme d’habitude, fit-il avec un petit sourire.
Le petit cœur d’Odd se gonfla de fierté. Voilà qu’il était enfin mis au même plan que les autres ! Lui aussi avait droit à un compliment, lui aussi savait se débrouiller sur Xanadu ! Enfin il était reconnu !
— Je suis quand même un peu inquiet, avoua Jérémie. L’état de Xanadu ne s’améliore pas du tout, il est de plus en plus instable. Pourtant j’ai vérifié le Supercalculateur, il ne s’est rien passé d’inhabituel récemment…
Un poids supplémentaire s’ôta des épaules d’Odd. Les manipulations de Clara avaient fonctionné, et Jérémie n’y voyait que du feu. Malgré tout, ce constat sur l’état de Xanadu ne le réjouissait pas. Il n’osa pas suggérer d’éteindre le Supercalculateur, sachant parfaitement comment cette proposition pourrait être accueillie. Et puis il restait le sujet de ses visions à trancher, mais il préféra les garder pour lui, ayant une petite idée sur ce qu’il convenait d’en faire.
— Est-ce que ce ne serait pas une bonne idée de recruter du monde ? suggéra Ulrich. Si ça va si mal que ça…
Jérémie fit la moue.
— Je n’aime pas trop ébruiter le secret plus que nécessaire. Tu pensais à quelqu’un en particulier ? fit-il, avec un regard bleu perçant qui laissait penser qu’il savait déjà ce qu’Ulrich répondrait.
— Eh bien… vu le temps qu’elle passe avec moi maintenant, sans compter sa proximité avec Odd, je pense que ça va être difficile de garder Jeanne à l’écart du secret très longtemps. Autant se simplifier la vie.
Odd tiqua lourdement à la mention de sa meilleure amie. Il n’avait aucune envie qu’elle finisse mêlée à ça. Déjà, l’imaginer roulant des pelles à Ulrich le répugnait, alors la remettre entre les mains de Xanadu ?
— Jeanne ne nous aime pas, souligna Yumi. La dernière fois qu’on s’est parlés, elle a voulu frapper Jérémie. Je ne suis pas certaine qu’elle accepterait de garder le secret et de coopérer avec nous.
— C’est exact, fit Jérémie en remontant ses lunettes sur son nez. De plus, envoyer un novice sur Xanadu en ce moment serait très dangereux.
— Je suis d’accord avec Jérémie ! intervint spontanément Odd. Il pourrait lui arriver quelque chose.
— Bien vu Odd, ce serait délicat à justifier auprès des adultes, confirma Jérémie.

Odd faillit dire que ce n’était pas exactement la justification d’un incident auprès des adultes qui l’inquiétait. Mais il savait que Jérémie ne raisonnait pas toujours comme eux, et n’étala pas ses états d’âme. De toute façon, ce ne serait sans doute pas nécessaire : Yumi et Jérémie avaient l’ascendant dans le débat, et Ulrich se plierait à leur avis sans broncher. Autant ne pas s’exposer avec ses bons sentiments et rester sur la bonne impression qu’il avait faite.
— Apparemment, Odd s’est amélioré, insista Ulrich. On peut peut-être se permettre d’encadrer un nouveau novice. Après tout, lui a réussi à survivre.
Petit regard noir du blondinet.
— Xanadu n’était pas aussi instable que maintenant, maintint Jérémie. Vous ne le voyez peut-être pas encore sur le terrain, mais ça devient de plus en plus risqué.
Odd faillit suggérer de rappeler Clara, mais se retint in extremis. Le trio s’était montré plutôt clair quant à ce qu’il pensait d’elle, et Odd ne tenait pas à revivre la dernière fois où ils avaient discuté d’elle. Alors il garda le silence.
— Tu voudrais faire courir un risque pareil à ta copine, Ulrich ? insinua Odd, venimeux.
— Très bien Jérémie, comme tu voudras, capitula Ulrich, sans même faire attention à Odd.
— Bien, est-ce que nous avions autre chose dont nous devions discuter ? questionna Jérémie.
Le chef du groupe les balaya tous du regard un par un. Yumi eut un geste gracieux pour rajuster une mèche de son carré. Un silence s’installa, puis Jérémie conclut :
— Dans ce cas, je vous libère, il faut que je reste encore pour effectuer quelques tests.
— Je vais chercher mon sac et je viens te tenir compagnie, fit Yumi. Il faut que je fasse mes devoirs, et je pense que c’est mieux de t’avoir sous la main pour ça…
Ils échangèrent un sourire enfantin. Odd haussa les épaules et prit la direction de la sortie de la pièce. Ulrich commença à descendre avec lui, avant de se tourner pour lancer à Yumi :
— Tu veux que je te le ramène ?
— Ce serait très aimable à toi !

Ulrich disparut dans un courant d’air. Yumi et Jérémie descendirent à leur tour pour se diriger vers les écrans du Supercalculateur. Quand Odd eut quitté la salle depuis une minute, Jérémie reprit à voix basse :
— Alors ?
— Je suis allée voir Sissi. C’est bien elle qui a renseigné Odd, elle l’a confirmé. Mais la discussion a dégénéré, et mes pouvoirs se sont déclenchés accidentellement, et pas de la façon la plus discrète qui soit. Je suis désolée, ça risque de nous poser un problème à terme, fit-elle d’un air contrit.
— Ne t’en fais pas, sourit Jérémie, rassurant. Personne ne nous pose de problème.
Ulrich revint dans une bourrasque, le sac de Yumi sur l’épaule, et le tendit à sa propriétaire qui le remercia chaleureusement.
— J’ai raté quelque chose ? demanda-t-il.
— Il faut qu’on garde un œil sur Sissi, résuma Jérémie. Elle a vu une manifestation liée à Xanadu. Mais à mon avis, elle n’osera pas en parler, elle aurait trop peur d’être prise pour la folle du collège.
Yumi dut reconnaître que l’argument de Jérémie était très bien pensé. Elle ouvrit son sac pour sortir son cahier de mathématiques, et Ulrich s’éclipsa de nouveau, après un hochement de tête taciturne dont il avait le secret.


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Hollywood Undead - Bullet

Pour la première fois depuis un moment, Odd était rentré de l’usine plutôt serein, et même de bonne humeur. La situation semblait se dégager. Peut-être que si les autres continuaient sur cette voie, ils finiraient par l’écouter au sujet du Supercalculateur. Et sinon, il avait l’option Clara, dont il ignorait un peu où elle mènerait mais qui lui paraissait être un intéressant moyen d’agir. En tout cas, il avait beaucoup moins l’impression d’avoir les mains liées que précédemment.
Alors qu’il embarquait Kiwi dans son sac pour lui offrir sa promenade dans le parc, il se fit la réflexion que peut-être, Jeanne voudrait l’accompagner. En plus, ça la rassurerait sur son état, et elle poserait moins de questions…
Bon sang, voilà qu’il réfléchissait comme Jérémie.

Il envoya néanmoins un message à la jeune fille pour lui proposer de venir avec lui. Elle lui répondit deux minutes après avec force smileys et enthousiasme. Apparemment, elle avait été sensible à son changement d’humeur, et ça déteignait sur elle. A moins que ce ne soit son nouveau petit-ami… La pensée laissa un goût amer dans la bouche d’Odd.
Ils se retrouvèrent dans le parc, où elle lui retourna un sourire radieux et une bise amicale. Ils échangèrent quelques banalités en s’égarant parmi les arbres, le blondinet libéra son chien, puis ils s’installèrent contre un tronc. Jeanne s’extasia de la petite mésange sur l’arbre voisin, commença à sortir son carnet pour la dessiner, mais les aboiements de Kiwi la firent fuir avant que les esquisses de la jeune artiste ne puissent être concluantes. La scène tira un sourire à Odd, qui savourait à sa juste valeur ce moment de calme et de sérénité.

A un moment, Jeanne se leva pour aller jouer avec Kiwi, chose qu’elle devait sans doute moins pouvoir faire avec son iguane de compagnie. Odd les regarda, mais sans pour autant choisir de se lever pour aller avec eux. Il ne sut pas vraiment ce qui le retint, mais subitement, son humeur tourna comme un courant d’air capricieux qui lui amenait désormais un relent âcre et désagréable. Comment est-ce que Jérémie avait su pour son escapade à Orléans ?... Son regard coula lentement vers le portable de Jeanne, laissé là à côté de l’arbre.
« Non, c’est mal, ça ne se fait pas, arrête de douter. »
Il reporta son attention sur le duo si gai, à quelques mètres de lui à peine. Odd vit Jeanne féliciter Kiwi pour le retour d’un bâton, se retourner pour lui faire signe, un grand sourire aux lèvres. Ça ne pouvait pas être possible. Ils étaient tellement soudés, elle avait toujours été là quand ça n’allait pas pour lui.
Mais tout de même, personne ne savait à part elle.
Décidé à en avoir le cœur net pour arrêter de douter aussi stupidement, Odd saisit le portable de son amie, et tapa sa propre date de naissance sur le clavier pour le déverrouiller.
« Code incorrect »
Il haussa un sourcil intrigué, marqua une seconde d’arrêt. Elle l’avait changé. Sa méfiance monta encore d’un cran, et il essaya la date de naissance d’Ulrich.
Bingo.

Epluchant à une vitesse coupable le portable de Jeanne, il ne trouva que sa conversation avec Ulrich pour la relier au groupe. Promptement, il la remonta, retint une grimace devant les messages des deux adolescents amourachés, et mit enfin la main sur une très vieille conversation qui datait du jour de leur virée à Orléans.
« Là je suis dans le train avec Odd ! Orléans ça a l’air trop cool <3 »
La bonne humeur du blondinet se dispersa avec la rapidité d’un tas de feuilles dans la tempête. Bien entendu, ce fut le moment que choisit la situation pour s’envenimer.
— Eh ! Qu’est-ce que tu fais avec mon portable ?! s’indigna Jeanne, qui revenait vers lui avec Kiwi dans les bras.
— Je peux savoir pourquoi tu racontes tous nos moments ensemble à Ulrich ? rétorqua Odd.
Elle lui arracha l’appareil des mains, le fixant d’un regard meurtrier qu’il avait rarement vu chez elle. Et jamais pour lui.
— Oui je parle à Ulrich, je ne vois pas où est le problème ! Et tu m’avais dit que ça ne te dérangeait pas non plus que je sorte avec, alors quoi, t’as changé d’avis ?
— Tu fais ce que tu veux, mais lui raconter notre vie, je trouve pas ça cool ! répondit Odd, un ton plus haut. Surtout à lui !
— Ah oui ? Et qu’est-ce que tu lui reproches ? cracha Jeanne, qui commençait lentement mais sûrement à sortir de ses gonds.
Dans les bras de Jeanne, Kiwi plia les oreilles, dérangé par la montée des décibels, et lâcha un couinement plaintif.
— Tu vois Jérémie et Yumi ? C’est le même, exactement ! Si t’es pas d’accord avec lui il te tabasse et il t’écrabouille jusqu’à ce que tu le sois, il se croit au-dessus de tout le monde, toujours à se la péter ! Il suit les ordres de Belpois à la lettre comme un bon clébard, et ça le dérange pas une seconde !

Odd avait espéré que cette petite tirade aide Jeanne à se rendre compte de ce qui se passait. Bien entendu, ce ne fut pas le cas. Elle eut l’air de se calmer instantanément, il y eut quelques secondes de silence, le blondinet espéra, puis elle lâcha froidement :
— Je ne pensais pas que tu en arriverais là, Odd. C’est vraiment bas. Tu ne m’as jamais rien dit au sujet d’Ulrich auparavant, et maintenant que c’est mon mec et que je passe du temps avec lui, tu fais tout ce que tu peux pour essayer de m’en éloigner parce que tu es trop possessif. Je commence à comprendre pourquoi tu n’as pas d’autres amis.
Il s’attendait à tout, sauf à ce dernier coup de poignard en traître. Abasourdi, Odd fut incapable de dire quoi que ce soit. Elle poursuivit :
— Tu sais, je connais mieux Ulrich que toi. Il n’est pas celui que tu décris.
— T’es juste trop conne pour t’en rendre compte, parce qu’il est b…
La gifle vint interrompre la langue de serpent d’Odd. Jeanne se mordait la lèvre, au bord des larmes.
— Espèce de sous-merde, murmura-t-elle dans une vaine tentative de ne pas perdre le contrôle de sa voix. Je croyais que t’étais quelqu’un de bien. Quand je pense que je t’ai consolé à chaque fois que tu te faisais tabasser. Et toi, tout ce que tu trouves à faire pour me remercier, c’est fouiller mon portable et cracher sur mon copain en espérant que je le largue. Je suis pas ta chose, Odd. Tu sais, avant de dire qu’Ulrich est comme Jérémie et Yumi, je te conseille plutôt de te pencher sur ton propre cas. Tu leur ressembles incroyablement.
Elle reposa Kiwi, les yeux humides, et fit demi-tour, oubliant son carnet à dessin au pied de l’arbre. Odd fourra rageusement le chien dans son sac, ne prit pas la peine de récupérer le bien de Jeanne, et s’en alla de son côté, furieux.

Jeanne n’alla finalement pas très loin. Elle s’assit, en pleurs pour de bon, au pied d’un autre arbre, plus isolé, pour que personne ne la voie, pour que personne ne se moque. La seule personne à qui elle laissa un message ne tarda pas à se montrer. Après tout, Ulrich pouvait se déplacer aussi vite qu’il voulait…
La tête dans ses genoux, elle l’entendit avant de le voir. Quand elle sentit le contact chaud de sa main, son premier réflexe fut de se jeter dans ses bras et d’enfouir la tête contre son torse pour pleurer de tout son soûl. Patient, Ulrich attendit en lui caressant les cheveux qu’elle veuille bien lui dire ce qui se passait. Elle-même avait encore du mal à le concevoir, mais à un moment, le barrage céda et les mots sortirent tous à la fois de sa bouche.
— C’est Odd, sanglota-t-elle. Il a dit des choses tellement horribles…
Et elle lui raconta tout, en vrac, lui laissant le soin de retracer les évènements à partir de ces bribes. Il y parvint à peu près. Comme quoi, il avait fini par détacher complètement Jeanne de Odd… ce n’était pas le but, à la base, mais pourquoi pas. Jérémie aurait sûrement été ravi qu’elle ne s’intéresse plus aux problèmes du blondinet, mais malheureusement le problème avait juste été déplacé : Jeanne avait toujours un être cher impliqué dans la lutte sur Xanadu…


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Jeremy Levy - Visions of Tomorrow (Song 21)

De faibles rayons d'une lumière cramoisie se frayaient un chemin à travers les carreaux treillissés, et rendaient suffisamment distincts les principaux objets environnants ; les yeux de Yumi s'efforçaient en vain d'atteindre les angles lointains des prolongements du hall ou les enfoncements du plafond arrondi en voûte et sculpté. Elle ne savait pas ce qu'elle foutait ici. Ou plutôt, elle savait la raison qui l'avait poussée à venir mais l'idée la répugnait au plus profond d'elle-même. A pas feutrés, elle se dirigea vers le salon, encombré de meubles poussiéreux et jonché de détritus divers et de bouteilles d'alcool à moitié vides, la substance restante semblait peu engageante. Elle sentit un crissement sous son pied droit et vérifia aussitôt ce qui avait provoqué ce bruit sous sa semelle. Un cadre, dont elle venait de briser le peu de verre qui tenait encore à l'ossature de bois. Instinctivement, elle se pencha pour ramasser le souvenir épargné par les griffes du temps qui passe. Sur la photo, elle aperçut trois visages souriants. Le père, barbu et au visage froid peu expressif, tenait entre ses bras une petite fille qui riait aux éclats. A leurs côtés se tenait la plus femme que Yumi eut l'occasion de contempler. Une chevelure rare, un air enfantin flottant sur ses traits lisses et surtout des yeux d'une intensité époustouflante. En observant la petite famille, la jeune fille ne put s'empêcher de se demander ce qui avait poussé ce beau petit clan à... la poussière d'une vieille bâtisse. Les murs semblaient encore être teintés d'instants joyeux partagés en ces lieux malgré l'ambiance lugubre qui pesait dans la pièce, en particulier quand l'on dirigeait le regard vers le piano qui était propre à vous en donner des frissons. Contrairement à tout ce qu'elle avait pu constater jusqu'ici, l'instrument semblait presque comme neuf. Il avait, sans nul doute, été entretenu. Mais par qui ? Au fond d'elle, Yumi avait quand même sa petite idée...

Mais ce n'était pas la seule source d'angoisse chez la japonaise. Le son émis à l'étage ne la rassurait pas le moins du monde. Une petite mélodie, qui semblait tout droit sortir d'un film d'horreur, se répétait en boucle. Quelques notes, un clac sec mais bien audible, et puis retour au début de la chansonnette. Intriguée, Yumi se dirigea vers la cage d'escaliers. En montant les marches, une à une, elle ne put s'empêcher de constater la phrase gravée à la craie sur la paroi adjacente : La maladie, c'est ce qui brise le silence des organes. L'instant d'après, les mots semblaient s'être évaporés, aussi vite que la crasse chassée par un coup de loque. Sauf qu'elle n'avait pas touché à l'inscription. Ni elle, ni personne d'autre. Du moins... personne de concret.
Yumi se frotta les yeux avec vigueur et regarda à nouveau le mur à la peinture écaillée. Rien. Sans préambule, elle se demanda si elle était folle. Si tout ce qu'elle avait vécu, Xanadu et ses maudits spectres, ne pouvait être qu'un délire particulièrement complexe né au sein de son esprit maladif. Déjà en arrivant ici, tantôt au grand soleil, le long de l'eau trouble avant d'accéder au parc, des doutes étaient venus occulter sa raison, non point des doutes vagues comme elle avait eu jusqu’ici, mais des doutes précis, absolus.

Elle avait déjà vu des fous, elle qui avait fidèlement rendu visite à sa tante à « La maison verte » avant d'arriver en France. Certains psychiatres avaient diagnostiqué la sœur d'Akiko comme schizophrène, d'autres ne pouvaient statuer sur son sort. Une chose était sûre : elle ne pouvait vivre seule, même si elle ne représentait pas un danger pour les autres. Au fil des visites, Yumi en avait vu des patients, elle avait conversé avec eux lors des activités, pendant la pause des concerts que sa tante organisait fièrement à la résidence. C'était la chef d'orchestre. La lueur de raison qui devait guider le monde chaotique des clarinettes folles et des violons mal accordés. Dans ces moments, elle semblait presque guérie. Avant de retomber dans tous ses travers dès la dernière note.
A force de les côtoyer, Yumi avait pu constater qu'il y avait cette certaine catégorie de malades qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants, même sur les aspects plus philosophiques, abstraits ou même amplement scientifiques de la vie quotidienne. Ils brillaient, ils paraissaient semblables à n'importe quel citoyen. Sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l’écueil de leur folie s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu’on nomme « la démence ». Depuis la mort de sa tante quelques jours plus tôt – enterrement auquel était partie assister Akiko mais duquel les enfants Ishiyama étaient exclus –, Yumi remettait beaucoup de choses en question. Certains facteurs génétiques pouvaient-ils être responsables de cet enfer pseudo-virtuel qui n'existait peut-être que dans sa tête ?
Elle ne savait pas, elle ne savait plus.
Néanmoins, il fallait continuer. Vers la petite mélodie. Celle de la vérité ?

— Je n'irai pas plus loin si j'étais toi.

Yumi s'immobilisa. Cette voix, elle ne la connaissait que trop bien. C'était celle de l'occupante des lieux. Enfin, l'ancienne occupante, bien que la japonaise la soupçonnait de venir s'égarer ici quelques nuits avec son ordinateur.

— Je n'ai pas envie que tu puisses voir ma chambre. C'est privé. Et ce n'est pas pour ça que je t'ai invitée.
— Mais... et la mélodie ?
— Mon ancienne boîte à musique. Elle déconne de temps à autre.
— Elle fonctionne toujours ? s'étonna Yumi.
— Certaines choses sont éternelles, répliqua l'héritière légale de la sombre demeure. Sauf ma mère. Elle... elle a claqué bien trop vite.

Sans protester, Yumi descendit les marches, pour faire face à son interlocutrice. Cette dernière avait ouvert un volet, ce qui permettait aux deux adolescentes de s'examiner mutuellement avec méfiance.
Le front de la nouvelle arrivante était haut, très pâle, et singulièrement placide ; et les cheveux, autrefois d'un noir de jais, le recouvraient en partie et ombrageaient les tempes creuses d'innombrables boucles actuellement d'un blond ardent, dont le caractère fantastique jurait cruellement avec la mélancolie dominante de sa physionomie. Même avec sa nouvelle teinture étonnante, la maîtresse des lieux restait éblouissante.

— Je ne pensais pas que le blond t'irait si bien, fit remarquer Yumi... qui regretta presque aussitôt cette remarque.

Elisabeth Delmas eut un petit sourire amusé. Rictus qu'elle renforça de manière quelque peu artificielle, quitte à paraître méprisante. Il fallait qu'elle s'en tienne à son rôle de pimbêche superficielle. Encore quelque temps. Bientôt, la période Sissi ne serait plus qu'un mauvais souvenir...
— Ça ne pouvait que s'accorder avec mon grain de peau, répliqua la fille du proviseur. Mais nous ne sommes pas venues ici pour parler chignons, pas vrai ?
— Je ne peux pas croire que tu habitais ici... Tu ne m'en as jamais parlé.
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas à propos de moi Yumi. Et c'est sans doute mieux comme ça.
— Ne commence pas à jouer la fille mystérieuse, il n'y a rien de plus agaçant. Viens-en aux faits.
— Bien, ponctua Delmas en tendant une enveloppe. Ouvre. Tu ne tarderas pas à comprendre.

Sans plus attendre, la japonaise déchira l'encolure de papier et une série de clichés s'éparpilla sur le sol souillé. Il ne fallut pas longtemps à Yumi pour constater que l'entièreté de ces photographies représentait une seule et unique personne. Elisabeth Delmas. En maillot de bain, se baladant sur une allée du parc avec son sac en bandoulière, en tenue de pom-pom girl, à moitié nue dans sa chambre.... Le point commun entre tous ces moments capturés sur papier ? Sissi ne prenait la pose à aucun instant, contrairement à son habitude. Toutes ces petites scènes semblaient lui avoir été volées de son quotidien, sans qu'elle ne réalise qu'on la prenait en photo.

— Il y en a des pires dans la série des clichés de ma chambre... Quelqu'un a dû pirater la webcam de mon ordi. Et je sais précisément qui.

A cet instant, Yumi sut ce qui allait suivre. Delmas allait tenter de la convaincre que Jerem était un porc, qu'il fallait impérativement s'en éloigner, etc. Sauf que sa stupide manigance ne fonctionnerait pas.

— C'est ridicule ! scanda la meilleure amie de Belpois. Jérémie n'aurait jamais fait ça !
— Mais voyons Yumi... je ne l'accuse pas du tout. C'est Clara qui est derrière tout ça !

A la mention du nom de son ancienne sœur d'armes, Yumi blêmit quelque peu. Comment pouvait-elle... Cela ne pouvait pas être vrai. Non. Il y avait sûrement une autre explication.

— Tu veux dire que Clara s'amuserait à te mater à poil ? demanda Yumi avec une pointe de sarcasme pour dissimuler son trouble. Tu sais que c'est grave d'accuser les gens sans preuve...
— Et ça alors ? rétorqua Sissi en retournant l'enveloppe pour laisser apparaître une inscription à l'encre violette. C'est écrit texto « Pour toi ma pimprenelle », c'est le surnom que me donnait mon papy, qu'elle a entendu un jour qu'il me rendait visite à Kadic et depuis elle l'utilise pour se foutre de ma gueule.
— C'est un peu léger quand même fit remarquer Yumi. N'importe qui aurait pu utiliser ça pour t'induire en erreur.
— Mais je reconnais son écriture, sa façon de tracer les L ! Et il n'y a qu'elle pour utiliser de l'encre violette putain ! Regarde, tu vas identifier cette graphie toi aussi !

Les L à boucle ascendante... Cet élément troubla la japonaise. Serait-il possible que... Elle ne voulait pas y penser. Non. Clara n'oserait pas revenir ici après la catastrophe monumentale qu'avait été sa place au sein du groupe, et même, de l'établissement en général. Il devait y avoir une autre explication.

— Et c'est pas tout, affirma Sissi avec conviction en sortant un collier de sa poche. C'est le bijou qu'elle m'avait emprunté... et il se trouvait lui aussi dans l'enveloppe.
— Je dois avouer que ça devient flippant là. Mais, honnêtement, je ne comprends pas pourquoi tu me dis tout ça. Surtout après ce qui vient de se passer entre nous deux.
— C'est pourtant clair comme de l'eau de roche ! Elle est revenue pour se venger. Et elle ne partira pas d'ici tant qu'elle n'en aura pas terminé avec ceux qui l'ont poussée à son... accident.
— Ne parle pas de sujets que tu ne maîtrises pas, s'agaça Yumi. Tu ne sais rien sur cette cicatrice. Comme aucun élève à Kadic. C'est juste elle qui s'est montée la tête toute seule !
— Bref. Crois-moi ou pas. J'ai assez donné ici. Je me barre. T'as l'info, fais-en ce que tu veux. Mais si jamais tu la croises... promets-moi de faire souffrir cette garce.
— Mais... mais tu ne peux pas partir comme ça ?! Et nos projets ? Et la fac de lettres ? Et... et... notre amitié ? Je sais que j'ai pété les plombs ces derniers temps mais... tu sais à quel point je tiens à toi. Ne fais pas ça, ne pars pas... tu vas le regretter par la suite !
— Voyons Yumi... tu trouveras une autre fille avec laquelle tu t'amouracheras aussi vite. Les mois passant, j'ai fini par constater la manière dont tu me dévorais des yeux. Ça me fait mal de l'admettre mais... il y a mieux que moi tu sais.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, se braqua la japonaise. Tu vas beaucoup trop loin, je n'ai jamais...
— Tu ne pourras pas te mentir éternellement Yumi. Cette violence que tu contiens en toi, qui s'est déclenchée l'autre fois... ça va finir par te bouffer de l'intérieur. T'essaies de te le cacher mais je suis tombée sur ton journal intime tu sais. J'étais pourtant persuadée que tu en pinçais secrètement sur Jérémie, voire même sur Ulrich ! Mais non. Ça ne parlait que de moi. Tout le temps. Tu ne l'as pas écrit noir sur blanc mais à mes yeux c'est clair. Si je souris de cette façon, je vois dans tes pupilles une lueur qui n'y brille pas en temps normal. Je sais que dans ta culture... dans ta famille tout court, ça ne sera pas facile à accepter. Surtout que tu as paru "instable" à ce niveau assez tôt, mais tu es encore très jeune. Il faut que tu te fasses tes propres expériences pour comprendre ce qui te plaît vraiment. Mais cette phrase « Je ne me suis jamais sentie à ma place, ni dans mon corps et encore moins dans mon esprit » que tu avais écrite un jour de mai...
— Comment t'as pu lire tout ça ? rugit Yumi. C'est ma vie privée, privée t'entends ! J'espère que t'as pas été faire aller ta sale langue dans tout Kadic !
— Voyons... tu me connais mal. Si je l'avais voulu, des extraits des passages les plus croustillants seraient déjà en une des Echos. Mais j'ai compris ce que tu ressentais. Pas au niveau de l'attirance physique évidemment, mais ton passage sur l'inadéquation au monde, de l'écart entre ta personnalité et celle des autres... Ma vie de fille du proviseur ne m'a jamais convenue. Tu sais... je vivais ici avant. Je n'ai quitté ces lieux que pour cette maudite école. Kadic m'a tout volé. Ma maison, la relation avec mon père et, plus que tout, cela m'a coûté ma mère. Si papa n'avait pas été aussi obnubilé avec ce bahut de merde... elle serait encore là. Et peut-être que les choses auraient été différentes Yumi. Je n'aurais sûrement pas pleuré tous les soirs en pensant à ce passé révolu. Peut-être que je me serais autorisée à avoir de vrais amis, peut-être que je me serais permise d'aimer. Mais ça n'a pas été le cas. Et si je veux que ça change... il faut que je parte.
— Je... tu... tu ne peux pas partir maintenant. Mon attitude était déplorable. Je voudrais pouvoir me rattraper.
— Je sais. Tu as essayé bien fort de me haïr pour ne pas avoir à avouer une vérité qui blesserait tes proches. Mais ça n'a pas fonctionné. Du coup, nous sommes devenues amies. Mais ça ne t'a pas suffi n'est-ce pas ?
— Sissi je... c'est vrai qu'il m'est arrivé d'avoir des pensées impures mais ça va me passer. Je ne suis pas la personne que tu crois. Ça me gêne terriblement, je... je ne sais pas quoi dire.
— Alors tais-toi.

Et sur ces mots, elle l'embrassa. Et là, au contact de la petite langue humide, Yumi ressentit ce sentiment. Celui qui murmure à notre oreille un amour qui insuffle du sens à la vie, qui résiste aux lois naturelles de l'usure, qui nous épanouit et, surtout, qui ne connaît aucune limite. La japonaise pouvait encore sentir la veine de son cou palpiter tandis qu'Elisabeth s'écartait. Ce fut rapide, presque trop, mais Sissi devait partir. Elle n'avait que trop traîné.

— Mes affaires sont prêtes. Je prendrai un train, puis un autre... et encore un autre, celui qui m'emmènera au plus près de la frontière espagnole. Mon père n'en saura rien. Personne d'autre que toi d'ailleurs, tu dois me faire cette promesse.

Yumi était bien trop sous le choc pour réagir de manière adéquate. Ses yeux brillaient, oh oui ils brillaient. Ils paraissaient semblables à n'importe quel citoyen. Sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée, touchant l’écueil de leur folie s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, de bourrasques, qu’on nomme « la démence ». Etait-elle démente ? Venait-elle vraiment de vivre ce moment de plaisir intense ? Et puis surtout, est-ce que la ravissante créature qui se trouvait devant elle n'était pas un spectre de plus ? Yumi eut soudain envie de lui passer une barre de fer à travers l'estomac pour le vérifier. Mais finalement, elle acquiesça de la tête. Oui, elle garderait le secret. Elle avait l'habitude après tout.

— Tu dois sûrement te demander pourquoi je me suis autorisée cette petite... incartade. Disons simplement que... j'étais curieuse moi aussi, sourit Sissi en lui adressant un petit clin d'œil. Je te souhaite de réussir brillamment dans tous les projets que tu entreprendras, Yumi. C'est tout le mal que tu mérites. Et ne t'inquiète pas, ton souvenir me donnera la force d'être une meilleure personne. Je compte bien prouver que je ne suis pas cette salope sans cœur que toute le monde dépeint, le monde me tend les bras !
— J’espère que tu reviendras... Ça me plairait de discuter autour d’un verre à l’occasion. Quand on sera totalement maîtresses de nos destins respectifs, qu’on aura vécu un peu plus… il sera encore temps de voir ce qu’il peut advenir de nous deux.

« nous deux », cela semblait si juste et si étrange à la fois. En rougissant quelque peu après un tel aveu, Yumi voulut se détourner mais Delmas caressa une dernière fois la joue de celle qui l’avait tant fait douter. Yumi n'aimait pas les adieux. Elle n'avait jamais su comment les gérer. Du coup... elle ne dit rien. Et en quelques clignements de paupières, la belle de Kadic avait disparu.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Mar 27 Fév 2018 18:49   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 8
Les griffes de l'ombre


Pour une fois, Odd se remettait bien de sa dévirtualisation. Lorsque les ombres l’avaient attrapé, il avait sérieusement craint les conséquences, mais finalement, il avait suffi d’une ou deux minutes à l’agonie dans le scanner avant d’être de nouveau en possession de ses moyens. Il se releva, intimidé par le silence de cathédrale de l’usine, et sortit du caisson maléfique. Juste au cas où celui-ci déciderait de se refermer de nouveau sur lui.
Ensuite, ce fut l’attente. Il faillit descendre vérifier les écrans pour voir où en était Clara, mais la crainte d’une entrée en trombe de Jérémie le retint. Le petit génie apprécierait encore moins son intrusion s’il le trouvait à faire joujou devant ses moniteurs sacrés. Et qui plus est, Odd ne savait pas s’en servir, et pouvait très bien faire une erreur majeure.
Donc il attendit, vacillant sur ses petites jambes fragiles, que sa camarade revienne de Xanadu. Avec, quelque part, l’angoisse qu’elle ne revienne jamais et qu’il se retrouve tout seul. Il commençait à comprendre ce que Jérémie avait pu ressentir en ne voyant pas son père revenir. Pour un peu, il aurait pu se mettre à la place de l’autre blondinet. Est-ce que la solitude pouvait à ce point affecter les gens ? Est-ce que c’était dans cette expérience qu’il fallait chercher les raisons de Jérémie ? Probablement que oui. Malgré tout ce qu’il avait subi, Odd trouvait encore le moyen de compatir.
Il sursauta quand la porte du scanner face à lui s’ouvrit brusquement, libérant davantage de fumée qu’une nuée ardente, et plissa les yeux pour essayer de discerner la forme à l’intérieur. La vue des cheveux roux suffit à le rassurer. C’était bien Clara, en boule sur le sol, l’échine malmenée par une toux sèche qui paraissait lui arracher tout dioxygène de la bouche. Passée la surprise, Odd se précipita pour voir comment elle allait. Les mains crispées sur son ventre, elle paraissait sacrément mal en point. Le blondinet repéra du sang, vraisemblablement projeté par sa toux. Sa dévirtualisation avait dû être violente.

— Euh… ça va ? osa-t-il demander, un peu vainement.
Il l’entendit pousser un grognement de douleur, mais sans savoir si c’était une réponse à sa question. Elle ne l’avait peut-être même pas entendu. Une nouvelle quinte de toux la reprit, plus rauque cette fois, et effraya Odd par la même occasion. Est-ce qu’elle allait mourir ? La question traversa son esprit, et il se dépêcha de l’enterrer, de peur qu’elle n’ait l’idée de devenir une réalité. Il n’aurait vraiment pas besoin de ça.
— Clara ? essaya-t-il encore.
Devant cette nouvelle absence de réponse, il se hasarda à poser une main sur son épaule. La réaction fut épidermique. Elle bondit vers le fond du scanner comme s’il l’avait brûlée, avec un cri d’animal effrayé. Désarçonné, il n’osa plus bouger d’un iota, craignant d’empirer les choses. Elle le regardait comme si elle ne le reconnaissait pas, adossée au scanner, ses genoux affaiblis incapables de la faire tenir debout. Elle feula, et il reconnut les cris qui lui échappaient parfois sur Xanadu quand elle bondissait. Cependant, elle se tenait encore le flanc, et il remarqua qu’elle saignait du nez, entre ses mèches rousses désordonnées, et sa cicatrice à découvert.
Comment est-ce qu’elle le voyait pour le regarder avec cet air aussi sauvage ?

Odd laissa échapper un cri de terreur quand elle lui sauta à la gorge. Il aurait juré que ses mains n’étaient pas différentes de ces griffes qu’elle arborait lors des combats. Il croisa son regard, un regard de tueur, et paniqua d’autant plus en sentant le sang du nez de la jeune fille lui couler dessus.
— Stop, Clara ! Arrête ! C’est moi ! Odd ! s’exclama-t-il en essayant de l’empêcher de l’étrangler. Arrête !
Elle s’interrompit, le regard égaré, réalisant lentement où elle était. Qui elle était. Ce qu’elle faisait. Elle fixa Odd couché sous elle, complètement paniqué. Perdue, elle prit encore quelques longues secondes pour vraiment revenir à elle. Odd ne savait pas trop quoi faire. Il avait encore les mains rivées aux poignets de la jeune fille, et celles de la jeune fille étaient encore rivées à sa gorge. La subite proximité le fit virer au rouge. Mal à l’aise également, elle se défit de sa prise et s’écarta maladroitement, ce qui s’apparenta plutôt à rouler sur le côté au vu de son état. Odd s’attendait à ce qu’elle dise quelque chose. Mais ce ne fut que le silence.
— Euh… tout va bien ? demanda-t-il, hésitant.
Il crut la voir trembler. Elle s’était de nouveau prostrée sur le sol, lui tournant le dos. Odd s’assit, les idées encore un peu troubles, et sans savoir quoi dire. Sans savoir non plus si Clara était vraiment elle-même.
— Je suis désolée, murmura celle-ci d’une voix à peine audible. Ça… ça arrive parfois.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? On aurait dit que tu te croyais encore sur Xanadu…
— J’ai jamais bien tenu la dévirtualisation, avoua-t-elle honteusement.
Odd se sentit réellement mal à l’aise quand il crut voir un sanglot l’agiter. C’était à lui de dire quelque chose, là.
— C’est pas grave. Personne ne peut bien tenir ça, tu sais. Tu te sens mieux ?

Elle essaya de se relever, tituba. Odd vint l’aider. Elle évita son regard, honteuse, mais consentit à s’appuyer sur lui. La cicatrice honteuse se trouvait de l’autre côté de son visage, celui qu’il ne voyait pas, et il se surprit à la trouver jolie sous cet angle.
— C’est bon. Je vais m’en sortir, répondit-elle en se dégageant.
Elle s’engagea vers le grand escalier, son acolyte pas trop loin. Clara réfléchissait. Elle savait que la possibilité de la dévirtualisation ratée existait, et elle avait déjà eu des soucis pour se reconnecter au monde réel, mais à ce point ? Elle aurait juré qu’Odd était une ombre, et elle s’était vue dans son avatar au moment de lui sauter dessus. Bizarre. Est-ce que le problème venait de Xanadu lui-même ?
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Odd, alors qu’elle se dirigeait vers le pupitre de commandes. C’est le pupitre de Jérémie…
— Je sais. Mais il faut qu’on efface les traces de notre passage, sinon qu’est-ce que tu crois qu’il va nous faire ? Jérémie ne plaisante pas avec ses affaires, fit Clara, l’air grave.

Elle s’avança jusqu’au clavier et pianota dessus frénétiquement. De dos, Odd eut l’impression de voir Jérémie, et réalisa que Clara avait beaucoup trop de visages pour vraiment être possible à cerner. Ce soir, il l’avait vue tour à tour impitoyable, brisée, monstrueuse, mignonne, et maintenant en as de l’informatique. Il avait l’impression de ne toujours pas savoir de qui il s’agissait.
— Comment tu t’es fait dévirtualiser ? demanda Odd, ne sachant pas trop comment meubler l’espace verbal.
— Je suis tombée sur une ombre plus forte que les autres, qui a dressé une sorte d’arène autour de nous, et on s’est affrontées. Elle m’a battue en me déconcentrant alors que j’étais en train de gagner, répondit Clara, concentrée.
— Oh. Moi je me suis fait avoir par les ombres, comme d’habitude…
— T’en fais pas, je trouve que tu t’en es bien tiré.
Odd s’empourpra une nouvelle fois.
— Merci. Toi aussi tu…
— Je n’étais pas au meilleur de ma forme, fit-elle avec une moue qu’il ne vit pas. Mon avatar avait un peu changé depuis ma dernière dévirtualisation, ça m’a déstabilisée. Et puis ça faisait longtemps que je n’avais plus mis les pieds sur Xanadu.

Le blondinet n’osa pas demander ce qui s’était passé le fameux jour de la dernière dévirtualisation, ni ce qui avait conduit à son départ de la bande. Ou à son éviction, il ne savait pas trop. Quelque chose avait bien dû finir par ne plus coller entre Clara et la bande, mais à quoi est-ce que c’était dû ?
Le bruit du clavier continua à hanter la pièce. Vraiment, on aurait dit que Jérémie était bien là, en chair et en os. D’ailleurs, Odd craignait toujours de le voir débarquer en trombe, furieux qu’on ait profané son sanctuaire.
— Comment ça a commencé, toute cette histoire ? Je veux dire, je comprends comment Jérémie et Yumi se sont fait entraîner là-dedans, mais toi et Ulrich ?
— Jérémie et Yumi avaient besoin de plus de monde. C’était impossible de gérer Xanadu avec seulement deux personnes, dont une qui est trop peureuse pour se virtualiser. Ulrich et moi sommes des pièces rapportées. C’est sans doute pour ça qu’on s’entendait aussi bien.
Odd crut voir passer un léger sourire, du peu qu’il voyait de son visage. Il se demanda ce que ça voulait dire, mais là encore, il n’osa pas creuser.
— En fait, la seule avec qui le courant passait moins, c’était Yumi, poursuivit Clara, d’humeur loquace. Elle était assez jalouse que Jérémie me montre comment se servir du Supercalculateur. Peut-être que depuis il lui a appris quelques trucs à elle aussi, mais à l’époque, ça la faisait enrager. Après, Jérémie en lui-même n’a jamais été d’une compagnie transcendante.
Elle eut un petit rire méprisant qui rappela à Odd celui que pouvait avoir Sissi. Il se souvint qu’elles étaient proches : après tout, c’était bien de Sissi qu’il tenait son début de piste. Subitement, il se sentit un peu refroidi, et n’ajouta rien.

— Bien, j’ai terminé, annonça Clara. Avec un peu de chance, Jérémie sera complètement mystifié. De toute façon, il ne s’imaginerait pas qu’on puisse s’introduire dans l’usine sans son aval. Je pense que tout se passera bien. Malheureusement, on n’est pas beaucoup plus avancés qu’avant. Il faudrait refaire une plongée à l’occasion.
Elle se retourna et commença à marcher vers la sortie, quand la douleur dans son ventre décida de la lancer à nouveau. Elle se plia en deux, inspira un grand coup, et contint de son mieux.
— Arrête de me regarder comme ça, c’est bénin. Les blessures qu’on reçoit sur Xanadu ne subsistent pas dans la réalité, fit-elle plus sèchement.
Odd obéit et lui emboîta le pas à l’extérieur. Il fallait qu’il rentre avant qu’Ulrich ne se rende compte qu’il avait fait le mur…


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Lykke Li – I Follow Rivers (La Vie d'Adèle)

Théo Gauthier et Ulrich Stern avaient beau être rivaux, pour la popularité comme pour les filles (à moins que cela ne soit la même chose ?), ils n'en étaient pas moins de bons potes. Le mot « amis » aurait été trop fort, néanmoins il conversaient avec plaisir quand les deux étaient dans un bon jour, ce qui arrivait environ une à deux fois par semaine. Lors des entraînements en fait. Et plus particulièrement à la fin de ceux-ci... En dehors, en période de cours, ils s'évitaient un peu bien que ce soit compliqué en étant dans la même petit bahut. C'était pas toujours volontaire, juste pas les mêmes groupes de potes, pas d'intérêts convergents en dehors du sport,... Il y avait toujours eu un relent de jalousie qui avait rongé tout excellent lien potentiel, ils en étaient donc restés au stade du « on est potes pour les Hawks. » Théo-Ulrich, une entente ambigüe donc mais néanmoins présente.

Avec Caroline, Bastien et Thomas, ils pesaient lourd dans le game. Jim était ravi de leurs derniers résultats mais l'éducateur était gourmand, il voulait toujours plus. La clé des grands sportifs réside dans la persévérance. « Viser plus haut, en toutes circonstances » étant le crédo de vie de Moralès, il était compliqué de satisfaire ses exigences même s'il était plutôt fier de ses poulains en temps normal. Il avait néanmoins une nette préférence pour Ulrich, ce que tout le monde avait remarqué au sein de l'équipe et ce qui pouvait être source de tensions multiples. Un professeur ne devrait jamais avoir de chouchou, du moins de manière explicite. Car c'est lui qui avait divisé les deux ados qui, de base, s'entendaient vraiment bien. Lors de la saison précédente, après une défaite plutôt amère, Jim avait fini par prononcer cette fameuse parole mal placée devant toute l'équipe (exception faite d'Ulrich justement qui avait chopé une sale grippe pour l'occasion). A partir de là, les choses avaient changé, au grand désarroi de l'harmonie des Hawks.

— C'est con Théo... Tu pourrais briller, t'as du talent à mort, tu sais plein de choses sur le terrain mais tu bosses pas assez.
— Mais je passe ma vie à m'entraîner M'sieur ! Je fais même plus d'heures qu'Ulrich, je pourrais être capitaine si vous me laissiez ma chance pour une fois, lui il est d'accord en plus !
— Ah oui ? Ça m'étonnerait... Stern a la tête sur les épaules, contrairement à toi. Tu n'arriveras à rien si tu te compares en permanence à lui. Et tu sais pourquoi ? C'est tout simple, tu n'auras jamais son niveau. Même en bossant dur. Moi vivant... tu ne deviendras pas capitaine mon petit, t'es bien à ton poste.


Aujourd'hui, cela faisait 123 jours que le petit speech de Jim avait été prononcé. Mais Théo s'en souvenait comme si c'était hier. En croisant le regard d'Ulrich à la fin de l'entraînement, il essaya très fort de ne pas le détester. Et puis, le naturel – ou plutôt le superficiel – reprit le dessus. Il sourit à Stern, et desserra la mâchoire pour lui adresser quelques mots.

— C'était costaud aujourd'hui, râla Théo. Je suis mort gros... mais je vais quand même aller courir un peu dans le parc. Si t'es chaud dis-le moi, on fera des parcours différents mais on peut se croiser à un point donné pour mesurer notre cadence !
— Pas cette fois, rétorqua Ulrich. Tout ce que je rêve en ce moment, c'est d'une bonne douche et dodo. C'était pas ma journée...
— Ok comme tu préfères... Tu sais pas la dernière ? Devine ce que Sissi a sorti quand Christophe l'a invitée au ciné !
— Aucune idée, commenta sobrement le capitaine en rangeant sa gourde dans son sac de sport. J'ai pas eu vent de cette histoire.
— Tiens-toi bien. La reine de la répartie lui a sorti cash : « J'aime les hommes comme le lait : blanc, riche et avec 2% de matière grasse. »
— Rude.
— D'ailleurs, en parlant de Delmas, autant te prévenir, tu savais que Sissi s'apprête à sortir un article sur ta relation avec Crohin dans les Echos ?
— Qu'elle le fasse, affirma Stern en crachant par terre comme tous ces joueurs qu'il regardait à la télévision, j'ai aucun souci avec ça.
— Odd a les couilles pleines à cause de la psychologuezone et toi t'arrives encore à lui voler sa meuf... Excuse-moi de te le dire mais t'es quand même un beau connard Stern.
— Eh, ils n'étaient pas en couple d'abord ! Ils ont toujours été amis, rien que ça. Ni plus ni moins. Et puis, on fait encore ce qu'on veut. C'est pas Sissi ni Odd qui vont nous dicter notre ligne de conduite... toi non plus d'ailleurs. Allez, à samedi !

Après une tape qui se voulait amicale, Stern laissa Théo en plan, seul avec sa misérable tentative de déstabilisation. Une humiliation publique ne change pas les gens. Jamais. Au contraire, ça les pousse à révéler leur vraie nature. Et dans le cas du second de l’équipe, c’était pas joli-joli…
Chassant Théo de son esprit, Ulrich tourna à l'angle du bâtiment et, après avoir vérifié que personne ne se trouvait dans les parages, une accélération subite l'emmena au sommet de quelques rangées d'escaliers de l'internat, pile à l'étage des garçons. Même s'il avait croisé quelqu'un en chemin, il avait été bien trop vite pour que la personne puisse se rendre compte qu'il se passait quelque chose d'anormal.

Au moment de franchir la porte coupe-feu pour accéder aux chambres, il sentit sa gorge se contracter. Une brûlure intense lui vrilla le crâne, un spasme parcourut son bas-ventre et il eut l'impression que quelqu'un lui enfonçait une longue épine dans le tympan droit. Des taches noires se mirent à danser devant ses yeux et il crut voir l'espace d'un instant le contour d'une ombre aux griffes acérées. Il suffoqua, toussa et... tout s'estompa. Le regard dirigé vers le sol, il comprit qu'il était tombé et à la place de l'ombre se tenaient deux bottes bariolées aux lacets interminables qu'il identifia instantanément.
— Jeanne ? murmura-t-il, affaibli par la secousse.

Elle s'agenouilla à sa hauteur et lui caressa la joue. Le contact l'électrifia et toute la douleur sembla absorbée par les doigts de sa muse. Tout à coup, il se sentit ridicule, là, collé au parquet. Il se releva et la première chose qu'il vit à nouveau fut l'éclat émeraude des yeux de Jeanne. Sans réfléchir, il l'embrassa. Leurs lèvres se mêlèrent quelques instants, jouissance brève mais intense, avant que Jeanne ne passe sa main derrière la nuque d'Ulrich, un air soucieux sur ses traits pourtant toujours apaisés.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? T'as de l'asthme ? Un malaise vagal ? Une crise de tita...
— Jeanne.
— Tu t'entraînes trop, reprocha Crohin. Tu passes ton temps à courir, encore et encore. Tu vas finir à 40 ans en chaise roulante si tu continues !
La mine d'Ulrich changea du tout au tout. Et si... elle avait raison ? Si cette crise... Pour la première fois, il se dit qu'il abusait peut-être de son pouvoir. En l'utilisant aussi souvent, il mettait sans doute sa santé en péril. Mais il n'y avait pas que ça, non. Il avait vu la fumée, il avait vu les griffes. Il fallait aller à l'usine. Au plus vite.

— Sissi va sortir un article sur nous.
Il ne savait pas pourquoi il avait dit cela. Il fallait qu'elle sache. Mais surtout, il avait besoin d'un prétexte pour se barrer. Et ça, ce n'était pas un très bon moyen pour se rendre au labo au plus vite.
— Boarf, qu'est-ce que ça change ?
La réaction de Jeanne le déstabilisa. Il s'attendait à tout… Sauf à ça. Il lui faudrait encore un peu de temps pour s’adapter à l’épatante simplicité de sa nouvelle copine. Simplicité qui était, il faut le dire, inversement proportionnelle à celle de la plupart des filles.
— Mais tu voulais tellement qu’entre nous ça reste secret, par rapport à Odd, à...
— Il n'y avait que cette raison-là, rétorqua la belle brune. Les autres, je m'en fiche. Et en ce qui concerne ton colloc, la question est réglée. Je lui ai dit hier soir... et il l'a très bien pris.
— Parfait. Tu m'excuseras alors mais... je dois y aller.

Jeanne sembla déconcertée. Mais Ulrich prit les devants. Il lui déposa un rapide baiser sur le front et descendit les marches. A allure normale, cette fois.


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Le look, c'est la façon dont on se présente au monde.

Première ligne.
Le journal intime se remplissait peu à peu. Oui, c'était un peu niais. Oui, c'était carrément cliché. Mais Elisabeth Delmas aimait raconter à un interlocuteur imaginaire ses petits tracas du quotidien. Le jeudi soir tragique où elle s'était cassé un ongle, pourtant manucuré à la perfection. Le vendredi matin pourri où elle s'était vautrée en cours de gym, ce qui avait provoqué des éclats de rire tonitruants chez ses congénères. Le temps de midi où elle avait posé un énième râteau à cet abruti de Thomas. De manière très théâtrale, elle faisait de grands gestes pour rédiger n'importe quel petit mot, comme si elle se sentait observée par des paparazzis imaginaires. Ses lettres étaient parfaitement rondes, rédigées avec grand soin comme dans les cahiers d'écriture pour petits écoliers. Attelée à sa tâche, elle aimait écouter les tubes de Britney Spears en chantonnant et sifflotant aux endroits adéquats.
Une nouvelle fois, c'était cliché, mais bel et bien réel.

Tout se déroulait au mieux lors de cette rédaction de matinée où elle s'était une nouvelle fois agréablement sentie à l'aise avec la matière abordée en classe. Finalement, les efforts avaient payé. Ses notes avaient carrément remonté lors du dernier relevé de points et elle en était vraiment fière. Bien sûr, elle ne faisait pas partie de l'élite. Elle n'en ferait jamais partie d'ailleurs. Sissi appartenait plutôt à cette catégorie de personnes malchanceuses qui n'étaient pas forcément dotées de grandes capacités à la base. Du coup, si elle voulait réussir, elle devait bosser plus dur que tous ceux pourvus de ces extraordinaires « facilités ». Avant, elle s'en foutait de l'école. Aujourd'hui, elle s'en foutait toujours un peu. Mais c'était néanmoins bon de se voir progresser. Surtout qu'elle avait un objectif, un cap bien précis dont elle ne pouvait se défaire. Si Elisabeth Delmas s'était tout d'un coup attelée à la tâche scolaire, réalisant avec application ses préparations et prenant même de l'avance sur la matière grâce aux cours des anciens, c'était pour une raison simple : son père avait finalement trouvé la bonne carotte. Il lui avait fait le serment de l'autoriser à quitter Kadic, si sa moyenne s'approchait de l'excellence.

C'est le moment où tout le monde se demande : « Pourquoi quitter le fameux collège-lycée Kadic, réputé à Sceaux et partout ailleurs ? Surtout quand on détient autant de privilèges que Sissi Delmas ! » Eh bien, la réponse était tristement simple. Elisabeth en avait assez de cette vie de petite diva pour les uns, fille à papa pour les autres. La jolie brune souhaitait juste... quitter le nid Delmas si oppressant, recommencer à zéro, prendre un nouveau départ, appelez cela comme vous le souhaiterez. Elle n'attendait qu'une chose : arriver dans un bahut où personne n'aurait d'a priori sur elle. Sans que tout le monde ne la catégorise immédiatement, juste à l'évocation de son nom de famille.

— Sissi ?
La voix provenait du couloir, elle fut accompagnée de deux coups plutôt costauds apposés sur sa porte. Instinctivement, elle referma d'un geste rapide son journal intime et le planqua sous l'oreiller. Cachette minable, mais cela suffirait pour le moment. Son visiteur – ou plutôt sa visiteuse vu la voix – ne retournerait de toute façon pas ses affaires devant ses yeux. Elisabeth, de son pas à la fois félin et étrangement aérien, alla ouvrir, dévoilant son plus beau sourire à une camarade de classe qu'elle avait appris à apprécier avec le temps, Yumi Ishiyama.

— Hey, ça fait longtemps ! s'exclama Delmas, t'étais pas mal absente ces derniers temps.... et tu m'as manqué en maths !
— J'ai dû sécher, sourit Yumi en adressant un clin d'œil complice à la fille du proviseur qui ne se permettait jamais ce genre de petit plaisir, et ça fait un bien fou !
— Toujours tes problèmes de santé ?
— On va dire ça... Dis, ça te dérange si on discute un peu avant que je ne rentre chez mes vieux ? Il y a un truc dont j'aimerais bien te parler...
— Pas de souci, affirma Sissi en s'écartant pour laisser passer son invitée, entre ! Fais comme chez toi !

Les deux filles auraient pu ne pas s'entendre... Après tout, elles étaient différentes sur, à peu près, tous les plans du quotidien. Mais dans sa quête incessante de la réussite, Sissi avait eu des difficultés dans certaines branches. Yumi, qui travaillait souvent en bibli, n'avait pas rechigné pour l'aider la première fois que Delmas avait osé (cela n'avait pas été facile) demander des explications complémentaires. Même si la japonaise l'intimidait de prime abord, par ses performances sportives et son look particulier, Elisabeth avait finalement brisé la glace à l'occasion d'un travail à effectuer sur la composition des cellules, sujet basique en biologie. Depuis, les deux compères s'étaient entraidées, sans la moindre rivalité dans les points. L'important restait qu'elles puissent réussir toutes les deux... Bon duo, Elisabeth filait les notes de cours lors des absences répétées de la japonaise et Yumi la remerciait en lui expliquant ce qu'elle comprenait de la matière. C'était un accord tacite qui fonctionnait vraiment bien.

— J'ai pris tes feuilles en géo, commença la fille du proviseur en farfouillant dans ses fardes, le prof nous a demandés de...
— Je ne suis pas venue pour ça, assura Yumi en lui déposant une tape amicale sur l'épaule. Assieds-toi, il faut qu'on parle... sérieusement.
— Ne me dis pas que t'es enceinte, s'horrifia Sissi.
— Ne te fais pas des films, s'esclaffa la jap' en levant les yeux au ciel dès que le rire fut interrompu. Avec qui de toute façon ? Le saint esprit ? Soyons sérieux. Le sujet de la conversation est un peu plus grave que tout cela. Hum... tu te souviens de Clara ?
— Bien sûr ! s'indigna Sissi, c'était quand même ma meilleure amie en sixième je te signale !
— Mh... les amis, ça part, ça vient. Dis-moi, c'est très important, est-ce que tu l'as revue depuis son départ ?
— Pas du tout.
— T'as des contacts avec elle ?
— Non plus.
— T'as encore son numéro ?
— Mais merde Yumi, c'est quoi toutes ces questions ?! s'énerva la diva, j'en ai plus rien à battre de cette fille ! Tu devrais le savoir mieux que personne d'ailleurs...
— Sissi, je sais que t'as renseigné Odd.

Un silence glacial s'installa. L'atmosphère ne semblait subitement plus aussi détendue qu'auparavant. Un ange passa. Au propre, comme au figuré, si l'on considère que les anges peuvent aussi être les enfants des ténèbres...

— Je ne comprends pas, s'entêta Yumi. Tu sais que cette fille est instable. Pourquoi t'as été lui donner son adresse ? C'est totalement inconscient de faire ça ! Et puis, depuis quand t'aides Odd d'abord ? Tu passes ton temps à te foutre de lui en SVT.
— Il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. On a fait un deal, j'ai rempli ma part du contrat. C'est comme toi avec les cours... On peut me reprocher beaucoup de choses mais, s'il y a bien un point qu'il est impossible de contester, c'est que je suis honnête en affaires. Garce en négociations mais droite au possible quand j'ai donné mon aval. Après, je ne suis pas totalement idiote... Je sais très bien qu'Odd, c'est le genre de mec à demander une pizza végétarienne avec supplément jambon. Il ne sait pas ce qu'il veut, au fond de lui. Il sauterait du toit un jour que cela ne me surprendrait même pas.
— J'espère pour toi que cela n'arrivera pas...
— Tu sais quoi Yumi ? Je me suis trompée à ton sujet. L'amitié est une activité funeste pour le cerveau. Ton groupe de potes te rend conne, tu devrais passer plus de temps à venir en classe au lieu de traîner avec eux. T'as déjà pris le temps de bien regarder leurs gueules ? Jérémie est un putain d'autiste, il porte encore des slips kangourou et bave en mangeant. Il pue la transpi à cinq mètres à la ronde. Il ne semble pas connaître le shampoing, ni le dentifrice d'ailleurs. Je suis certaine que son père n'a pas disparu, il s'est juste barré bien loin en voyant le cas désespéré que devenait son fils. A sa place... je serais partie moi aussi.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Le lisseur de Delmas fracassa la fenêtre, passant en une fraction de seconde du bureau vers le verre... brisé. Le tiroir à maquillage se renversa à grand bruit sur le sol tandis que les flacons de parfum commençaient déjà à se briser un par un dans le petit lavabo.
— Qu'est-ce qui se passe ?! glapit Sissi.
Son "amie" l'attrapa au cou, l'empêchant d'une prise habile de se redresser du lit. Yumi immobilisa sa proie, tout contre l'oreiller, et commença à lui susurrer à l'oreille une flopée de mots presque inaudibles. Sissi sentit sa gorge se rétracter, un frisson emplit sa poitrine, il faisait si froid tout à coup. Si froid, si noir... Les rideaux sont-ils tirés ? Sissi entendit un rire, entraperçut une fumée sombre... Que se passait-il ?! Elle tenta de se dégager mais...

— Yumi !!
La japonaise sauta du matelas et projeta Sissi contre la penderie. Rouge écarlate. Chaleur. Onde de choc. A l'endroit où elles se trouvaient toutes les deux une seconde plus tôt, une boule de feu semblait avoir pris forme, les dévorant d'un regard malsain au possible. Prunelles violettes, contours flous et odeur de souffre, ça ne pouvait être que...
— Les ombres, putain faut que je prévienne les autres.
L'instant d'après, l'apparition avait totalement disparu. La japonaise se pencha vers Delmas... elle semblait assommée.
— Tant pis, je peux me permettre de la laisser ici. Ils se fichent d'elle. C'est moi qu'ils veulent. Moi... et Jérémie.

Yumi dégaina son portable et sortit de la chambre, sans un regard en arrière, pendant que Sissi se relevait déjà sans la moindre difficulté. Cette fois, c'était clair.
Cette petite connasse devait appartenir à l'ordre des sorcières du Japon… ou une connerie du genre.


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Cela faisait presque longtemps que le groupe n’avait pas eu à gérer de débordement de Xanadu. Pourtant, Ulrich et Yumi foncèrent vers le scanner comme si c’était naturel. Enfin, Ulrich, qui avait attendu les autres jusque-là, fut littéralement dans le scanner en un clin d’œil. Cela prit un peu plus de temps à Yumi, et ne parlons même pas d’Odd dont la forme physique était discutable ces temps-ci. Il sentit ses poumons le brûler à peine la première volée de marches franchies, mais il s’accrocha, déterminé à continuer, parce que le monde en dépendait vraiment cette fois. Il ne s’agissait pas du combat dérisoire de Jérémie pour sauver son père : il s’agissait de protéger la Terre des ombres de Xanadu.
Mais le destin en décida autrement. La vue d’Odd se brouilla au milieu du second escalier, et il s’écroula à quatre pattes, ses jambes se dérobant sous lui. Il ne comprit pas ce qui lui arrivait. Les marches froides traçaient de si jolies lignes parallèles devant ses yeux. Bientôt, il ne vit plus qu’elles. Ses paupières papillonnaient, et c’était au tour de ses oreilles de le lâcher. Il n’entendit pas la voix de Jérémie lui demandant ce qui se passait. Il termina juste de s’effondrer sur l’escalier, et tout devint noir.

Kenji Ito/Masaharu Iwata/Takayuki Aihara - Singing Voice of Light (Children of Mana)

La lumière l’éblouit. Un grand magma bleu clair, rayonnant, compacté en une boule où arrivaient des dizaines de câbles noirs. Un soleil enchaîné. L’image était nette, parfaite, si réelle, qu’Odd ne put que se sentir émerveillé devant tant de majesté. Il avait la sensation de se trouver devant un sanctuaire inviolable et inviolé, où personne avant lui n’avait pu se rendre. Le cœur battant de Xanadu. Le Noyau.
Il vit les ombres graviter autour, comme des comètes incapables de s’arracher à l’attraction d’une étoile. Il les vit nouer et dénouer des anneaux autour de l’éblouissant orbe. Il avait toujours eu la sensation que Xanadu était un monde mort… qu’est-ce qu’il s’était trompé. Comment pouvait-on avoir tort à ce point ? Xanadu n’était pas mort. Xanadu n’était pas ce malade en phase terminale qu’il fallait achever. Xanadu débordait de vie.
Ce ne fut que dans un second temps que vint la peur. Une fois le constat fait, Odd réalisa alors ce que cela impliquait. Cette chose qu’il pensait morte au cœur du Supercalculateur... elle était vivante. Elle était prête à tous les dévorer.
Odd, ou du moins cette présence immatérielle qu’il incarnait, tourna la tête autour de lui pour voir ce qui se passait alentour. Car l’astre bleu n’occupait pas tout l’espace du Noyau. A vrai dire, il y avait des sortes de plateformes qui gravitaient autour, comme des morceaux de sol arraché qui planaient dans la semi-pénombre, incapable de trop s’approcher de la grandeur infinie de la véritable essence de Xanadu. Odd se trouvait sur l’une d’elles, les pieds dans une herbe silencieuse, mais y en avait une multitude d’autres : celle-ci laissait couler un joli ruisseau, vers le néant, celle-là était toute enneigée, et là-bas encore il en était une qui lui rappelait les landes qu’il avait arpentées aux côtés de Clara.
Et là, un morceau de la mangrove, avec les racines d’un arbre géant qui pendaient dans le vide. Debout au pied de l’arbre, il y avait quelqu’un. Une silhouette, blonde, qui tendait la main vers le Noyau.
Puis la salle se mit à trembler.


— Odd ! s’écria Jérémie pour la troisième fois en secouant maladroitement l’adolescent évanoui. Odd !
Les paupières du blondinet se soulevèrent lourdement. Sa vue, encore floutée, mit quelques secondes à s’ajuster et à lui montrer le visage soucieux de Jérémie.
— Qu’est-ce que tu fiches ? Tu es dans les pommes depuis dix minutes ! Tu es sûr que tout va bien ?
— Je… j’ai eu une absence. C’était tellement bizarre…
Odd se rassit, une main sur le front. Il lui fallut quelques secondes encore pour remettre définitivement tout ce qu’il avait vu en place, avant de s’exclamer :
— J’ai vu le Noyau, Jérémie ! Comme si j’y étais ! Comme mes flashs sur Xanadu !
Il avait du mal à réaliser que ses pouvoirs s’étaient vraiment manifestés sur Terre. Bien sûr, il avait déjà vu Ulrich ou Yumi à l’œuvre, mais il n’aurait jamais cru que lui-même verrait ses aptitudes déborder du virtuel. Il eut peur, encore une fois, de l’emprise grandissante de Xanadu sur lui. Au moment où il s’était enfin résolu à tout arrêter, il découvrait que le monde virtuel l’avait changé au point de le rendre surhumain. Ou peut-être inhumain.
Jérémie le considéra, peut-être pour la première fois, avec un regard intéressé.
— Raconte-moi ce que tu as vu.
Odd allait parler, quand on entendit Yumi jurer depuis le moniteur des communications de Jérémie. La salle trembla subitement, de la poussière chuta du plafond.
— Merde. Bon, écoute, faudrait que tu ailles les aider sur Xanadu, ils ont l’air d’avoir du mal, et on doit absolument stabiliser le monde virtuel. Tu me diras tout après, d’accord ? Tâche de t’en souvenir, c’est important. Tu détiens peut-être la clé de la fin de tout ça.
Son acolyte hocha la tête et s’apprêta à se relever. Hélas, une nouvelle secousse le fit tituber, et sa vue en profita pour redevenir trouble. Encore ?!

Il vit une silhouette blonde, de dos, dans une tour, des câbles fichés à même sa chair. Une douce lumière bleue baignait la salle, si similaire à celle du Noyau, et Odd ressentit la même paix. Une seconde passa, puis les câbles eurent un spasme. La personne qui y était attachée tomba à genoux, la tête entre les mains, et les ombres se mirent à suinter des jonctions entre elle et ses étranges entraves. Puis elles gouttèrent. Puis elles coulèrent. Puis elles se déversèrent dans un fracas torrentiel partout dans la tour, jusqu’à obscurcir la vue d’Odd. Il emporta en guise de dernière sensation un cri de souffrance, et l’éclat de deux yeux bleus.

Cette fois, Odd n’était pas tombé par terre. Il inspira comme s’il venait d’émerger de l’eau, tituba à nouveau, manqua de choir dans les marches. Jérémie, qui avait commencé à redescendre, se retourna pour voir ce qui se passait. Blême, le jeune garçon se contenta de hocher la tête et de gravir le dernier escalier vers les scanners. Il ne comprenait pas bien ce qu’il venait de voir.
Mais pour l’heure, il y avait d’autres priorités.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Mer 21 Fév 2018 19:00   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 7
Can you keep a secret ?


Ghost - Square Hammer

On vit tous de sales journées. Elles commencent par un œil cogné dans le lit le matin, une tartine qui tombe du côté du beurre, un oubli de clés ou de carte de bus, un travail urgent à rendre et une migraine désagréable. Elles continuent souvent avec une honteuse gamelle, une bévue malheureuse, une mesquinerie, un repas dégueulasse le midi, une pause écourtée, un oubli de dossier suivi d’un sprint. Elles peuvent finir tristement au fond d’un verre. Certaines mauvaises journées sont réputées pour vous entraîner au bord de la folie : il en suffit d’une.
Celle-là est généralement la plus sournoise. Elle a le luxe de commencer bien, poliment. Tout en douceur. Arrivé dans le collège depuis peu de temps, on se rend en cours avec l’intello à lunettes qui traîne avec son colloc’, et son amie asiatique. Ce n’est pas la grande amitié, mais assez pour rester avec eux plutôt qu’avec d’autres. Puis, à un moment de la journée, on finit par s’installer sur le toit du bâtiment des sciences, avec sa rambarde en métal si basse et sa tranquillité absolue. Ça devait être pour ça. Pas moyen de se rappeler ce qui aurait pu amener quelqu’un ici autrement.

Et puis tout dérape. L’intello tombe de la rambarde. Ç’aurait pu être un bon début de drame sur les normes de sécurité à Kadic, si son amie ne l’avait pas rattrapé par la force de sa pensée. Oui. C’était ça qui signifiait que la journée était déjà trop loin de la normalité. Le point où les gens développent des pouvoirs magiques.
Pour Odd, cette journée a ensuite tourné au cauchemar.
« Odd, est-ce que tu peux garder un secret ? »
Et les ténèbres. Le froid. Le métal. Xanadu, plus froid que tout.
Lorsqu’il était ressorti du scanner, la fumée lui piquait les yeux, il était à bout de souffle sans avoir bougé d’un cheveu, et son esprit était horrifié de tout ce qu’il avait vu à l’intérieur de la machine infernale.
— Vous êtes des malades ! s’était-il égosillé, gaspillant son précieux oxygène en s’écroulant au sol, la vue voilée d’étoiles.
Il resta à quatre pattes, essoufflé, le temps de se rendre compte vraiment que ce cauchemar était réel. Quand il releva le nez, il croisa le regard d’Ulrich, son colocataire. Ce dernier lui lança un large sourire :
— C’était trop bien, hein ?
— Non ! s’étrangla Odd, scandalisé que son cri du cœur ait pu être si mal interprété.
L’usine devint glaciale. Yumi, qui sortait également de son scanner, avait une expression indéchiffrable. Inspiration, expiration, Odd reparla :
— Vous… je… je comprends pas. C’est pas possible. Si c’est aussi dangereux que ça, pourquoi est-ce que vous gardez ce truc allumé ?! Pourquoi ? On va tous crever à cause de cette horreur, et vous dites que ça met le monde réel en danger, alors pourquoi vous faites ça ?!
— Odd, tu es en état de choc, ce n’est rien, le tranquillisa Yumi d’un ton beaucoup trop neutre pour que ça fonctionne.
— Ce n’est rien ?! Mais vous allez détruire le monde ! hurla Odd, hystérique.
Il se releva, tituba, et saisit Yumi au col.
— On dirait que tu comprends pas ce qui se passe !!!
— Bien sûr que si ! cracha Yumi en se dégageant, le regard mauvais. C’est toi qui comprends rien.
— Moi je vois des gosses qui jouent avec un… un truc de science-fiction de fou malade, et qui savent pas ce qu’ils foutent ! Pourquoi ?! Parce que c’est DRÔLE ?!
Odd avait les yeux injectés de sang, et les mains qui tremblaient. Face à lui, la personne qui venait de monter l’escalier était un monolithe de calme et de maîtrise de soi.
— Odd. Il faut que tu respires. Je vais t’expliquer tout ce que tu as besoin de savoir.

De deux doigts, Jérémie rajusta machinalement ses lunettes. Il échangea un regard avec Yumi et Ulrich, qui étaient prêts à réagir si Odd pétait définitivement les plombs. Le chef du groupe s’éclaircit la voix.
— Tu as tout à fait raison en disant que Xanadu est dangereux. Sa capacité à agir sur le monde réel doit être surveillée. Eteindre le Supercalculateur serait en effet la solution la plus rationnelle, surtout tant qu’on ignore comment le manipuler sans risque. Mais je ne peux pas faire ça.
Jérémie croisa le regard d’Odd, et ce dernier crut sentir quelque chose, derrière la barrière de verre des lunettes. Le regard d’un enfant, ce que Belpois n’affichait jamais en temps normal.
— Odd… mon père est enfermé là-dedans. Personne ne le sait. Et je suis le seul qui puisse l’aider, le seul à pouvoir utiliser le Supercalculateur.
Odd resta interdit.
— J’ai besoin que tu gardes le secret, comme les autres, et que tu m’aides à le retrouver. Je sais qu’il est toujours là, quelque part. Il a besoin de moi, murmura Jérémie, semblant étrangement fragile à ce moment-là.
Même ultérieurement, Odd n’aurait pas su dire où s’arrêtait la manipulation et où commençait la sincérité. Jérémie était peut-être vraiment cet enfant désespéré à qui il avait dit oui ce jour-là. Quand il avait, comme Yumi et Ulrich, choisi d’enchaîner son âme à celle de Belpois, pour le meilleur comme pour le pire.
Ce qu’Odd ne savait pas en acceptant, ou refusait de savoir, c’était que ce serait surtout pour le pire. Mais Odd avait un cœur d’or, et cela causerait peut-être sa perte un jour.



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Jérémie lui avait dit de se dépêcher, que les autres étaient déjà à l’usine. Le souffle court, Odd galopait dans les égouts, avec l’impression d’être en retard alors que le rendez-vous fixé n’était que dans cinq minutes. C’était toujours comme ça avec Jérémie. Rajouter des pressions supplémentaires à une situation qui aurait dû être normale, il ne pouvait pas s’en empêcher.
Les révélations de Clara lui trottaient en tête, et il ne pouvait pas s’empêcher de réentendre ses conseils. Enfin, son conseil. Se barrer. Et il revoyait la cicatrice. Il s’imagina, horrifié, avec la même. Jérémie était-il réellement capable de ça ? Et comment était-il supposé s’arracher à eux avant que ça arrive ? Faudrait-il qu’il soit gravement blessé avant d’avoir le droit d’oublier Xanadu ?
Ce fut en compagnie de ces pensées morbides qu’il s’extirpa des égouts. Lourdement. La montée de l’échelle avait été un effort insoupçonné, comme si on lui avait accroché du plomb aux articulations. Il prit quelques secondes pour se remettre, anxieux quant à sa santé, puis marcha lentement vers la porte de l’enfer.

C’était une usine tout à fait normale, quand on ignorait où aller. Elle portait plutôt bien son âge, drapée dans ses chaînes d’assemblage rouillées, et avait dû rendre de bons et loyaux services dans sa jeunesse. Mais voilà, il y avait quelque chose de pourri à la place de son cœur. Un sarcome ancré dans son acier.
Et Odd se tenait devant.
La porte était déjà ouverte. Ce n’était pas bon signe. Se rappelant qu’il était en retard, il pressa le pas pour avoir l’air un minimum essoufflé. Les autres devaient déjà être sur Xanadu, Jérémie allait le fusiller du regard et l’envoyer les rejoindre…
Il pénétra dans la pièce au pas de course. Il marqua un arrêt en constatant que les moniteurs étaient tous éteints, et que Jérémie ne paraissait pas être à son poste habituel. Quelque chose clochait. Et ce quelque chose clocha d’autant plus quand la porte se referma lourdement derrière lui. Son sang se glaça. Nerveux, il parvint à dénouer ses cordes vocales et appela :
— Euh…Jérémie ? Ulrich ? Vous êtes là ?
— Odd, répondit la voix de Jérémie, d’un ton désapprobateur. Je suis très déçu.
« Il sait » furent les deux mots qui s’imposèrent immédiatement à son esprit. Bien qu’il ne vît pas encore le petit génie, il ressentait sa présence, écrasante, dans toute la pièce. Comme s’il habitait les lieux. Odd n’avait aucun moyen d’être sûr que Jérémie sache pour son escapade de ce week-end, et il ne voyait d’ailleurs pas comment il aurait pu s’en rendre compte, et pourtant, c’était ce que son instinct lui hurlait.
— Comment ça ? bafouilla-t-il. Jérémie, montre-toi, c’est pas drôle !
Il n’avait même pas eu besoin de simuler la voix tremblante. Il paniquait vraiment. Il faisait trop sombre, il n’avait aucune idée d’où étaient les autres, et il se sentait encore moins le bienvenu ici que d’habitude.
Le coup vint le faucher derrière le genou, sans qu’il puisse voir d’où il venait. Il tomba, par la force des choses, et croisa le regard froid d’Ulrich, désormais appuyé contre un pilier de la salle. Il n’était pas là une seconde plus tôt, Odd en était certain.

— Tu sais de quoi je parle, reprit Belpois, froid. Il y a des choses qui devraient rester enterrées, Odd. Tu sais tout ce que tu as besoin de savoir sur le Supercalculateur et Xanadu.
— Qu’est-ce que vous avez fait à Clara, hein ? contre-attaqua l’autre blondinet, se sentant subitement bravache.
Il fit mine de se relever, mais une force invisible le cloua au sol. Yumi sortit d’un recoin sombre à son tour, rajustant une mèche de son carré noir comme si Odd n’était rien de plus qu’un désagrément mineur.
— Alors c’est ça qu’elle t’a dit, hein ? Que c’était nous les méchants de l’histoire ?
La voix de Jérémie enfla d’une colère inattendue.
— C’est la meilleure amie de Sissi, Odd. Tu pensais vraiment qu’elle serait honnête ? Qu’elle te dirait toute la vérité ?
L’argument fit mouche, et Odd se sentit brusquement mal à l’aise. Subitement, il se mit à douter de ce que Clara avait pu lui dire, alors que ça lui semblait d’une clarté absolue auparavant. A qui pouvait-il se fier, bon sang ?
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit, hein ? gronda Yumi. Comment t’as pu être assez con pour la croire ?
L’étau invisible lui cogna brutalement la tête contre le sol. Il sentit un liquide rouge couler de son nez.
— Doucement, Yumi, tempéra Jérémie. Je pense qu’il comprend très bien ce qu’on lui dit.
Ce qu’Odd ignorait, évidemment, c’était que ce petit jeu du bon flic et du mauvais flic avait été soigneusement orchestré. Comme toujours, Yumi se salissait les mains, et Jérémie faisait semblant de tempérer. En son for intérieur, Jérémie n’avait rien contre le fait qu’Odd se fasse éclater le nez. C’était même nécessaire à sa compréhension.
— Tu vois Odd, l’important dans une équipe, c’est de se faire confiance, expliqua Jérémie. Si tu ne nous fais pas confiance, on n’ira nulle part. Clara n’est plus dans notre équipe pour une très bonne raison. Tu as été entraîné là-dedans à sa place, et nous n’avons pas vraiment eu le choix, c’est vrai, mais tu fais partie de l’équipe malgré tout.
—Mais, j’y arrive bas, hoqueta Odd, les mots déformés par son nez douloureux. Remblacez moi bar quelqu’un d’autre, ce sera blus simble…
— Si seulement c’était si simple, fit Jérémie, indéchiffrable. Mais Odd, tu sais bien que le secret ne se partage pas si facilement. Ta seule option reste de nous suivre et de nous aider à atteindre le Noyau au plus vite. Et ainsi… tout rentrera dans l’ordre.

Il finit par repérer Jérémie, qui s’était assis dans les escaliers qui menaient aux scanners. Ou peut-être qu’Ulrich venait de l’y déposer à la vitesse de la lumière. Odd préférait ne pas trop s’interroger là-dessus. Malgré tout ce que Belpois avait pu dire, il ne se sentait pas vraiment membre d’une équipe à ce moment précis. Il sentait le regard froid d’Ulrich, celui méprisant à souhait de Yumi, et celui de Jérémie… indéchiffrable, vraiment. Il n’arrivait pas à savoir s’il l’analysait, s’inquiétait, le prenait de haut, ou quoi que ce soit d’autre.
Odd voulait croire à ce qu’il racontait. Que tout rentrerait dans l’ordre, que tout le monde survivrait. Mais il doutait terriblement. Il ne pouvait pas le dire à Jérémie, mais ce dernier devait s’en douter. Et ce dernier devait aussi savoir quelle vision il avait en tête. La balafre de Clara ne s’oubliait pas facilement.
— Tu sais, contrairement à ce qu’elle a dû te raconter, je ne suis pas responsable de sa cicatrice. Elle s’est fait ça toute seule, comme une grande, précisa Jérémie. Ç’aurait été totalement contre-productif d’handicaper un des membres de l’équipe.
Le nez d’Odd était sceptique.
— Je te laisse méditer encore un peu plus là-dessus. Tu sauras rentrer tout seul ? Je te dispense de plongeon pour aujourd’hui, Ulrich et Yumi s’en sortiront je pense.


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Sister, do not pray for me
There is no forgiveness there
Just the longest, darkest night


Comme d’habitude, il avait suivi les ordres de Jérémie. Il avait quitté l’usine, en silence, le nez encore en sang. Le ciel était gris, et il avait l’impression que tout était mort autour de lui, comme si Xanadu corrompait lentement mais sûrement tout ce qui entourait le Supercalculateur. Rien n’arrêterait jamais cette maladie.
Ce constat lui serrait la gorge. Il avait cru pouvoir se débattre contre le destin, et là encore, il se retrouvait face à l’évidence qu’il avait tort.
Clara lui avait-elle menti, ou était-elle enfermée dans sa propre version des faits ?
L’espace d’un instant, l’idée l’effleura de retourner sur ses pas, et d’éteindre le Supercalculateur lui-même. De mettre un terme à tout ça. Mais ça ne dura qu’un instant, et le monde retourna au gris juste après. Il ne savait pas éteindre cette horreur. Mais Jérémie savait le rallumer. Le détruire ? Et si ça ne faisait que libérer le monstre à l’intérieur ? Si Xanadu pouvait déjà se déverser dans le monde réel, ne suffisait-il pas de briser sa coquille pour qu’il sorte, pleinement monstrueux ? Odd imagina un grand vortex noir s’élançant à l’assaut d’un ciel d’orage. Et cela lui fit peur.

Il souleva la plaque d’égout, et disparut sous terre, comme il aurait dû le faire depuis longtemps. Accroupi au bord de l’égout proprement dit, il regarda l’eau souillée s’écouler dans le canal. Il se prit à se demander où ce Styx du pauvre se dirigeait. Il s’imagina plonger dedans, avalé par l’eau grasse, vers un monde de tranquillité. Un monde sans Xanadu. Un monde sans danger. Une étrange fleur alizarine s’épanouit dans les flots, et il trouva l’image belle, en dépit de la puanteur des lieux. Une autre s’y ajouta, tirant davantage sur le carmin. Le courant les emporta bien vite toutes les deux, laissant Odd avec un sentiment de perte inexpliqué. Puis une autre se reforma, s’en fut encore. Un instant, le fleuve se lissa, et lui laissa voir un petit garçon effrayé, avec le nez en sang. Ce ne fut que là qu’il se rappela d’où provenait ce rouge qui se déversait dans l’eau.
Il se releva, les genoux douloureux comme ceux d’un petit vieux, et poursuivit son chemin sans rien dire, se demandant encore ce qui l’avait retenu de sauter.
Il ne pouvait pas retourner au collège dans cet état, réalisa-t-il au beau milieu du trajet. Pas avec son nez en sang. On allait forcément se poser des questions, et par « on », il entendait Jeanne. Odd fouilla ses poches, et trouva un mouchoir, comme une main tendue du destin. Il avait dû l’oublier là un jour, et ça expliquait son allure peu fière, mais au moins était-il là. Son nouveau complice en main, il s’essuya le nez, ôtant précautionneusement les sombres agglomérats de plaquettes perdues qui lui souillaient la lèvre. Il passa sa langue aussi loin qu’il put pour s’assurer qu’il avait tout enlevé, et le goût des dernières traces de sang lui resta dans la bouche.
Il abandonna son mouchoir à l’eau ténébreuse, et resta inexplicablement à le regarder sombrer, entraîné par les flots. Peut-être une façon de lui signifier qu’il était désolé ? Ou peut-être l’impression que c’était une part de lui qu’il abandonnait là, une de plus.
Il réalisa que s’il laissait tout ceci le détruire, ce ne serait pas la dernière part de lui qu’il abandonnerait. Depuis combien de temps était-il sur le point de se briser, hein ?
« Pas aujourd’hui » se promit-il.

Il reprit son chemin jusqu’au bout de l’égout, se faufila dans le parc, et se laissa tomber assis au pied d’un arbre. Là, il reprit son souffle (que l’échelle pouvait être longue !) et envoya simplement ce texto :
« Jeanne, au secours. »
Et puis ce fut l’attente.
En été, ç’aurait été un lieu charmant où patienter. L’herbe verte, les jolies dentelles d’ombre projetées par les feuilles sur le sol, la chaleur du soleil et peut-être même la stridulante compagnie d’un grillon. Les rires d’autres, le vent juste assez caressant pour être agréable. Mais ce n’était pas l’été, non. C’était l’automne qui mordait ses doigts. L’herbe rêche, les lacérations des branches dénudées sur le ciel gris, la lumière froide et triste d’un monde à l’agonie, et personne. Il se demanda si elle allait venir. N’avait-elle pas mieux à faire, finalement, que de recoller les morceaux du même vase, qui persistait encore à se jeter du meuble pour mieux aller exploser au sol ? N’importe qui aurait eu mieux à faire.

Mais Jeanne était une sainte. Jeanne était l’aurore tardive qui réchauffe les cœurs quand le froid s’installe. Jeanne était venue.
— Odd ! s’exclama-t-elle à sa vue, et elle se dépêcha de couvrir le reste du terrain jusqu’à lui, essoufflée.
Avait-elle ratissé tout le parc pour le trouver ? Elle en était bien capable…
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? demanda-t-elle, plus doucement, en se laissant tomber à ses côtés.
Odd ne pouvait pas lui répondre, et il le savait parfaitement. Il ne pouvait pas non plus lui mentir, elle le verrait immédiatement. Alors il se contenta de secouer la tête. Jeanne serra les poings.
— C’est Jérémie et Yumi, c’est ça ?
Il n’eut pas le cœur de lui préciser le dernier protagoniste. Qu’elle continue à croire aux rêves, elle.
— Odd, tu ne peux pas rester silencieux. Tu dois en parler, sinon ça ne s’arrêtera pas. Même s’ils t’ont forcé à ne rien dire ! Les adultes peuvent te protéger, et moi aussi, mais on ne peut rien faire si tu continues à aller avec eux et à ne rien nous dire…
— C’est pas si simple. Tu connais ce sentiment. La fois où tu t'es retrouvée perdue à la course d'orientation que Jim avait organisée dans les bois. Tu avais pourtant la carte. Tu avais tous les éléments devant toi pour suivre la bonne voie, celle qui te ramènerait au bercail. Mais parfois... c'est la vie elle-même qui t'empêche d'accomplir cette tâche par toi-même.
— C'est pas du tout comparable ! s'énerva Jeanne, sentant ses joues s'empourprer mais s'efforçant de préserver sa concentration, pour ne pas céder une nouvelle fois au doux parfum des jolis mensonges de Della Robbia. J'ai fini par revenir moi, je ne suis pas restée seule dans l'obscurité bien longtemps !
— C'est Rouiller qui t'a retrouvée, tu aurais été bien incapable de trouver le chemin de retour par tes propres moyens. Parfois... on sait où on veut aller mais, en revanche, on ne sait pas comment faire pour atteindre l'objectif convoité. Si je te raconte tout ce que j'ai vu... ça ne résoudra rien. Pire, je suis même convaincu que cela cassera quelque chose entre nous. Mais s'il y a bien un truc dont je suis certain... c'est que tu fais fausse route Jeanne. Si je donne l'impression d'être mal dans ma peau, il ne faut pas blâmer Jérémie pour cela, et encore moins Yumi. Je suis juste... responsable de mon propre malheur. Même si je me sens mort Jeanne, mon corps fonctionne encore. Et tant que ce sera le cas, je me battrai. Chacun se façonne seul, c'est une certitude. Si je veux changer mon moral, ça ne tient qu'à moi : il est grand temps que je me reprenne en main.

Il se trouva bizarrement serein. Etait-ce le sceau du secret qui recollait ses morceaux de moral, ou de self-control ? Etait-ce ça, d’avoir encaissé assez pour ne plus sentir ? Il aurait cru qu’il s’écroulerait en pleurs dans les bras de son amie, et pourtant il était là, calme, et résolu à défendre ses tortionnaires et à défendre ce qu’ils défendaient. Parce qu’il leur avait promis de le défendre avec eux.
En revanche, il n’avait pas promis de se laisser frapper sans réagir.

Is there an honor in following your words to the bitter end, despite being plagued with doubts ?


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Kaleo - Way Down We Go

Les esprits graves et présomptueux ne réussiraient point auprès de moi, pas cette fois. Tout en conservant sa nature silencieuse et modeste, les reflets luisants du Supercalculateur et son sourire doré ironique semblaient me dire : « Pauvres humains que vous êtes, espérez-vous passer à mes yeux pour de nobles figures, pleines de vie et de sève ? »

J'avais fini par trouver la force de me rendre à l'usine seul. Sans avoir été appelé par Jérémie au préalable. Ni lui, ni personne d'autre. Il était l'heure de faire un choix. Les arguments se bousculaient dans ma tête, prônant le pour, le contre, et même l'entredeux, ce qui ne m'aiderait pas des masses dans la situation actuelle. Le stress me tailladait le ventre, de ses crocs acérés dévorant ma vessie contractée par l'angoisse. Partout le spectre de Belpois semblait flotter autour de moi dans les airs ; il s’élevait au-dessus de chaque rouage, de chaque tuyau, et je le regardais avec des yeux étincelants, du fond des ondes claires de mes orbes humidifiés. Bien sûr, il n'était pas vraiment là. Enfin, pas physiquement néanmoins. Mais l'endroit était totalement marqué de manière indélébile par une sorte d'aura psychique. Chaque manipulation, même la plus petite comme appuyer sur le bouton commandant l'arrivée du monte-charge ou se curer le nez, semblait devoir être autorisée par le maître des lieux. Sans lui, rien ne pouvait se faire dans cet endroit sacré !

Il paraît que l'important n'est pas de convaincre mais de donner à réfléchir... Pourtant, j'avais beau clamer à haute voix dans les premiers jours toutes les raisons logiques qui auraient poussé n'importe quel humain sensé à débrancher la machine, personne n'avait voulu m'écouter. Ni Jérémie – ce à quoi je m'attendais néanmoins – ni ses laquais, et ça c'était plus surprenant. Parce que, qu'est-ce qu'ils y gagnaient au fond ? Jérémie voulait retrouver son père, et c'était bien légitime. Mais les autres ? Pourquoi risquer de blesser un tas d'autres personnes pour le bien de leur propre plaisir personnel ?

Jérémie pense que je suis le nœud du problème. Mais il ne comprend toujours pas que si la situation n'avance pas, c'est aussi parce qu'il campe sur ses positions de base sans aucune explication claire et recevable à son refus immédiat d'envisager ma proposition. Il a directement répondu par la négative lorsque j'ai proposé de sécuriser un minimum notre environnement terrestre la première fois, notre bien-aimé leader n'a jamais voulu reconsidérer la chose depuis... et toujours silence radio sur le pourquoi de sa non-implication dans la protection de nos camarades, il n'a jamais pris la peine de réellement envisager l'option qui serait moins "confortable" pour sa petite routine je pense. Car le souci est là, bien présent. Ça ne peut pas être que des cauchemars. Les ombres sont à Kadic.
Doit-on attendre le premier mort pour finalement réagir ?

Tout au long du chemin, on construit sa vie et l'on se construit soi-même. Les choix que l'on fait sont au bout du compte de notre seule responsabilité. Et aujourd'hui, j'ai assez fait le toutou. Il est temps de poser un acte, ma propre décision après des mois de labeur. Si j'ai bien compris le « mode d'emploi » du Supercalculateur, il suffit d'abaisser la manette pour qu'un monde s'effondre. Il aurait pu être simplement mis en veille mais Xanadu est beaucoup trop instable pour cela. Jérémie pense que le monde virtuel ne survivrait pas à une coupure d'approvisionnement en énergie de plus de trente minutes. Et je compte bien rester là chaque seconde qu'il faudra pour m'assurer que cet engin de malheur mette fin à notre calvaire.

A pas feutrés, je m'avance vers l'imposante machine. Automatiquement, une bande métallique de trente centimètres de long environ se déplace verticalement pour laisser place à la fameuse manette. C'est simple. Un levier. La fin du monde. Enfin, d'un monde. Car nous vivrons en paix, mais ce sera l'ultime moment d'existence pour Xanadu.
Profitez bien les ombres, on se revoit en Enfer !
Après une ultime bouffée d’air pour me donner l’impulsion nécessaire, je tends la main, plus déterminé que jamais, et...

— Je ne ferais pas ça si j'étais toi.

La voix me glaça immédiatement, un frisson dans l'échine, et le mouvement stoppé net. Je n'avais pas beaucoup entendu de mots sortir de cette bouche, mais c'était assez récent pour que je puisse instantanément identifier la locutrice.

— Clara ?
— Bien vu Odd, sourit la jeune fille en émergeant de la pénombre. Ravie de te revoir...
— Mais... mais, que fais-tu ici ?
— J'ai encore des contacts dans la région, répliqua-t-elle en continuant d'avancer dans la lumière. Mes grands-parents habitent à deux pas, et j'ai encore plein de potes ici. Mais ce n'est pas le propos... c'est totalement débile ce que tu es en train d'essayer d'accomplir Odd. Si par cet acte tu veux montrer à tous que tu n'es pas qu'un couard, c'est raté. Actuellement, cela prouve juste que t'es totalement con.
— Tu ne m'empêcheras pas d'abaisser ce levier, criai-je d'une voix plus assurée que d'habitude. C'est ce que je dois faire, je suis là pour ça dans cette histoire ! Ils m'ont toujours... méprisé, ils n'ont jamais voulu m'écouter ! Aujourd'hui, il faut qu'ils payent.
— Tu penses vraiment que c'est si facile ? s'amusa Clara en le toisant de ses yeux noisette. Jérémie a électrifié le levier. Et, si tu déjoues ce système de sécurité, il y a sûrement un autre truc qui te butera en moins de deux. Il faut les prendre à leur propre jeu Odd. La vengeance est un plat qui se mange froid... et moi j'ai eu le temps d'y réfléchir. Maintenant, tu vas t'asseoir et m'écouter. Très attentivement.


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Aviators - Fading Light

Ce ne fut pas Odd qui heurta le sol, mais plutôt l’inverse. Le choc, en plein sur son dos, annihila ses os virtuels. Ce retour sur Xanadu était une catastrophe. Lourdement, il roula sur le côté, comme s’il était déjà incapable de se tenir debout. Quel félin il faisait... Autour de lui, le paysage était tristement gris, comme une sorte de lande désolée battue par le vent, avec quelques brins d’herbe jaune. Et puis Odd tourna la tête de l’autre côté, et réalisa à quel point il était proche du vide. Il blêmit et s’écarta de la falaise, en panique.
En bas, il avait vu la fin du monde. La fin de Xanadu. Au-delà de cette frontière, il y avait une espèce de jungle perdue insondable, un monde encore plus vaste. Alors au-delà de Xanadu...il y avait encore quelque chose de plus grand ? Personne ne le savait. Pour l’heure, il y avait des sujets plus immédiats à traiter.
Le plan de Clara était d’une simplicité déconcertante. En apparence du moins. Elle voulait se servir de données virtuelles pour en apprendre plus sur le fonctionnement-même du Supercalculateur, damer le pion à Jérémie au jeu du chat et de la souris en quelque sorte… Loess avait l’immense avantage de connaître déjà le terrain, sans doute mieux qu’Odd d’ailleurs. Et puis, à l’exception de Della Robbia, tous ignoraient sa présence à Sceaux. Ce qui mettait un peu mal à l’aise Odd. Pour le dire vulgairement, il était une nouvelle fois le cul entre deux chaises. D’un côté, il désirait plus que tout aider Clara. De l’autre… il s’en méfiait. A cause de sa cicatrice. Une fois n’est pas coutume, c’est lui qui jugeait une autre personne sur son apparence. Et cette pensée lui donna envie de vomir.

— Debout.

Il sursauta en voyant la main qu’on lui tendait. Elle était ensanglantée. Griffue. Monstrueuse. Odd leva les yeux, et reconnut à peine sa camarade. Il vit une créature voûtée, à peine humaine, dont le haut du visage était dissimulé par la capuche d’un pull noir d’où s’échappaient quelques mèches rousses. Sur ce qui était visible de sa joue gauche, Odd distinguait des sillons rouges, aussi rouges que l’œil brillant qui émergeait des tréfonds des ténèbres de son visage. Du côté droit, en revanche, il ne discernait rien au-delà de l’arête du nez. Retenu en bandoulière dans le dos par une chaîne rouillée, on discernait un fourreau renfermant un cimeterre. Le reste de la tenue de Clara se composait d’un bermuda déchiré qui n’excédait pas le genou et d’une seconde chaîne qui paraissait avoir fusionné avec la chair de son mollet. Elle était pieds nus. Quant à la main droite, celle qu’elle ne lui avait pas tendue, elle était drapée dans une chape de ténèbres fumantes, comme si son bras avait été avalé par les étranges ombres de Xanadu.
— Arrête de faire cette tête et lève-toi, on a pas beaucoup de temps. Tu veux attendre que Jérémie nous chope ?

Il prit sa main. Ses sens limités sur Xanadu lui firent malgré tout sentir à quel point les doigts étaient déformés et froids. Elle le releva sans grand effort, puis se tourna vers l’intérieur des terres, son arme au poing. Odd constata à cette occasion que le large cimeterre était aussi rouillé que la chaîne qui le retenait.
— On va aller par là. Je crois qu’il y a une tour.
— Je ne comprends pas, commença Odd en tentant de se grandir quelque peu pour ne pas paraître minuscule à côté de Loess, comment t’as pu nous amener ici ? Jérémie nous a toujours dit que c’était impossible de se virtualiser seul, qu’il fallait toujours au moins quelqu’un derrière le pupitre…
— Belpois est un menteur, renifla Clara en dévisageant Odd d’un regard mauvais, je pensais que tu l’avais compris… J’ai appris toutes les manœuvres de base auprès de lui, il n’est pas le seul à être doué en informatique. En me formant de cette façon, il essayait de se convaincre que la mission de sauvetage perdurerait, même en son absence, temporaire ou permanente… Mais c’est une chimère. Sans Jérémie, plus personne n’irait risquer sa vie sur cet enfer pour sauver un gars que l’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam.
— Tu parles de Ludwig ?
— Evidemment ! Qui d’autre ? Il est ici tu sais, pas loin… C’est au fil des virtualisations que tu apprends à sentir sa présence. Crois-moi, ce n’est pas un cadeau. Assez perdu de temps. Suis-moi ! Une fois qu’on se sera connectés à l’interface, tu prendras enfin connaissance de tout ce qu’il y a à savoir sur le maître des lieux.
Odd n’était pas très rassuré par la perspective de se connecter à l’interface. Lui-même n’avait jamais tenté, mais il en avait eu des échos de la part de Yumi et Ulrich. Rien de très précis, ils n’avaient pas voulu développer le récit outre mesure.
Pour autant, comme d’habitude, Odd n’était pas libre de choisir ce qu’il faisait.
— C’est trop plat par ici, grogna Clara, avant de se diriger vers une zone plus abrupte des falaises.
Odd la suivit, un peu incertain. La jeune fille avait une démarche étrange, voûtée, comme si elle était mal à l’aise sur ses deux jambes. Elle semblait également intriguée par l’état de son bras droit, auquel elle jetait régulièrement un œil. Elle s’arrêta devant une falaise abrupte, vérifia les environs, puis rangea son arme. Odd n’était pas préparé à la suite. Elle fit un bond surhumain, et Odd entendit ses griffes se planter dans la roche, à plusieurs mètres de hauteur.
— Allez, grimpe, toi aussi tu as des griffes ! l’encouragea-t-elle.
Il choisit un chemin pas trop raide, se servant de ses griffes uniquement lorsqu’il n’avait pas le choix. Il était lent. Pour une fois, cependant, il voyait le ciel de Xanadu.

La voûte céleste paraissait n’être qu’un amas abject de nuages gras et sombres, qui tourbillonnaient comme un soir de tempête. Pour un peu, Odd pouvait se figurer les ombres de Xanadu qui n’attendaient que de fondre sur eux. Si le ciel leur tombait sur la tête, ils étaient morts. Peut-être qu’elles se cachaient là finalement. Tout là-haut, dans le ciel.
— Accélère ! lui lança Clara depuis les hauteurs de la falaise.
« Tu parles » songea Odd.
Là-haut, Clara était parvenue à un plateau. Songeuse, elle regarda son bras enténébré. Ce n’était pas normal. Lors de sa dernière virtualisation, son avatar était exempté de cette chape d’ombres. Xanadu était-il vraiment capable de modifier jusqu’à l’apparence qu’elle avait ? Etait-il si puissant ? La possibilité que Jérémie Belpois y soit pour quelque chose n’était pas non plus à exclure. Mais il ne devait pas avoir prévu qu’elle revienne un jour dans les entrailles du Supercalculateur.
Elle jeta un œil en contrebas. Odd grimpait lentement, mais au moins il progressait. Le temps qu’il arrive, elle pouvait presque aller repérer la suite du plateau sur lequel elle se tenait, mais se séparer ici n’était pas prudent.
Alors elle s’accroupit, le cimeterre dans une main, et le regard tourné vers l’horizon.
Quand finalement le félin parvint à sa hauteur, elle le happa et le tira sur le plateau pour gagner une minute. Odd se remit piteusement sur pattes, un peu bousculé. Elle lui désigna sans un mot la tour qui les attendait au bout du plateau. Ce dernier était constellé de stèles en pierre, plus ou moins droites dans le sol, dans les tons gris. Peut-être que vues du ciel elles représentaient un motif, mais les explorateurs de Xanadu ne pouvaient pas le deviner.
Clara bondit pour gagner le haut d’une des pierres. Odd retint un soupir agacé. Elle avait bien compris que la mobilité de son avatar ne convenait pas à tout le monde, et pourtant elle persistait à employer des chemins où il ne pouvait pas la suivre. Resigné, il foula l’herbe vert bouteille en gardant un œil sur la forme noire qui bondissait là-haut. Au moins avait-elle la politesse de ne pas le semer.

Clara avait toujours la même détente. Son organisme virtuel répondait parfaitement, les muscles des cuisses la propulsaient à travers le vide, et ses griffes raclaient la pierre pour l’ancrer sur la stèle suivante. Elle se souvenait de ça comme si c’était hier. Mais à un moment elle s’arrêta, campée sur ses quatre pattes griffues, et leva la tête vers le lointain. Les ombres semblaient s’amasser autour de la tour.
— Odd, on va devoir s’attendre à de la visite. Je vois des choses qui bougent.
Et elle avait raison. Lentement, dans le dédale de stèles, des traces de fumée noire se firent voir. Distantes, elles se rapprochaient petit à petit. Ce fut Clara qui réalisa la première ce qui se passait.
— On va être encerclés ! lança-t-elle, paraissant nerveuse pour la première fois.
— Alors fonce, t’es plus rapide que moi. Je devrais en détourner une partie, répondit calmement le blondinet.
Elle hocha la tête et bondit comme jamais, sautant d’une pierre à l’autre. Elle dépassa le cercle des ombres, qui se déforma pour tenter de l’attraper, mais la fumée rata son pied d’un micron. En quelques sauts, elle atteignit le bout. Elle était à quelques mètres de la tour à peine. Sans se retourner pour voir où en était Odd, elle allait continuer, mais un sifflement dans l’air la fit reculer précipitamment.


Face à elle, une ombre qui lui ressemblait dans l’allure venait de se réceptionner. Un être humanoïde, dont les doigts se terminaient par des griffes, mais qui parvint à se tenir droit lorsqu’il se redressa. Elle croisa un regard bleu qui en devenait douloureux tant il était acéré, et à cet instant, un grand cercle de ténèbres jaillit du sol comme un geyser, et les enferma face à face.
— Alors c’est comme ça, siffla Clara.
Elle se mit en position de combat : à quatre pattes, et le cimeterre en main. L’ombre croisa les bras et la toisa en silence. Des cordons de noirceur émergèrent de l’enceinte de l’arène improvisée, et leur cible ne fut une surprise pour personne. Mais Clara était rapide. Elle sauta, les laissant se croiser là où elle se trouvait une fraction de seconde plus tôt, et fendit l’air vers l’ombre qui paraissait tout diriger. Un rideau de ténèbres s’érigea et dévia son coup, la faisant retomber au sol. Son cimeterre rouillé alla se planter dans le sol un mètre à côté. Une roulade eut l’effet de la redresser et de la ramener auprès de son arme, qu’elle attrapa avant d’enchaîner les sauts d’esquive. Car évidemment, l’arène maudite ne lui laisserait pas de répit. Elle atterrit face au mur d’ombres, et bondit en un saut périlleux arrière pour revenir vers le centre. Elle fit bien, car déjà des mains noires surgissaient du mur pour tenter de la saisir.

Un moulinet de sabre la débarrassa des ombres qui l’approchaient de trop près, et elle se reconcentra sur son objectif : le chef d’orchestre, toujours débout au centre de l’arène, qui la considérait d’un air hautain. Dans un cri, elle sauta de nouveau. Le mur d’ombres s’érigea pour protéger son adversaire, mais elle avait calculé son coup pour atterrir derrière. Le cimeterre fendit le flanc de l’être, mais ce dernier en profita pour lui arracher des mains sans qu’elle puisse rien faire. Elle se baissa pour éviter la frappe, griffa au niveau des mollets, mais fut contrainte de reculer pour esquiver le coup de taille qui suivit. Elle était littéralement dos au mur. Sa détente légendaire lui permit de se remettre à un emplacement plus avantageux, mais elle était désormais désarmée. Enfin presque.
Cette fois, l’arène ne tenta pas de l’attaquer. Ce fut le maître des lieux qui marcha calmement jusqu’à elle, sa propre lame en main, prêt à la trancher en deux. Toujours à quatre pattes, elle laissa venir, puis se jeta entre ses jambes. Surpris par la manœuvre, il mit du temps à se retourner, temps qu’elle exploita pour lui porter un coup de griffe tout en travers du dos. Elle sentit ses doigts la brûler au contact des ombres, et soudain, alors qu’il pivotait...
— Flèche laser !
Elle sursauta. Odd ?
Le cimeterre se planta dans son ventre. Odd n’était pas là. Xanadu l’avait déjà vaincu. Et elle s’était fait avoir si facilement par une nouvelle illusion du monde virtuel.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Mer 07 Fév 2018 21:14   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 6
Clara


Of Monsters And Men - Mountain Sound

Quelque chose dérangeait Odd depuis son arrivée à la gare, et il n’arrivait pas à mettre précisément le doigt dessus. Enfin, déranger était peut-être un bien grand mot. Ce n’était certainement pas les coups d’œil intrigués des gens, ça, il avait l’habitude. Alors quoi ?
Il était en compagnie de ses parents. Son père était un genre de rescapé des années 80, avec ses cheveux blonds qui cascadaient sur ses épaules, et une frange des plus douteuses selon les goûts de notre époque. Cela avait le mérite de s’accorder parfaitement avec les strass sur le col de son blouson. Sa mère, elle, avait une énorme dent plantée dans l’oreille droite, ainsi qu’une coupe de cheveux un peu alambiquée dans laquelle étaient glissés plusieurs rubans, et un jean déchiré au genou. Pour une fois, Odd n’était pas le plus voyant du coin. Il les suivait, sa fière chevelure dressée vers le plafond de la gare, emmitouflé dans sa veste violette, son sac à dos entre les omoplates. Alors qu’ils partaient vérifier la voie de départ de leur train, Odd reçut une tape enjouée sur l’épaule.
— C’est bon, il y avait des M&M’s au distributeur, on est sauvés !
Jeanne, égale à elle-même, avait des préférences très marquées en termes de grignotage, et ce n’était pas surprenant que ses confiseries favorites soient aussi hautes en couleur qu’elle. Odd lui sourit. L’excursion était une idée de ses parents, qui lui avaient proposé de passer un week-end dans une autre ville, pour se détendre loin de Kadic qui semblait faire du mal au moral de leur rejeton. Il avait accepté avec joie, en profitant pour choisir la destination. Mais quelle n’avait pas été sa surprise en découvrant Jeanne devant l’entrée de la gare, les attendant de pied ferme ! Les parents du blondinet avaient ajouté ce petit détail dans son dos, convaincus que la présence de la jeune fille lui ferait le plus grand bien. Ce n’était pas faux en soi, mais Odd avait d’autres projets pour ce week-end.

Les deux adolescents filèrent rejoindre le couple Della Robbia, qui avait enfin repéré le numéro de la voie (après deux minutes de doute très animé sur le train, « Mais si c’est celui-là regarde ! » « T’es sûre ? Celui-ci aussi s’arrête à Orléans ! ») et s’apprêtait donc à aller embarquer. Une volée de marches plus tard, ils étaient tous les quatre à l’air libre, et Odd mit le doigt sur ce qui le dérangeait.
Il se sentait bien. Libre. Oui c’était le mot. En voyant cet immense quai et ces rails qui s’élançaient à l’assaut de l’infini, il réalisa qu’il pouvait aller où il voulait. Que, si vraiment c’était son souhait, il pouvait partir et ne pas revenir du tout. Plus de Jérémie Belpois, plus de Supercalculateur, plus de monde virtuel psychopathe, plus de cauchemars, plus d’angoisse. Le soleil choisit ce moment pour sortir de derrière un nuage et l’éblouir. La main en visière, il admira la carlingue poussiéreuse du train, qui était déjà las de ces voyages incessants. Puis il s’aperçut que les autres étaient déjà bien loin devant, et qu’il était temps de les rattraper. Ce qu’il fit.
Les parents d’Odd réalisèrent, un peu tard, qu’ils n’avaient pas réservé un carré mais deux fois deux sièges. Mme Della Robbia poussa un soupir attendri devant l’étourderie de son mari, puis aida Jeanne à monter sa valise. Odd, lui, n’avait embarqué que son sac à dos pour le week-end. Il y eut un grand débat entre les deux adolescents pour savoir qui prendrait la place à la fenêtre, bouchant l’allée de la voiture pour cinq bonnes minutes jusqu’à ce que quelqu’un derrière leur demande de se décider rapidement. Prenant l’ordre au pied de la lettre, Odd se rua malicieusement sur la place convoitée, laissant par la force des choses le côté couloir à Jeanne.
Tandis qu’elle pianotait un SMS sur son portable, probablement pour rassurer ses parents, Odd cala son sac entre ses jambes et regarda au dehors. Le soleil brillait encore fort, et le reflet sur les rails de la voie d’à côté semblait promettre une bonne journée. Après quelques minutes d’attente, le train s’ébranla, droit vers Orléans.

— Eh, ça te dit de jouer à un jeu ? proposa Jeanne en posant son paquet de M&M’s sur la tablette fixée devant son siège.
— Tu vas encore inventer les règles au fur et à mesure ! protesta Odd.
— Ah ouais ? Alors regarde, c’est facile. Il y a cinq couleurs de M&M’s. Tu en pioches un, on regarde la couleur, et ça détermine ce qui se passe. Rouge, tu réponds à une question perso.
Le sourire perfide de Jeanne en disait long sur ce qu’elle pouvait déjà avoir en tête comme idées. Odd n’avait jamais été un grand fan des jeux type Action/Vérité, mais cela pouvait permettre de passer le temps…
— Et les autres ?
— Mh…fit-elle, subitement embêtée parce qu’elle devait improviser d’autres idées. Vert il ne se passe rien, tu peux le manger tranquillement.
— Ouais, je t’ai connue plus douée pour inventer des règles hein…
— J’invente pas, et j’avais pas fini ! Bleu, tu dois répondre à une question sur l’autre, par exemple pour voir si tu sais quelle est ma couleur préférée. Ça ou alors un truc plus compliqué hein, ça dépendra de si tu continues à critiquer… répliqua Jeanne avec un sourire perfide.
— Ok, alors on va dire que si tu pioches un orange, tu dois dessiner un truc et me faire deviner ce que c’est.
— Eh ! C’est moi qui choisis !
— Moi aussi je peux choisir ! répliqua Odd avec un air moqueur. T’as peur de trop mal dessiner ?
— Si c’est comme ça, le jaune, je te le jette à la figure et tu dois l’esquiver ! Si t’y arrives pas, je le mange, sinon c’est toi.
Se prenant au jeu, Odd ouvrit le paquet et les hostilités. C’était un vert : rien à signaler. Lorsqu’il le croqua, il eut la sensation de l’apprécier bien plus que ce qu’il aurait dû. Jeanne fit la moue et piocha à son tour. Un bleu.
— Donc là je te pose une question sur moi ? vérifia le blondinet.
Elle hocha la tête, et croqua la friandise. Odd n’était pas certain qu’il soit autorisé de manger avant d’avoir répondu, mais il choisit de laisser passer pour cette fois. Après mûre réflexion, il demanda, tout fier :
— Quel est mon groupe de musique préféré ?
— Les Subdigitals, Odd. Je t’avais même dit que t’avais aucune originalité.
Dépité par le manque d’efficacité de sa question, Odd replongea la main dans le paquet infernal. Cette fois, c’était un M&M’s jaune. Il le jeta sans ménagement sur Jeanne, il rebondit sur la tempe de la jeune fille avec un petit poc, et alla se perdre au sol.
— Eh ben bravo ! fit-elle, boudeuse.
— Règle des cinq secondes ! s’écria Odd, avant de plonger entre les sièges avec l’allure d’un martin-pêcheur pour sauver la confiserie naufragée.
Il l’ingurgita avec une certaine fierté. Pour l’instant, il s’en sortait bien, et ce jeu était drôle, malgré les regards agacés que lui lançaient les autres voyageurs. Quoi, avait-il hurlé trop fort ? Oh, si peu !
— Ha, vert ! se moqua Jeanne.
— Zut, soupira Odd en piochant.

Il vit l’orbe rouge rouler entre ses doigts, et retint son souffle. C’était assurément là que viendrait la question la plus critique. Jeanne l’observa avec autant de déférence que lui, et resta longuement silencieuse. Et moins elle parlait, moins Odd se sentait serein.
— Est-ce que… tu apprécies vraiment Yumi Ishiyama et Jérémie Belpois ?
Gloups. Il s’attendait à ce qu’elle soit moins directe, mais non, c’était Jeanne hein… Cette fille allait le tuer un jour. Pour l’heure, il fallait jouer serré. Lui mentir serait compliqué, mais il ne pouvait pas non plus lui avouer qu’il traînait avec eux sous quelque forme de contrainte que ce soit, sinon c’était prendre le risque qu’elle aille tout balancer à Jim. Et là, il serait doublement dans la merde.
— Mouais ça va, ils sont assez sympas pour que je traîne avec, fit-il d’un air désinvolte.
— Odd ! s’indigna Jeanne. On répond honnêtement !
— Jeanne, j’ai personne d’autre dans ma classe qui s’intéresse à moi. Je préfère encore eux qu’être tout seul, murmura-t-il avec son air d’enfant battu. Être tout seul, c’est trop…
Il déglutit, simula le début d’une crise de larmes. Jeanne calma le jeu en piochant un M&M’s jaune et en lui jetant à la figure. Ce n’était pas l’endroit, ni le moment. Il le rattrapa alors qu’il fuyait sur ses genoux, et le rendit à sa légitime propriétaire, bon joueur.

— Bleu, annonça Odd.
— Ok, alors… quel est mon deuxième prénom ?
Il la regarda avec des yeux plus larges que le plat à tarte de sa mère. Qu’est-ce que c’était que cette question ?! Elle lui retourna un air satisfait et fit :
— Marie.
— Ah. J’aurais pas deviné, avoua-t-il.
Elle piocha un rouge. Odd prit cet air carnassier, bien résolu à lui faire payer l’embarras dans lequel elle l’avait mis.
— Alors… Quel mec tu trouves le plus mignon, au collège ?


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Of Monsters And Men - Dirty Paws

Je me souviens de tout.

De mes profs de primaire qui me disaient que le foot c'était pas un métier, des intellos qui m'ont toujours méprisé, des grands costauds qui m'ont humilié, des pros du penchak-silat qui ont d'abord pris de haut le petit gars timide que j'étais, puis des nuits blanches, des matins noirs, des feuilles raturées, des stylos asséchés, des mains douloureuses.
C'était l'époque où j'avais envie de loger une balle entre les deux yeux des pandas qui n'étaient pas foutus de baiser pour sauver leur espèce.

Je me souviens qu'un jour, alors que l'espoir n'était plus qu'un lointain souvenir, je suis passé du noir à la lumière. Cette lumière qui me nique les yeux, parce que je m'étais habitué à l'obscurité des abysses. Je notais inlassablement tout ce qui se passait dans ma vie car, quelque part, je savais que j'étais voué à quelque chose de « plus grand ».
Et je ne me suis pas trompé.

Le jour où Jérémie et Yumi m'ont tout balancé, j'ai compris que c'était cela que j'avais attendu toute ma vie. Le doux frisson provoqué par l'adrénaline, la caresse parfois brutale du danger et, surtout, la possibilité d'accomplir des exploits sportifs épatants. Si j'aime Xanadu, ce n'est pas pour la beauté des lieux ni même pour les créatures que le monde virtuel renferme. Ce qui me botte dans tout ça, c'est la possibilité de courir à tout-va, de me dépenser comme jamais je ne pourrais le faire sur Terre. Car, là, il y a un enjeu. Une quête. Quelqu'un à retrouver. Un univers à sauver.

Vivre pour et par ses émotions est un choix, une montagne russe sensationnelle que l'on vit au quotidien mais qui n'est pas toujours spécialement confortable. Vivre au plus près de ses émotions, ça peut aussi s'avérer très destructeur, ça peut vous broyer de l'intérieur. Tout le monde n'a pas les nerfs pour supporter un tel stress permanent, Odd en est l'exemple parfait. C'est d'ailleurs pour ça que je me suis rapproché de Jeanne à la base. Encore un moyen pour le surveiller, tout en veillant aussi à ce que le côté fouine de Crohin ne nous porte pas préjudice. D'une pierre deux coups.

Malgré tout, avec le temps, les messages échangés, il est fort probable que je sois tombé dans ce que l'humain lambda appellerait « le début d'une relation amoureuse ». Et ça ne me déplaît pas vraiment. Du moins, pas encore... Pourtant, je suis du genre à vite me lasser. Des filles, des cours, de la famille... Xanadu est sans conteste ma plus longue histoire, avec le foot et les arts martiaux bien entendu. Et pour ce qui est de l'amour, eh bien, je pense que la relation la plus solide, la dernière vraiment durable, avant Jeanne, ça devait être... notre ancienne recrue.

Comprendre ce qui se trame dans l'esprit de cette chère Clara Loess à l'heure actuelle, autant rechercher les racines du brouillard... Même si ses traits sont peu à peu anéantis par l'oubli, le choc des dévirtualisations sur mon pauvre crâne n'aidant pas, je la revois encore souvent en songe. Je ne suis plus amoureux, bien sûr, mais je ne peux m'empêcher de repenser à ce qui s'est passé. Les cris, les pleurs, la souffrance... Elle a eu sa dose.
Comme nous tous.
Mais dans son cas, autant Xanadu est sadique, il faut reconnaître que notre leader a aussi été un peu loin. Dans ses paroles comme dans ses actes. Les souvenirs sont confus mais le sang versé reste, tachant ma mémoire de ses reflets pourpres.
Elle était pourtant douée virtuellement parlant, vive et extrêmement intuitive. Comme avec Yumi, c'était cette amicale rivalité qui nous faisait tenir face aux coups incessants des bestioles formées par les volutes de fumée sombre.

Un éclair roux dans la brume semi-opaque et le souci était bien souvent réglé. Mais, il y avait un mais. Le post-Xanadu lui posait énormément problème, je n'ai pas compté le nombre de fois où ça se passait vraiment mal mais c'était le cas lors de 60% des dévirtualisations environ. Quelques fois donc, elle se portait comme un charme après avoir vaillamment combattu mais la plupart du temps, c'était le chaos, dans sa tête comme dans son corps. Au début pourtant, ça se passait si bien ! A croire que son état s'est détérioré avec le temps... Ça ne m'arrivera pas, et ça n'arrivera plus, j'y veillerai.


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Non, il ne voulait pas qu’elle lui prenne son sac.
Il claqua sèchement la portière de la voiture violette de sa mère, couleur qu’il abhorrait entre toutes, et s’empressa de récupérer sa valise gris acier dans le coffre, avec un regard dédaigneux pour tout le fatras inutile qui y traînait. Il remonta l’allée pavée derrière sa mère, le visage aussi fermé qu’à l’accoutumée. Peut-être plus encore. Il ne voulait pas rentrer ici.

— Alors mon chéri, c’était comment l’école cette semaine ? essaya Agnès Belpois en tournant la clé dans la serrure.
— Super.
Elle pouvait toujours courir pour qu’il lui raconte quoi que ce soit. Elle avait déjà reçu son bulletin du trimestre, ça lui suffirait largement. Elle n’avait jamais été difficile sur ses bulletins de notes, elle.
— Tu t’assieds toujours à côté de Yumi en classe ? essaya-t-elle encore en ôtant ses chaussures, luttant désespérément contre le fantôme de son époux qu’elle voyait trait pour trait en son fils.
Comme si ça t’intéressait vraiment.

Jérémie déboutonna sèchement sa veste bleu marine en marmonnant un acquiescement, ôta ses baskets grises, et embarqua sa valise et son sac à dos à l’étage sous l’œil désespéré de sa mère. Il fuyait presque tous les endroits de cette maison désormais. Le salon avait viré à la cacophonie de couleurs, alors que les grands physiciens se retrouvaient au grenier. Il avait en personne rapatrié la photo d’aurore boréale dans sa chambre, estimant qu’elle ne trouvait plus sa place là en bas. Quant à Albert Einstein, injustement ôté de la salle à manger, il avait trouvé un nouveau foyer dans sa chambre d’internat.
Et puis de toute façon, il était trop vieux pour descendre jouer à la console maintenant. Il avait trouvé bien mieux.
Il passa devant la porte du bureau de son père. Enfin, l’ancienne porte du bureau de son père. Sacrilège suprême, cette pièce sainte avait également succombé à la disparition de son maître. Elle était désormais recyclée en atelier peinture, comme si sa mère avait eu le moindre talent artistique qui justifiât de chasser la physique quantique hors de ses murs. Là aussi, Jérémie avait bataillé pour exfiltrer le maximum, et il avait notamment trouvé des documents sur le Supercalculateur qu’il avait longuement lus à la lumière d’une torche, sous sa couette. « On dormira quand on sera morts » n’avait jamais été l’adage d’Agnès Belpois, qui venait scrupuleusement vérifier qu’il respectait le couvre-feu. Jim avait au moins la qualité d’être laxiste.

Jérémie octroya un regard méprisant à la cage du cochon d’Inde dans un coin de sa chambre. Ça sentait mauvais, ça faisait du bruit qui l’empêchait de se concentrer, et c’était stupide. Comme quoi il manquait de compagnie et le petit rongeur était supposé l’aider à développer des liens. En guise de mépris affiché, Jérémie l’avait appelé Aristote. Sérieusement, quelqu’un qui découpait la physique en éléments (autres que ceux du sacro-saint tableau périodique) ne méritait pas mieux. Bien entendu, l’animal était une idée lumineuse de sa mère… et de son nouveau copain.
Jérémie inspecta scrupuleusement sa chambre, du tapis à la couette en passant par les moindres recoins de son bureau. Rien ne paraissait avoir bougé. Il posa son sac, sortit son PC portable qui retourna à sa place attitrée, et…
— Salut Jérèm !
Quelqu’un venait de lui ébouriffer les cheveux. Jérémie sentit tous ses poils se hérisser de fureur et se dégagea, heurtant son regard courroucé à la bonne bouille du copain de sa mère. Un dénommé Benoît, toujours à sourire, avec la canine droite un peu de travers et les cheveux bruns en bataille. Plus jeune qu’elle, ça ne faisait aucun doute, mais ça ne l’empêchait pas de la faire rire. En fait, le seul obstacle au retour de la joie dans le foyer Belpois semblait bel et bien être l’ombre de Ludwig… projetée par Jérémie.

— Alors t’es content de rentrer ? Ta mère et moi on se proposait de t’emmener au McDo pour ce soir et…
— Génial, c’est vrai que je mange pas assez dans le bruit à la cantine, lâcha sèchement Jérémie.
— Ouais bon vu comme ça je comprends. Tu préfères autre chose ? s’enquit son pseudo beau-père.
Jérémie haussa froidement les épaules. Pour qui il se prenait, franchement ? Il pensait vraiment pouvoir remplacer son père, là, comme ça ? Il n’avait ni le panache, ni l’intellect. Pas la peine d’espérer créer des liens avec lui en l’emmenant au McDo. Ludwig n’aurait jamais fait ça.
— Et euh… ça va les cours ?
— Toujours.
Le collégien vivait avec la certitude que s’il continuait à oublier l’existence de ce type, il finirait peut-être par ne plus exister. Malheureusement, cette stratégie ne portait pas ses fruits, et Benoît était toujours là, à essayer de faire semblant d’être son père. Sauf qu’il ne l’était pas, et ne le serait jamais.
— Dernière question et après je te laisse tranquille promis !… Un abonnement à Science et Vie Junior pour ton Noël, ça te tenterait ?
— Science et Vie tout court s’il te plaît, répondit poliment Jérémie, là encore sans trop développer.

Une fois Benoît parti de sa chambre, Jérémie poussa un profond soupir las. Le week-end allait être interminable. Il avait beau habiter près de Kadic, c’était lui-même qui avait demandé l’internat pour pouvoir travailler plus facilement sur le Supercalculateur. Sa mère l’avait mal vécu, mais il avait habilement joué sur le fait qu’il ne resterait pas à la maison pour toujours.
Il s’assit sur son lit, son téléphone portable entre les doigts. Un texto de Yumi.
« Ce moment où je m’aperçois qu’Hiroki a fini le dernier paquet de cookies… »
Un rictus amusé sur le visage en visualisant la scène, Jérémie envoya ses condoléances à la jeune fille. Il envoya son texto, avant de constater qu’il en avait reçu un deuxième. C’était de la part d’Ulrich.

Jérémie se souvenait très bien du jour où le poids du secret n'avait plus seulement été divisé en deux meilleurs amis – Yumi et lui – mais bien en trois. Ce fameux jour où la bande s'était formée. Enfin, la bande d'origine bien entendu, sans le rajout que fut Odd par la suite. Poser l'acte de recrutement avait été difficile mais néanmoins indispensable. Il avait envisagé mille possibilités, que ce soit dans sa classe ou autre (même un adulte comme Jim !), mais son choix s'était finalement porté sur un élève plus âgé que Yumi et lui. Le beau gosse de Kadic, la pire idée sur papier non ? A la base, Jérémie et Yumi recherchaient plutôt quelqu'un de discret, comme Sorya ou Jean-Baptiste, l'opposé de Ulrich Stern donc. Quoique celui-ci n'était même pas exubérant, du moins pas volontairement, mais sa présence ne laissait personne indifférent. C'était simple : les garçons se sentaient soit rabaissés soit jaloux (voire les deux) et les filles se mettaient bêtement en compétition quand leurs physiques le permettaient. Pourquoi Ulrich donc ? Déjà parce que c'était un atout sportif indéniable, sans doute le plus doué de son année de ce côté. Même sur un monde virtuel, on pouvait avoir besoin de muscles. Ensuite, Ulrich offrait l'énorme avantage de disparaître régulièrement, déjà avant d'être mis au parfum. Il passait des heures entières à courir dans le parc – du moins c'est ce qu'il disait – et Jim laissait couler car Stern restait son meilleur élément sur le terrain. Les gens ne posaient donc pas de questions s'il était introuvable dans l'enceinte de l'école, ce qui collait parfaitement avec la double vie qu'il s'apprêtait à mener. Enfin, Ulrich était un de ces êtres qui pensait uniquement au moment présent, à s'éclater sans trop penser aux conséquences que ses actes pouvaient avoir le lendemain. Jérémie savait qu'avec lui il pourrait tourner cette offre périlleuse comme un jeu, un challenge que Monsieur Stern allait s'empresser de relever. Car il aimait l'adrénaline ce con. En tout bon soldat, il n'y avait rien d'autre que le danger qui l'excitait au plus haut point et c'est bien ce que Xanadu pouvait lui offrir le plus : du danger, en veux-tu en voilà ! Jérémie se souvenait à peu près du détour de la conversation où il avait senti que la partie était gagnée, l'instant où il avait su qu'Ulrich allait embarquer à bord de l'épopée comme Yumi avant lui. A peu de choses près, c'était quand il avait dit ceci :

« Je ne suis pas comme toi Ulrich, je ne suis pas un aventurier. Ni courageux ni énergique ni intrépide. Mais je suis intelligent. Plus intelligent que toi. Ce n'est même pas pour me vanter, c'est juste un fait. Toute ma vie, on m'a poussé à optimiser mon intellect afin de pouvoir le rentabiliser au mieux par la suite. J'ai vécu entouré de professeurs particuliers et de savants en manque d'argent, financement que mon père daignait leur accorder si les chercheurs en question m'accompagnaient pendant une poignée d'heures par jour. C'était un mode de vie plutôt... austère pour un enfant. Et pour être totalement sincère avec toi, j'en avais horreur. Je n'ai jamais eu le droit d'avoir un loisir, d'être invité aux goûters d'anniversaires de mes camarades ou même de prendre l'air quand je le voulais. Tout était contrôlé... Pour une destinée vouée à la brillance absolue, me disait-on. Et puis, le brasier mordant de la Science a finalement eu raison de mes entrailles le jour où le Supercalculateur a surgi dans mon champ de vision. Tout venait de s'éclairer, aussi soudainement que l'abdomen d'une luciole dans le bain d'encre qu'est la nuit. J'ai alors finalement compris. Compris que toutes ces pénibles années d'étude et de solitude m'avaient préparé à sauver le monde. A ce moment, je suis né une seconde fois parce que j'ai soudainement réalisé que ma vie avait un sens, que je n'étais pas uniquement sur cette Terre pour faire de la figuration. Eh oui, j'étais désormais disposé à découvrir les recoins d'un monde virtuel avec l'arme que je maîtrisais le mieux : mon esprit. Tu peux toi aussi faire partie de cette grande chevauchée Ulrich, tu n'as qu'un seul mot à dire. Toi aussi... tu peux être un héros. »

Aujourd’hui c’était au tour d’Ulrich de lui envoyer un message percutant.
« Tu vas jamais croire ce que je viens d’apprendre… »


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Enrique Iglesias - Duele El Corazon

Quand on se crée soi-même pour réussir :
- soit on doit lâcher prise, faire abstraction des angoisses quotidiennes, et prendre le risque d'être aimé ou haï pour ce qu'on est vraiment.
- soit il faut tuer ce qu'on est, la larve fébrile qui sommeille en nous, et périr en s'accrochant à un personnage qu'on n'a jamais été...

Odd aurait tellement voulu être un héros mais il n'avait jamais ressenti le moindre sentiment de fierté pour quoi que ce soit qu'il avait pu accomplir dans sa courte vie. Or, à cet instant précis où il posa le doigt sur la sonnette du 9 Rue de l'Oriflamme, il sentit une certaine chaleur agréable et bienvenue au sein de ses veines. Le sentiment d'avoir réussi, de toucher au but... bien que, pour ce qu'il en savait, cette adresse pouvait être une énième fausse piste. Néanmoins, il était content d'avoir réussi à semer tout le monde, brouillant les pistes comme il avait pourtant si peu l'habitude de le faire... sauf quand il s'agissait de protéger le secret évidemment.
Alors qu'une certaine tension grandissait au sein de son estomac, il pensa à la manière dont il avait échappé à ses parents, d'abord. C'était la partie facile, prétexter vouloir acheter des jeux-vidéos avec Jeanne, ce qui ne les intéressait pas le moins du monde évidemment.

« On se retrouve pour le quatre heures ! avait-il lancé, si il y a quoi que ce soit vous nous appelez, on garde nos tels à portée de main ! »

Trop heureux de voir leur Odd chéri se changer les idées quelque peu, les parents avaient opté pour une balade dans le parc Pasteur en attendant les deux ados. Jeanne, elle, avait été un peu plus compliquée à emboucaner. Il avait fallu ruser, l'emmenant dans un magasin de déguisements assez funky. Pendant qu'elle enfilait avec un large sourire aux lèvres une combinaison Salamèche dans la cabine d'essayage de la boutique, Odd en avait profité pour mettre les voiles. Du moins... il avait essayé car Jeanne, en bonne fouine, était sortie au moment même où il abandonnait sa tenue de lapin Duracel pour se faufiler hors de l'enseigne. Raté.
Il avait donc prétexté un besoin urgent mais était revenu aussitôt sa vessie vidée dans les WC du centre commercial pour ne pas attirer les soupçons de sa meilleure amie. Jeanne avait cet éternel air suspicieux sur le visage quand elle le fixait, comme si elle était soudainement capable de lire ses pensées intimes et ses projets les plus secrets. Le temps pressait, il fallait trouver une autre astuce et vite...
Odd eut l'illumination au moment où il croisa un poster placardé sur une paroi, pile entre le Superdry et le marchand de glaces. C'était une affiche pour le film le plus horrifique de tous les temps, du moins c'est ce que le slogan promettait, Paraplegik Zombie, le long métrage enfin dans nos salles ! Là, Odd sut qu'il avait sa chance.

Il avait été de nombreuses fois au ciné avec Jeanne... et à chaque fois ça se terminait de la même manière. Que ce soit un thriller, une comédie ou même un film d'horreur aux bruitages bien costauds, la jeune artiste ne tenait pas plus de dix minutes avant de piquer du nez, en dépit des gens autour et du son parfois extrêmement élevé. A chaque fois, c'est Odd qui devait la tirer de son coma au moment du générique de fin. Pour une raison obscure, Jeanne disait toujours qu'elle venait tout juste de s'endormir et que le film « gérait sa race » selon ses propres termes. Après un sms aux parents pour les prévenir du changement de programme et de l'heure de fin de séance, les deux ados se rendirent en salle, avec un petit clin d'œil complice du caissier au moment de la vente des tickets, le vieil employé pensant sûrement qu’Odd allait plus examiner les amygdales de sa partenaire plutôt que l'écran animé par toutes ces images gores à souhait. Et, après les pubs habituelles et les premières minutes plutôt pesantes du film, cette séance n'avait pas manqué à la règle, même devant une daube aussi prenante que Paraplegik Zombie, Jeanne s'était endormie, le bas du crâne affalé contre le haut du siège. Excité comme une puce, Odd avait finalement pu s'éclipser, il avait juste le temps de faire l'aller-retour, de rester sur place une bonne dizaine de minutes pour finalement retrouver Jeanne à l'entrée du cinéma, prétextant un besoin urgent ou une peur trop intense, Della Robbia n'étant pas particulièrement fan du genre horrifique contrairement à Crohin.

Après un deuxième essai, encore ce bruit de sonnette strident un peu plus élevé que la normale, la porte du 9 rue de l'Oriflamme s'ouvrit. Et là, à cet instant précis, Odd sut qu'il se trouvait exactement là où il devait être. Devant lui... la petite rousse de la photo. Elle avait bien changé, effets secondaires de la puberté, mais c'était bien elle. Du moins, c'est la première question qu'il posa, ça serait con de tomber sur un bête jumeau maléfique lors d'une mission aussi importante.

— Clara Loess ?
Les mots avaient eu du mal à sortir. C'est sûr qu'avec les mâchoires crispées et la gorge nouée, ça devient compliqué de s'exprimer clairement.
— C'est pour quoi ? grogna la jeune fille en le toisant d'un regard empli d'une lueur quelque peu... instable, semblable aux prunelles du Docteur Shrenk dans le film du même nom.
— Hum... je m'appelle Odd Della Robbia, je suis en cinquième au collège Kadic. J'aurais voulu te parler de Sissi, tu te souviens d'elle ?

Odd avait choisi une approche moins directe que le Supercalculateur pour amadouer sa proie... et visiblement ça semblait fonctionner. Clara hocha lentement la tête, un éclair de joie sembla passer sur son visage, mais elle se reprit bien vite.

— Elisabeth Delmas, la fille du proviseur ?
— La seule et unique, répliqua le garçon avec un petit air satisfait qui apparut brièvement sur ses traits fatigués.
— Entre, ça risque d'être long si tu veux transmettre ce que j'ai à lui dire...
— Mais... tes parents ?
— Ils ne sont pas à la maison, répliqua froidement la petite rousse. Et puis, je suis assez grande pour inviter qui bon me semble chez moi ! Enfin, quoique... tu as raison, ils pourraient rentrer à tout moment. Et je ne te connais pas, on parlera ici !


Effectivement, la grand-mère de la première adresse avait vu juste, Clara Loess semblait être pourvue d'un putain de sale caractère ! Odd garda le silence néanmoins, refusant d'engranger de nouvelles sautes d’humeur chez l'adolescente.

— Alors, commença-t-elle, tout d'abord tu diras à cette chère Elisabeth que j'ai toujours son collier qu'elle m'avait prêté et que, non, je ne lui rendrai pas comme elle me l'avait pourtant ordonné dans une lettre. Ensuite, tu lui diras que dans son dos Nicolas et Hervé ne cessaient de me complimenter et ils avaient plus d'attent...
— Hum, toussa Odd après avoir jeté un coup d'œil à la montre au cadran argenté qu'il arborait fièrement au poignet, je n'ai pas beaucoup de temps... C'était une erreur de te parler de Sissi, ce n'est pas pour elle que je suis venu même si c'est bien elle qui m'a donné ton adresse en premier lieu. Si je suis ici... c'est pour te parler de Xanadu.

Le mot agit comme un électrochoc sur la jeune fille. Aussitôt, elle eut un mouvement de recul, comme si Odd était devenu bleu ou qu'elle venait d'apprendre qu'il était porteur d'une maladie grave. Elle dévisagea avec un peu plus d'attention qu’auparavant celui qui s'était présenté à sa porte, l'observant sous tous les angles possibles, comme si elle s'attendait à le voir s'évaporer en fumée d'une seconde à l'autre. Le temps a beau être un aigle agile, il ne guérit jamais complètement les blessures d'antan. Et ça, Clara Loess le savait mieux que quiconque... Remettre le passé au cœur du présent n'était pas une priorité pour elle, loin de là.

— Tu ferais mieux de partir, prévint aussitôt la jeune fille en tendant la main vers la poignée de porte. Je n'ai rien à te dire à ce sujet, je... je ne vois même pas de quoi tu parles.
— Ton regard me prouve le contraire, affirma Odd avec une assurance inhabituelle. J'ai rejoint la bande, il faut que tu le saches. Je pense même t'avoir remplacée dans le groupe des Kids, ils n’ont pourtant jamais mentionné ton nom en ma présence. Je crois que tu me mens. Tu sais très bien ce que représente vraiment Xanadu... et les conséquences tragiques que cette invention peut avoir sur notre monde.
— J'en ai fait les frais plus que personne.

Sur ces mots, Clara écarta la mèche qui lui tombait sur le côté gauche du visage, dévoilant une balafre sur toute la surface de la joue, remontant vers l'œil rongé par une sorte de conjonctivite permanente. Ce qui semblait être une trace d'une brûlure particulièrement corrosive se prolongeait vers le bas de la nuque, le teint s'assombrissant au fil de la courbe peu appétissante. Odd resta coi devant cette cicatrice qu'il n'avait absolument pas perçue de premier abord.

— Je... je suis désolé. Qui... qui t'a fait ça ?
— Quelle question, cracha-t-elle avec un mépris évident dans la voix. Jérémie Belpois, bien entendu ! Qui d'autre ? Ah si, ça aurait pu être cette connasse de Yumi ou ce bellâtre d'Ulrich mais tu sais quoi ? Ils sont juste les toutous de leur maître. S'il leur disait de sauter d'un pont pour le "bien de l'humanité", ces imbéciles le feraient sans hésiter ! Car c'est ça que les gourous font le mieux Odd, ils t'endoctrinent, te susurrent de belles promesses au creux de l'oreille avant de te jeter plus rapidement encore qu'un mouchoir usagé... Si tu veux un conseil, un seul, sur Xanadu et tout ce bordel, il se tient en deux mots : barre-toi. Ça va te détruire mon gars, comme ça m'a détruite avant toi.

Odd tenta de déglutir mais il eut, à la place d'une salive bienvenue, un reflux acide qui remonta le long de sa gorge. Clara lui disait exactement tout ce qu'il avait toujours redouté. Tout ce qu'il ne voulait pas entendre et qu'il était pourtant venu chercher. Tous ces songes, ces cauchemars, ce n'était pas pour rien. Il y avait vraiment quelque chose de malsain au sein du groupe, un ver dans la pomme... Odd avait toujours pensé que c'était lui le nœud du problème mais aujourd'hui, pour la première fois, il commençait à en douter. Peut-être qu'il n'était pas totalement responsable de cette ambiance glaciale qui avait progressivement pris le groupe en otage, enserrant chaque membre de ses longs doigts violacés par la mort qui semblait se rapprocher de jour en jour.

— Je n'ai rien de plus à te dire, conclut Clara en jetant un dernier regard à l'attention de son interlocuteur.
— Attends ! s'exclama le félin virtuel, nous avons encore tant de choses à discuter ! La virtualisation, le Noyau, Ludwig,...
— Je n'ai rien de plus à te dire, répéta la petite rousse. C’est fini pour moi cette merde, pas la peine de revenir frapper à ma porte car je ne répondrais pas cette fois...

Après l’avoir toisé une énième fois, Clara Loess ferma définitivement la porte de la vérité pour aller se réfugier à l'étage, la tempe et les joues en feu, d'agacement ou de stress soudain ? Odd, lui, remonta lentement la brève allée de cailloux blancs qui le ramènerait à la rue. Certes, il avait eu des réponses... mais qui n'enclenchaient qu'encore plus de sempiternelles interrogations dans son cerveau étriqué par l'angoisse. Objectivement, il sentait que son corps ne tiendrait plus longtemps. Chaque pas était difficile et il ne savait déterminer si c'était dû à la peur ou aux virtualisations à répétition. Il était juste... crevé, son cœur s'affolait de plus en plus souvent, il avait des cernes jusqu'au milieu des joues et il ne mangeait, pour ainsi dire, presque plus rien.
Ses poignets seraient bientôt aussi fins que deux crayons mis côte à côte et ses jambes ressemblaient de plus en plus à des cure-dents amovibles. S'il était maigrichon de base, là il devenait carrément squelettique. Il vomissait presque tout ce qu'il tentait d'ingérer depuis la dernière virtualisation et il sentait qu'à ce rythme il ne tiendrait plus très longtemps. Il n'avait ni la carrure de Yumi ni l'endurance d'Ulrich. Il n'était pas fait pour survivre sur le long terme, il n'avait jamais été un guerrier et il ne le deviendrait certainement pas avec le temps. S'il ne se remettait pas rapidement, serait-il jeté lui aussi ?
Une vibration coupa le fil de sa réflexion. Odd sortit son portable de la poche de sa veste. Un nouveau message. De la part de Jérémie...

« Nouveau plongeon lundi ! Il sera costaud celui-là donc repose-toi bien en attendant... Au fait, c'est joli Orléans ? »
  Sujet: [One-shot] Le petit chien est mort  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Mar 16 Jan 2018 17:24   Sujet: [One-shot] Le petit chien est mort
Bien le bonjour Kerry, j'espère que tu vas bien en ce début de semaine ?

Ton texte m'a intrigué donc me voilà, en chair et en plumes. Dans cette nouvelle, il me semble que tu compares lyrisme rêvé et brutalité du quotidien au moyen d’un jeu de points communs, d’oppositions et d’interférences, mêlant ironie et critique de l'humanité, le tout sur fond de fatalisme.

Tout au long du texte, tu mets en exergue les différences et les similitudes qui subsistent entre la Mongolie et le sombre appartement. Pour les souligner, tu dotes de parole un personnage décédé "héroïquement" et tristement devenu un lambda : Odd Della Robbia. Malgré la jeunesse passée et le désir affiché de s'élever un peu plus moralement/spirituellement, il ne renonce pas à certains plaisirs terrestres, comme le fait de chevaucher à cru ou de tromper sa partenaire.

Ces comportements sont en décalage avec l’image sacralisée du héros de fiction et contribue à mettre en place une vision ironique de son destin de protagoniste bienveillant. Dans le même ordre d’idée, le horse-trip est associé au voyage initiatique, éloignant de ce fait les deux jeunes gens du matérialisme des hommes le temps d'un doux périple.
Contrairement aux détails fournis pour décrire la chevauchée, les éléments terrestres sont, eux, désignés de façon assez imprécise. De fait, il est question d’une chambre obscure sans guère plus de détails, à l'exception de la présence de la table de nuit et du lit, ce qui est, somme toute, assez logique. Il semblerait donc qu'il vaille plus la peine de s'attarder sur les détails bénis d'un périple passé plutôt que sur la tristesse d'un quotidien maladif...

L’apparition du frère de Samantha marque un tournant dans le récit. Il en est de même pour l'annonce qu'il fait, et ce déjà dans le titre. Ce chien, symbole de la fragilité du bonheur des hommes, est décrit dans une hyperbole qui l’humaniserait presque. Il n'est pas difficile de comprendre que, pour Odd, l'animal est plus qu'un ami, c'est un membre vital qui ne cesse de frémir, une part de sa jeunesse passée que Della Robbia n'aura de cesse de chérir lors de sa vie d'adulte. Avec Alexis, Kiwi représente le pivot entre ces deux univers contrastés. Leur rôle est concrétisé par la place singulière qu'ils occupent dans le texte, en étant l'épicentre sans pour autant jamais apparaître de manière concrète.

Plus loin, tu emploies un rêve métaphorique pour parler du mariage d'Odd et Sam. Via l'image du « gaz chirurgical », tu fais comprendre au lecteur que cette union les a asphyxiés, qu'il est compliqué de se donner un nouveau souffle après un tel engagement. Et je pense que c'est pour cette raison que Samantha est si impalpable, Odd ne connaît désormais ni ses aspirations ni ses regrets, ça aurait donc pu être n'importe quelle fille à ses côtés que ça n'y aurait rien changé.

Il me semble aussi qu'un jeu assez singulier sur les différents sons entendus se manifeste tout au long du texte. Au début, avec les hennissements et les sabots qui claquent, ensuite avec les sanglots d'Odd à une heure où toute nuisance sonore provenant de la salle de bains est normalement absente.

Parallèlement, d’autres procédés insistent sur le côté dérisoire du bonheur humain et révèlent les véritables pensées du narrateur. C’est le cas des subtiles métalepses présentes dans le texte, souvent empreintes d’ironie laissant sous-entendre que Odd n'est pas véritablement heureux dans cette existence où il semble perdre pied jour après jour. Il est comme un sablier brisé, où chaque petit grain de sable qui s'écoule à vitesse grand V sur le sol représente un souvenir autrefois chéri mais désormais désuet.

La comparaison opérée entre ce songe à la limite du charnel et la réalité beaucoup plus glaciale concoure au message fataliste et pessimiste que tu véhicules à travers ce texte ma foi teinté d’ironie. C'est l'épicurien qui se noie, le gai luron qui doit faire face à un des pires fléaux qui soit. Quant au bonheur, sa fugacité est symbolisée par le contraste entre l'aspect si abstrait de la course et la mort plutôt prosaïque du « petit être tant aimé ». Au final, c'est ce mélange entre mièvrerie et tragique qui est déconcertant à la lecture, c'était l'originalité de ce texte mais peut-être peut-on espérer plus lors d'une prochaine publication ?

En t'encourageant pour la suite, en creusant une thématique moins contrastive pour changer de celle-ci,

Votre déchiqueteur avide, de mots comme d'ambiances,

Sorrow.
  Sujet: [Fanfic] Jeux d'enfants [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Dim 14 Jan 2018 19:40   Sujet: [Fanfic] Jeux d'enfants [Terminée]
Bonsoir Ellana !
Nous ne nous connaissons pas, j'en ai peur, mais je vais me permettre de déposer un avis sur ton écrit, qui est à coup sûr le plus dynamique de la section à cette heure-ci. Le rythme est d'ailleurs probablement ce qui m'a découragé de venir commenter régulièrement, mais il serait déplacé de ne pas poster un seul avis sur ce texte.

Je n'ai pas eu l'heur de lire le One-shot qui sert de terreau à tout ceci, mais je sens que le format de la fanfiction courte te donne toute latitude pour exploiter le sujet au mieux, sans qu'il y ait non plus de quoi en faire trente chapitres.
L'ambiance du début de la fiction m'évoque sa cousine, Pas Maintenant, au niveau de la focalisation sur les relations dans la bande. On sent que tu maîtrises bien le sujet et que tu sais ficeler l'ensemble, de façon à ce que chaque personnage arrive à se démarquer des autres sans sombrer dans le cliché. Le premier exemple qui me vient à l'esprit est celui d'Ulrich et Yumi, traditionnellement considérés comme le couple le plus brossé de tout le fandom, qui pourtant parvient à être vu avec un angle plus mature et plus original.
Le développement apporté à William et Sissi, d'autre part, est très bien pensé, et ce traitement gris de la princesse de Kadic fait plaisir à voir. J'ai personnellement trouvé la réaction de William pendant le cauchemar de la jeune fille très belle et très courageuse, et je trouve ça très amusant de voir qu'une ancienne membre de la Meute cerne aussi bien à quel point il est têtu et loyal.

Petit bémol que j'aimerais formuler : en dehors des cauchemars, la tension est moins présente. La cohésion du groupe des Lyokoguerriers, même maintenant, semble les empêcher d'angoisser ou de faire des crise de panique dans la maison. Bien sûr, il y a le cas Yumi, mais il se résout relativement vite, et tous les autres restent calmes. Moi qui espérais une hystérie collective...mais l'histoire n'est pas encore terminée, gardons espoir !
Sinon, cela a déjà été dit, l'ambiance des cauchemars en eux-mêmes est bien pensée, et leur diversité évite la redondance. Le psychologique cède la place aux monstres en brut, et à côté de cela, il y a le cauchemar de Jérémie, bizarrement court. Evidemment, tout donne envie de l'accuser, lui comme Odd d'ailleurs (après tout, il y a plusieurs spectres), mais n'est-ce pas un peu trop facile ? Ce sont de plus les deux personnages derrière lesquels il y a le moins de focalisation, je trouve, contrairement à, au hasard, Ulrich. En fait, j'ai l'impression de sentir une zone d'ombre autour d'une partie du groupe, qui fait qu'on connaît peu leurs impressions et leurs soupçons, mais peut-être ne suis-je qu'une tête de linotte qui oublie la moitié du texte. Ce fait, si c'en est bien un, renforce la sensation de pugilat envers les deux blonds, qui n'ont pas toujours les moyens de se défendre.

En l'état, on a des faits, mais tellement éparpillés et contradictoires qu'ils ne permettent pas de dégager un suspect global. On sait que le spectre qui a tué Sissi avait l'image d'Ulrich, et que c'est ce dernier (ainsi qu'Odd) qui a envoyé Sissi se coucher dans la chambre isolée. Odd est également pointé du doigt par cette histoire de cauchemars mal placés. Jérémie n'a finalement pas beaucoup plus de faits à son encontre que d'habitude.
Alors un duo de spectres Odd/Ulrich ? Le fait que l'un accuse l'autre ne me semble pas gênant, on a vu beaucoup de joueurs de loup-garou balancer des membres de leur équipe en pâture au village pour s'innocenter. Si Ulrich a lancé les hostilités sur Odd, cela ne prouve pas pour autant qu'il n'est pas de mèche avec lui. Sinon, il y a toujours la théorie "William n'est pas mort et était en fait le spectre", mais le ressort serait facile et, je dois dire, décevant.

En attendant le dénouement avec attention,

Votre lecteur aviaire, à défaut d'être avisé,

Sorrow
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Lun 08 Jan 2018 18:28   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 5
Plongée en eaux troubles


Les murs de la pièce croulaient sous les tableaux en tout genre. Celui juste à droite de son champ de vision représentait une marée de tournesols dont le jaune lui agressait terriblement l’œil. Sans compter l’infâme bibelot de madame Belpois, ramené d’un séjour à Barcelone. Avec toutes les beautés qu’offraient la ville, elle avait malgré tout réussi à choisir quelque chose de douteux, et à l’afficher fièrement juste en dessous de leur télévision. C’était désolant, surtout quand on voyait la superbe image d’aurore boréale grand format qui trônait un peu plus haut.
La bibliothèque avait été relativement épargnée par la corrosion de la maîtresse de maison, grâce aux efforts acharnés qu’il avait déployés pour que les grands physiciens de ce monde restent à l’abri derrière les portes vitrées. Il avait personnellement scotché scrupuleusement leurs photos sur le panneau du fond, de sorte qu’elles soient visibles quand on empruntait l’un de leurs écrits. Le coin droit du canapé bleu-gris était précisément celui où Jérémie aimait s’asseoir en tailleur pour les lire. Timidement cachée au pied du meuble de la télévision, on pouvait reconnaître sa Nintendo 64, qui était toujours du meilleur effet quand Yumi venait à la maison.

Si on exceptait ce détail, difficile de se douter que cette maison était celle d’un couple avec enfant. Aucune photo de famille, aucun jouet abandonné sur le tapis ouvragé, aucun gribouillage affiché fièrement sur les murs. Et c’était très bien comme cela. Quoique, entre cet ignoble bibelot et une « œuvre d’art » d’enfant de maternelle, où était la différence ? A l’inverse, il était convaincu qu’Agnès rêvait de pouvoir décrocher le poster d’Albert Einstein qui ornait fièrement la salle à manger. Mais à deux contre une, elle ne ferait pas grand-chose.

— Tu sais quand Jérémie doit rentrer ?

Agnès Belpois était une femme assez petite et souriante, dont les cheveux châtain clair étaient fréquemment ‘’retenus’’ en chignon. Elle avait une prédilection marquée pour les couleurs vives, et la monture de ses lunettes en était probablement la preuve. Elle en possédait deux paires, ou peut-être trois, il ne savait jamais. C’était peut-être pour faire oublier que ses yeux verts n’avaient rien d’extraordinaire.
Ils étaient très différents physiquement. Psychologiquement aussi, bien sûr, mais ça se voyait peut-être moins vite. Lui-même était plutôt grand et maigre, avec cet air sévère plaqué constamment à ses traits acérés. Les couleurs froides lui allaient beaucoup mieux que le reste, s’accordant à merveille avec ses yeux bleu foncé capables de clouer n’importe qui sur place. Même ses cheveux blonds soigneusement peignés n’évoquaient pas grande ressemblance avec un soleil radieux. Ou à la limite, le soleil froid des grands hivers.

— A la même heure que d’habitude, je présume, répondit calmement Ludwig Belpois, les yeux encore égarés entre les lignes de son livre. Ce n’est pas la première fois qu’il dîne chez les Ishiyama. Ils le déposeront.
— Quelle considération, je suis surprise que tu te sois même rappelé où il était, rétorqua-t-elle plus sèchement, mise d’humeur revêche par son air impassible.
Il leva les yeux, mais ne dit rien, se contentant de la fixer jusqu’à ce qu’elle ait terminé son réquisitoire. Elle ne se laissa pas démonter :
— Parfois j’ai l’impression que tu ne t’intéresses pas à lui. Tu es toujours dans ton monde. Ton fils n’est pas juste un bulletin scolaire ou une grosse tête, tu sais ! Tu fais tellement attention à lui qu’il préfère passer son temps chez les Ishiyama que chez nous, ajouta-t-elle avec une voix un peu plus brisée.

Agnès était très forte pour déchaîner de grandes tempêtes émotionnelles à partir de rien. Ludwig, en parfait iceberg qu’il était, fit remarquer :
— Ce n’était pas toi qui te plaignais qu’il ne sortait pas assez ? Et maintenant, quand il est chez les Ishiyama, tu voudrais qu’il soit ici. Tu me reproches de ne pas m’intéresser assez à lui, et pourtant je me souviens t’avoir entendu dire que tu ne voulais pas qu’il devienne comme moi. Décide-toi, Agnès, je ne peux pas tout faire.
Chez la plupart des couples, les enfants étaient une source infinie de bonheur et de rires. Une joyeuse présence cavalant dans la maison, faisant mille et une sottises, cela avait de quoi rendre heureux. Pourtant, le couple Belpois ne s’était sûrement jamais autant déchiré qu’autour de Jérémie. Chacun avait sa vision de l’avenir du petit garçon, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles n’étaient pas compatibles.

Ludwig s’accommodait fort bien de l’immense admiration que lui portait Jérémie, et s’efforçait de lui transmettre ses valeurs les plus importantes, la suprématie de l’esprit en tête. A l’inverse, Agnès rêvait de voir son fils aller jouer au foot dehors après l’école, pourquoi pas faire une bêtise ou deux, tout plutôt que d’avoir une copie miniature de son spectre de mari. Ironiquement, c’était pourtant Jérémie qui parvenait encore à faire tenir le couple. Après tout, un divorce pouvait perturber un enfant si jeune et si fragile, et aucun des deux parents ne voulait prendre le risque.

— Quand je dis « t’intéresser à lui », ce n’est pas simplement lui refiler les bouquins d’Einstein ou je sais pas qui ! Je ne t’ai jamais vu l’emmener au foot, ou jouer à la console avec lui !
— Il ne joue à la console que quand Yumi est là. Et je ne t’ai jamais vue l’emmener au foot non plus, fit remarquer Ludwig en baissant à nouveau les yeux sur sa lecture.
— C’est parce qu’il ne veut jamais rien faire avec moi ! sanglota brusquement Agnès. Il n’a d’yeux que pour toi de toute façon…

Plutôt insensible à la déferlante d’émotions de sa femme, à laquelle il s’attendait, il la laissa déverser son flot de reproches et d’auto-apitoiement. Comme quoi à la base elle ne voulait pas de ce gosse. Comme quoi il était la copie conforme de son père et qu’il allait finir par ne plus en avoir rien à foutre de rien. Comme quoi Jérémie ne l’aimait pas, et qu’il avait le même regard hautain que lui. Comme quoi elle avait l’impression que personne dans cette maison ne se souciait vraiment d’elle…

« Je suppose que vous connaissez tous ce problème ; puisque ma vie consciente est visiblement liée de façon très étroite aux évènements physiologiques qui se déroulent dans mon corps, et spécialement dans mon cerveau, si ces derniers sont déterminés de façon stricte et univoque par les lois naturelles, physiques et chimiques, que faut-il penser du sentiment irrépressible que j’éprouve et suivant lequel je prends des décisions en vue d’agir de telle ou telle manière, comment puis-je me sentir responsable des décisions que je prends effectivement ? Tout ce que je fais n’est-il pas déterminé à l’avance de façon mécanique par l’état matériel des processus qui se passent dans mon cerveau, y compris les modifications qui sont causées en lui par les corps externes ? Mon sentiment de liberté et de responsabilité ne me trompe-t-il pas ? » disait Erwin Schrödinger dans Physique Quantique et Représentation du Monde, ouvrage actuellement ouvert sur les genoux de Ludwig. Il le ferait certainement lire à Jérémie quand ce dernier serait plus grand.

Au bout d’un certain temps, il réalisa que son épouse avait cessé d’étaler ses états d’âmes, et le fixait d’un regard rougi mais toujours furieux. Ce fut le moment qu’il choisit pour mentionner simplement :
— Je pensais emmener Jérémie faire de la plongée.


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La tête de Jérémie dodelinait contre la vitre de la voiture, ballotée par la route. Il était encore tôt pour un samedi matin. Trop tôt, se plaignait son esprit à moitié assoupi. D’ailleurs, il devait piquer du nez une fois sur deux, au vu des formes oniriques qui se mêlaient au trajet. Il en ressortait une impression de flou, comme si tout ceci n’avait été qu’un vaste rêve, aussi.
Il s’en voulait de sommeiller dans un moment pareil. Ce n’était pas souvent que son père lui proposait une activité rien que pour eux deux !
Dans l’habitacle, il n’y avait que le bruit du moteur. Pas de musique, pas de radio. Ludwig n’appréciait aucune station. Agnès, elle, aurait sans doute réclamé France Inter, mais le père de Jérémie jugeait que ce ramassis partial de gauchos n’aurait rien à faire dans sa voiture. Quant à la musique… pas sûr que Belpois senior en écoute. Alors son fils n’en écoutait pas non plus.

— Tu t’endors ?
La voix ne sonnait pas spécialement pleine de reproches, mais Jérémie l’interpréta comme telle. Il se redressa sur son siège, penaud, et s’excusa.
— On arrive dans combien de temps ? demanda-t-il pour tenter de relancer la conversation.
— Une dizaine de minutes je dirais. Tu peux calculer la racine treizième de 8192 si tu t’ennuies, suggéra distraitement Ludwig.
— C’est 2, elle est connue, fit remarquer Jérémie.
Il lui sembla voir un vague sourire sur les lèvres de son paternel, mais ça ne devait être qu’un effet de son imagination.

Après neuf minutes quarante-trois secondes, ils se garèrent dans un décor que Jérémie n’attendait pas pour une séance de plongée : une rue ordinaire de Paris, jouxtant la Seine. Il regarda le fleuve, perplexe, et demanda :
— On ne plonge pas en lac d’habitude ?
— Viens, tu vas vite comprendre. Pas la peine de prendre ta combinaison.
Jérémie, de plus en plus intrigué, suivit son père. Il était largement assez intelligent pour comprendre que la plongée n’était pas à l’ordre du jour. Alors quoi ? Quelle était cette sortie que son père montait visiblement à l’insu de sa mère, et qui n’impliquait qu’eux deux ?

Une vieille usine désaffectée se profila de l’autre côté d’un pont. Ludwig le franchit sans broncher, suivi par sa progéniture qui regardait autour d’elle avec perplexité. Le vent fit grincer un vieux bout de métal, quelque part dans les tréfonds du bâtiment. Un carreau était cassé. Jérémie se fit la réflexion qu’il ne faisait pas chaud, mais évita de se plaindre. Quelque chose dans un coin de son cerveau l’intimait au silence et à la contemplation la plus scrupuleuse. Il ignorait encore à quel point ce qu’il verrait aujourd’hui changerait sa vie.
Ludwig s’arrêta devant une porte un peu dissimulée dans le mur du fond, tâché par la rouille. Elle était grande, mais très discrète, passant aisément pour un bloc de mur mal mis. Jérémie ne le vit pas entrer un code, trop préoccupé par l’environnement, et un petit déclic se fit entendre. Il observa son père pousser le battant de gauche, un peu rouillé sur son rail, et retint son souffle.
Dedans, les ténèbres.

— Referme derrière toi, ordonna simplement Ludwig en entrant dans la pièce secrète.
Jérémie se faufila à sa suite et fit comme il avait dit. Quand il se retourna, une grappe d’écrans s’était allumée plus loin sur sa droite, et il parvint à discerner une grande volée de marches, ainsi que des câbles qui jonchaient le sol, et les formes crénelées de structures de métal qu’il n’arrivait pas à identifier.
— Où est-ce qu’on est ? C’est toi qui a construit ça ? demanda-t-il, très calme.
— Oui, confirma-t-il simplement. C’est mon espace de travail. Je te présente le Supercalculateur, et son résident : Xanadu.
— Xanadu ? C’est une intelligence artificielle ? Elle valide le test de Turing ?
Tout en s’avançant dans la forêt d’informatique, Jérémie essayait de placer les petits éléments de sa culture scientifique pour briller un peu devant son père, ce dieu aux milles écrans.
— Xanadu est un monde virtuel, corrigea Ludwig. J’ai beau l’avoir programmé, j’en apprends tous les jours sur son compte, et il est bien possible qu’il ait une vie propre. Mais il ne passerait sûrement pas le test de Turing, non. Ce n’est pas son but.
— Un monde virtuel ? A quoi ça te sert ? demanda-t-il encore en arrivant à rejoindre le génie. Tu simules quelque chose ?
— C’est assez compliqué, et vaste.

Jérémie se renfrogna, peu satisfait de cette réponse floue. Il était maintenant complètement réveillé (du moins l’espérait-il !), et n’aimait pas voir le savoir s’éloigner de lui de la sorte. Il fixa son père avec insistance, droit dans les yeux… du moins si ses yeux avaient lâché les écrans devant lui. Jérémie choisit de s’y intéresser aussi, et vit une palette de panoramas variés. Il reconnut en l’un d’entre eux la grande immensité blanche qu’ils avaient contemplée ensemble, dans le Nord, et commença à comprendre ce que Ludwig lui avait dit ce jour-là.

— Il ne s’agit pas que de modéliser de jolis paysages, hein ? fit-il remarquer avec intelligence. Ni de faire un jeu vidéo. Tu as quelque chose de plus en tête.
— Alors trouve, Jérémie. Laisse parler ton imagination, car c’est de ça qu’il s’agit. Les mondes virtuels sont des outils que personne n’a jamais manipulés précédemment. Pas sur un ordinateur quantique. Ça n’a effectivement rien à voir avec un jeu vidéo… encore que. Toi, qu’est-ce que tu ferais avec ça ?

Jérémie étudia l’écran en silence, essayant de passer en revue les possibilités. Qu’est-ce qui pouvait différencier ceci d’une banale simulation ? Quel petit facteur pourrait faire en sorte que ce n’en soit pas une ? Le libre arbitre. Ludwig avait lui-même dit que Xanadu pouvait avoir une vie propre. Il en parlait comme de quelque chose de vivant. Et n’était-ce pas précisément cela qui différenciait la simulation de la réalité ?

— Si vraiment c’est davantage qu’un jeu vidéo, qu’une bête modélisation 3D, alors… ça vit. C’est ce que tu avais l’air de dire au sujet de Xanadu lui-même. Et puis… ce monde m’a l’air bien vide, vu d’ici. Je pense que ce que tu vises, c’est l’objectif de tout démiurge. Faire vivre ce monde, indépendamment de tout ordre que tu donnerais. Si du moins tu penses que c’est possible.
— Et pourquoi cela ne le serait-il pas ? demanda Ludwig, une lueur intéressée dans le regard.
Jérémie afficha un sourire triomphant. Le même que quand il expliquait brillamment quelque chose à l’école… mais en plus large.
— Puisque ma vie consciente est visiblement liée de façon très étroite aux évènements physiologiques qui se déroulent dans mon corps, et spécialement dans mon cerveau… commença-t-il à réciter.
— Citer Schrödinger face à un ordinateur quantique, quelle ironie, s’amusa Ludwig. Il s’arracherait les cheveux s’il voyait jusqu’où son équation a mené. Mais je ne comptais pas partir dans un grand débat philosophique aujourd’hui, désolé mon fils.
Jérémie sentit un petit arc électrique le parcourir, fier comme un paon.

— En revanche, il y a une possibilité que tu n’as pas évoquée, signala Belpois senior avec un sourire un peu suffisant. Je pense que c’est parce que tu as grandi un peu vite. Mais dis-moi, Jérémie… tu n’as jamais eu envie de rentrer dans un ordinateur ?
— Ce serait possible ? souffla l’enfant, émerveillé.
— Tout dépend de si tu me relances sur la question de la différence entre la simulation et la vie réelle. Mais sinon, oui, j’ai trouvé un procédé pour transférer l’esprit au sein de l’ordinateur, et le ramener.
— L’esprit ? Et le corps ? s’enquit Jérémie.
Petit reniflement méprisant de Ludwig.
— Oh, ça c’était la partie facile.


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Daft Punk - The Game Has Changed (Tron Legacy)

Je me tiens debout devant la grande porte d’acier. A côté de moi, Ludwig tape prestement sur le digicode qui déverrouille l’entrée, et va s’arc-bouter contre le battant de gauche pour le pousser. Il n’ouvre pas le laboratoire en grand, se contentant de ménager un passage suffisant pour nous. Pas d’effort inutile. Jamais. Je croise un instant son regard bleu si profond, puis il disparaît dans les lieux que je commence à connaître par cœur.
Par de belles journées d’été comme celle-ci, les enfants sortent jouer en courant dehors. Le soleil me fait d’ailleurs un salut aguicheur de l’autre côté de cette vitre, qui magnifie son éclat en une pléthore de couleurs pour tenter de m’arracher à l’usine. Il n’arrivera à rien avec moi. Cet endroit, c’est ma deuxième chambre. Je ne compte plus les soirées passées au chevet de ce gigantesque ordinateur, devant les moniteurs brillants qui me montrent toutes les merveilles du numérique. La magie ne meurt jamais en ces lieux. Que Peter Pan garde son Pays Imaginaire ! Je ne crois pas aux fées, et j’ai mon monde à moi. Un endroit où tout est possible. Un endroit caché, né du génie d’un seul homme. Mon père.

A chaque fois que je formule ces deux mots dans mon esprit, je me sens empreint d’une bouffée de fierté qui me fait tourner la tête. J’avance dans les pas de l’austère maître des lieux. Filiforme, vêtu de gris, il n’y a que ses cheveux blond pâle qui détonnent dans la silencieuse poussière. J’ai l’impression que les câbles s’écartent volontairement de son passage, allant traîner leurs lourdes carcasses caoutchouteuses ailleurs. Je me sens tout petit. Je lève les yeux vers le gigantesque édifice central, dont je sais qu’il renferme la toute puissante tour qui génère Xanadu. L’escalier serpente à flanc de la structure bétonnée creuse, comme pour bien rappeler que tout converge en ce point. Je rêvasse, le regard rivé sur les scanners. Si le Supercalculateur est la clé, eux sont la porte qui mène à Xanadu. Un jour, je la franchirai. Pas tout de suite, bien sûr, Ludwig m’a dit d’être patient, mais un jour...
Quand je serai prêt, et quand Xanadu sera prêt.
Je le rejoins timidement auprès des commandes. Il se tient debout devant ses écrans, les dévisageant l’un après l’autre. Ils sont autant de fenêtres qui lui permettent de voir comment se porte son monde. De ce qu’il m’en a décrit, et de ce que j’en aperçois, Xanadu est une sorte d’île surélevée, une sorte de patchworks de paysages différents. Comme si on avait assemblé tous les plus beaux endroits de la Terre en un seul point. Là une forêt luxuriante parcourue d’oiseaux colorés et de brises joueuses. Ou une plaine d’herbe haute traversée par un fleuve dont le doux bruissement incite à lui seul à la paix et à la sérénité. Ici une montagne sous un soleil radieux, où de petits cristaux de neige si bien modélisés renvoient les rayons dans tous les sens. Il y a même une ville entièrement construite, dans une architecture qui ne ressemble à rien de ce que je connais. Ludwig m’a dit un jour qu’il avait le projet d’y faire vivre une espèce intelligente, s’il parvenait à créer des programmes suffisamment évolués pour vivre. Je crois que c’est la dernière étape dont il a besoin pour devenir l’équivalent d’un dieu, ni plus ni moins. Et il a ce sérieux dans le regard qui me garantit qu’il y arrivera.

Il a cette perfection dans les doigts quand il effleure le clavier, c’est incroyable. On dirait presque qu’il caresse affectueusement la machine, lui intimant de bien vouloir se plier à sa volonté. Et la machine obéit, elle le comprend, et elle exécute exactement ce que sa pensée projetait. Je pourrais le regarder faire pendant des heures, mais une fois ses vérifications de routine terminées, il se tourne vers moi.
Je sais utiliser ce monstre de puissance. Le Supercalculateur m’évoque un gigantesque cheval, noir et trapu, que mon père saurait mener avec la poigne requise, mais qui me semble encore trop haut pour moi. Pourtant il n’est pas hostile, juste impressionnant, tant physiquement que par tout ce qu’il renferme. Je m’approche à petits pas. Je sens le regard de Ludwig peser sur moi, et je touche timidement le clavier pour déplacer l’un des points de vue des écrans. Je vois un grand édifice relié à des câbles, une sorte de tour, et je fronce les sourcils. Ce n’était pas là avant.

— Qu’est-ce que c’est ?
Je constate que Ludwig a un sourire satisfait.
— Un ajout très récent. Les tours sont un accès direct à Xanadu. A ce que tu ne vois pas de Xanadu. Il y a bien plus dans ce monde que de jolis paysages, mais il est difficile de s’en rendre compte quand on y est. Un utilisateur virtualisé pourra se connecter à la tour pour accéder directement au Noyau de Xanadu. C’est une partie très bien cachée, et même moi j’ignore vraiment à quoi elle ressemble.
Un léger rire lui échappe quand il voit mon air étonné.
— Oui Jérémie, ma propre création me réserve encore des surprises. Tu te souviens de ce que je t’ai dit à propos de Xanadu ?
— Il est vivant, je souffle en portant mon regard sur un oiseau posé juste devant l’objectif.

J’ai l’impression de presque pouvoir le toucher. Pourtant cet oiseau est un programme, très peu autonome qui plus est. Xanadu est titanesque à côté de lui. Difficile de parler de conscience proprement dite, et pourtant… cette île merveilleuse évolue toute seule. Les modifications doivent prendre, comme une greffe de peau. On ne peut pas la contraindre à accepter de changer. Ce n’est pas un simple fichier texte que l’on pourrait effacer en appuyant sur une touche. C’est beaucoup plus subtil que cela, et je crains de ne saisir qu’une infime parcelle de ce que signifie vraiment Xanadu. Peut-être qu’avec le temps, j’arriverais à mieux comprendre, mais c’est frustrant. Je suis assez intelligent pour comprendre tout de suite, pourquoi attendre ?

— Il est vivant, répète Ludwig avec un sourire ému.
— Je me demandais… si nous on peut se rendre dans le monde virtuel et agir dessus, est-ce que le monde virtuel ne pourrait pas agir sur nous en retour ? Sur notre monde, par exemple. Ce serait un peu le principe de la troisième loi de Newton.

Je me sens immensément fier de constater qu’il réfléchit à ma remarque. A-t-il déjà eu cette réflexion lui-même ? A-t-il une réponse à me donner, ou est-ce que je viens de lui donner un nouvel angle pour étudier sa création ? Je n’oserais y croire. Un grand esprit comme lui ne peut pas avoir négligé une idée que même un gamin de primaire a pu avoir. Pourtant, il met du temps à répondre.

— Très bonne question, Jérémie, finit-il par reconnaître, doublant la vitesse des battements de mon cœur d’enfant. Je n’ai rien vu qui puisse laisser penser cela, mais ton raisonnement n’est pas dépourvu de sens.
Il se détourne des écrans au profit de l’escalier qui s’amorce derrière nous. Il s’y dirige d’un pas assuré et silencieux, comme un fantôme.
— Virtualise-moi du côté de la mangrove. Je vais accéder à la tour que j’y ai placé. Les tours bloquent la virtualisation trop proche pour des questions de stabilité du monde virtuel, alors ne t’inquiète pas si le système te refuse des coordonnées de virtualisation. Contente-toi de les changer jusqu’à en trouver qui fonctionnent.
— Compris.

Je le regarde disparaître vers les hauteurs, alors que je reste tapi dans le renfoncement qui abrite les commandes. C’est presque un terrier. Debout bien droit devant mes écrans, je fais cliqueter les touches du pupitre. Comme prévu par Ludwig, le Supercalculateur rechigne à enclencher la virtualisation là où j’aurais voulu. Je change les coordonnées, et il cesse de faire la tête. Impressionnant comme il a prévu même ce phénomène, alors qu’il n’a pas pu se virtualiser seul en mon absence pour tester sa nouveauté !
Il apparaît sur mes écrans, là où je l’avais prévu et où j’ai donc placé un visuel en conséquence. La végétation prolifère autour, les racines joyeusement gorgées de l’eau qui monte à mi-mollet. Elle est incroyablement claire. On voit le fond, on voit les roseaux qui ondulent paresseusement sur une parcelle presque sèche de terrain. Parfois il y a des grenouilles qui bondissent entre eux, mais aujourd’hui, pas un bruit.

Ludwig reste muet. Il observe les alentours, puis commence à avancer. Malgré le silence, tout se passe bien. On ne parle jamais inutilement, face à la grandeur de Xanadu. Le trajet à la tour prend de longues minutes, parfaitement paisibles. Je me sens grand, de derrière le pupitre. Je gère tout, je suis le meilleur informateur de mon père sur le terrain ! Le Supercalculateur exécute mes ordres un peu simplistes sans se formaliser de mon inexpérience relative, et je savoure ce sentiment de compétence qui coule tranquillement dans mes veines.
Je sursaute au grondement de tonnerre dehors. C’est vrai qu’ils annonçaient un orage aujourd’hui. Peut-être qu’on rentrera véridiquement trempés, cette fois. J’ai un sourire condescendant en pensant que ma mère nous imagine faire de la plongée, et je ne peux qu’apprécier toute l’ironie dont Ludwig a fait preuve en choisissant ce prétendu loisir. Car finalement, ce n’est qu’un demi-mensonge.
Après peut-être dix minutes, la tour apparaît enfin. Quelques plantes grimpantes l’enserrent, et l’entrée baigne dans l’eau. Elle a des aspects de machine de science-fiction vu les câbles énormes qui en émergent, et sa surface m’évoque une pierre brune. Un peu couverte de mousse, un peu vieillie, comme ces monuments qu’on trouve au fin fond des jungles d’Amérique du Sud. Amusant comme l’édifice parvient à marier des concepts aussi éloignés temporellement.

Ludwig s’avance d’un pas décidé vers le bâtiment, et pose la main droite sur la pierre. Elle est robotique, ici. Une décharge électrique parcourt la surface, et des pans de mur se disloquent pour le laisser passer. Et il entre.
— Le Supercalculateur n’autorise pas le visuel de l’intérieur de la tour. Tout se passe comme tu veux ?
— A merveille Jérémie. Je m’apprête à me connecter, préviens-moi juste si tu vois quoi que ce soit d’anormal. Je vais peut-être en avoir pour un moment.

Je réponds par l’affirmative, et j’attends qu’il effectue ses manipulations. J’essaie d’imaginer à quoi peut ressembler l’intérieur de cette tour si mystérieuse, mais je ne vois rien qui me semble correspondre assez au génie de Ludwig. Et je me demande aussi ce qu’il peut bien y faire. J’ai envie de poser un océan de questions, mais je me force à rester calme pour ne pas le déranger. Est-ce qu’il arrive vraiment à se connecter au Noyau ? Comment est-ce que je pourrais visualiser ça ? Pour moi, ça n’a rien de commun avec la forme de Xanadu que je vois là, mais… peut-être que c’est trop difficile à appréhender, trop abstrait.
Le temps passe. Le tonnerre gronde avec plus de vigueur au dehors, mais je n’y prends pas garde. Le temps passe encore, l’intérieur de l’usine commence à s’assombrir. Pas grave, je suis patient, et puis les écrans fournissent largement assez de lumière. Le temps passe toujours, et peut-être qu’il se fait long. Quelques dizaines de minutes, ou plus d’une heure déjà ?

— Où tu en es ? j’ose demander, de ma petite voix fluette d’enfant.
Il ne me répond pas. Je fronce les sourcils, je vérifie calmement les paramètres audios un par un. Bizarre, rien n’a bougé, il devrait m’entendre et réciproquement.
— Tu m’entends ? Je crois que ça a quelques ratés, la connexion à la tour a pu altérer la liaison.

Toujours rien. Je regarde les écrans un par un, méthodiquement, en essayant de trouver un élément qui clocherait. Je trouve bien pire que cela. Je vois une forêt sombre et triste, sans un seul oiseau. Je vois une ville en ruine. Je vois un fleuve fade traverser une plaine grise, sans grand espoir que d’aller se jeter dans une mer qui n’existe pas. Ou peut-être du haut d’un pont, vu les coloris. Que… que s’est-il passé ? Pourquoi plus rien ne bouge, pourquoi tout a l’air si… si mort ? Pourquoi la mangrove si claire où mon père est passé si peu de temps avant ressemble maintenant à un marais hanté et brumeux ?
— Papa ? C’est bizarre, Xanadu a changé. Tu… tu devrais sortir voir ça. S’il te plaît, réponds, ça m’inquiète.
Je sens ma voix qui vacille. Non, reste calme Jérémie. Ce n’est pas comme ça que tu arrangeras la situation. « Tu dois toujours garder ton calme, Jérémie, en toutes circonstances ». Il doit y avoir un bug quelque part. Le plus urgent reste de recontacter Ludwig, et lui saura arranger le reste. Je triture tous les réglages possibles, j’essaie de capter un signal, mais je me rends compte avec horreur que mes radars ne me renvoient même plus sa présence. Pourtant je l’avais vu dans la tour, je l’avais vu…

Mes mains tremblent. Je regarde avec impuissance ces fichus écrans, en priant pour qu’ils me renvoient autre chose que ce cimetière virtuel. Mais rien. Rien qui ressemble à mon père, et rien qui ait l’air vivant.
C’est pas possible.
— Papa ! j’insiste encore, complètement angoissé.
L’écho se perd dans l’usine, complètement noire désormais. Je suis tout seul avec mes écrans, qui baignent mon désespoir d’une lumière froide. L’obscurité dans mon dos m’est complètement égale, ce n’est pas elle qui me terrifie. Il paraît qu’on devient adulte quand on arrête d’avoir peur du noir. Je ne pensais pas que ce serait en des circonstances pareilles.
Un bruit me fait tourner la tête. Une créature d’ombres marche du côté de la montagne. La neige est d’une beauté sinistre sous le soleil de Xanadu, mais l’étrange habitant du monde virtuel la dérange trop. J’assiste en direct au déclenchement d’une avalanche. L’univers tout entier tremble, alors que la marée de fumée blanche progresse le long de la paroi. Je mets quelques secondes à réaliser que l’usine tremble aussi.

Au milieu des arbres, je vois d’autres formes noires onduler. Elles ne me disent rien, mais dans ce monde de cauchemar qu’est devenu Xanadu, je ne m’étonne plus. Le silence me voit tomber à genoux, minable et écrasé par le destin. Mon père a disparu dans les entrailles d’un ordinateur quantique, et je n’ai rien pu y faire. Les écrans se brouillent sous mes yeux, et j’enfouis la tête dans mes coudes pitoyablement avachis sur le pupitre. Je pleure tout mon soûl, de plus en plus abandonné à chaque seconde qui passe. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas quoi faire. Mon esprit embrumé par le choc n’arrive même pas à se projeter au-delà de ce moment effroyable.

— Rends-le moi, je supplie, sans vraiment savoir si je m’adresse à la machine ou à Xanadu. S’il te plaît, rends-le moi… J’ai besoin de lui. Rends-moi mon papa.
Le tonnerre, encore, comme si on déchirait les nuages. Les éclairs dehors ne seront jamais d’une lumière aussi froide que celle sous laquelle le mur d’écrans m’accable.

— Je ferais tout ce que tu voudras !
Ma voix inondée de larmes se répercute encore dans le désert de métal, et j’éclate en sanglots encore une fois.


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Lvly – I Told You So

Le vent lui fouettait le visage dans sa course, si on pouvait parler de course dans l’enchaînement chaotique de bonds de cette forme encapuchonnée. Le secteur des marais était relativement nouveau dans leurs explorations, mais elle n’avait pas peur. Elle aurait peut-être dû. Les branches sinueuses des arbres n’aimaient guère le dérangement qu’elle leur infligeait en se réceptionnant dedans, et l’écorce paraissait grincer de mécontentement. Pourtant, elle expérimentait un itinéraire qui n’avait pas encore été tenté. Au-dessous d’elle, les eaux vaseuses absorbaient la lumière comme un puits sans fond, lui promettant une noyade longue et douloureuse si elle chutait. Pas de terre ferme en vue, juste des arbres qui émergeaient de l’eau.
Un feulement mi-guerrier mi-animal lui échappa alors qu’elle accomplissait le saut suivant. Ses griffes raclèrent le bois, à la façon d’un lapin qui dérape sur un parquet, laissant des entailles profondes. Une sève verte coula lentement des plaies fraîches, comme pour tenter de la culpabiliser. Ses baskets rouges tâchées de boue avaient hélas l’inconvénient de ne pas adhérer aussi bien qu’elle aurait voulu. Foutues semelles trop lisses.

Elle releva le nez pour voir où était sa prochaine destination. Un sourire lui fendit le visage en voyant la silhouette de la tour. Eh bien voilà, on en était pas si loin. Elle analysa rapidement le terrain : deux arbres lui fournissaient un itinéraire assez simple à visualiser. Mais avant, il y avait ces ombres qui tourbillonnaient au-dessus de l’eau et qui remontaient droit vers elle. Campée sur ses quatre pattes (elle avait perdu l’habitude de se tenir debout sur Xanadu), elle avait sorti son cimeterre de son fourreau dorsal.
Se pencher était l’erreur fatale à ne pas commettre.

La masse de ténèbres jaillit brusquement devant elle. Elle se redressa le temps d’un ou deux moulinets de son arme rongée par la rouille, et d’un coup de griffe de sa main libre. Le geyser d’obscurité retomba piteusement dans l’eau, et elle bondit une fois encore, franchissant le gouffre de plusieurs mètres dans une parabole harmonieuse. Cette fois, elle ne se rattrapa qu’avec les mains, et fut contrainte de se remonter sur la branche avec cette gestuelle erratique d’animal. Elle portait un pull à capuche (trop grande) noir déchiré et un jean des plus normaux pour un être humain de son âge, pourtant.
Quelques minutes plus tard, elle était devant la tour. Elle se redressa pour entrer, un peu voûtée, et se laissa avaler par le bâtiment.


Un tympan qui vibre. Puis l'autre. Les doigts qui frétillent. A nouveau. L’oxygène qui emplit les narines et les rouages du cerveau qui se remettent peu à peu en route. Faut y aller, faire l’exercice, pour s’assurer que tout va bien. Du moins, le mieux possible vu les circonstances. C’était quoi le début encore ? Ah oui, quelque chose comme :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?


Deux phrases qui parcourent à nouveau la mémoire. Celle d'un poème. Tellement répété. Du coup... jamais oublié, ou presque. Le Supercalculateur semblait avoir un impact sur sa mémoire. Un effet, à terme d'ailleurs, qui semblait s'empirer avec le temps. Du coup, elle faisait le test. A chaque fois. Se remémorer des vers de Hugo, histoire de se rassurer sur ses capacités mentales.

Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules,
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement,
Dans la même prison, le même mouvement.


Le mouvement, oui. Il faut à nouveau agiter le haut des pieds, contracter le périnée pour retenir la goutte d'urine qui pointe le bout de son nez. Ce n'était pas encore cette fois qu'ils y arriveraient... Mais bon, l'échec n'est-il pas un simple passage transitoire qui mène au succès ? Enfin, simple, on pourrait décrire Xanadu avec de nombreux adjectifs mais certainement pas celui-là.

Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,


Une goutte tomba sur le front de la nouvelle victime de Xanadu, comme une flèche de plus plantée dans la cible de la réalité dévorante. Super. D’où ça venait ça encore ? Était-ce au moins de l’eau ? De l’huile peut-être ? La jeune fille leva les yeux et comprit qu’un tuyau, presque accolé au plafond, aurait bien besoin d’un entretien… ou d’une rustine plutôt.
Vu le contexte, pas question de faire venir un plombier à l’usine.
La dévirtualisée avait la poisse, comme souvent. Evidemment, il fallait qu’elle chope un liquide peu recommandable sur le front. Mais c’était habituel, comme quand elle tentait d’éviter la pluie en marchant précautionneusement sous les auvents des magasins et que pourtant elle finissait par se taper LA grosse goutte qui tombe de l’abri. En plein milieu des cheveux, bien sûr, sinon ce ne serait pas drôle…

Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.


Clara avait oublié la suite. Ou peut-être qu'elle n'avait jamais vraiment cherché à l'apprendre. Elle avait mal au crâne. Une fanfare qui résonnait dans sa cervelle. A travers la brume tiède de son haleine de jeune fille (il faisait très froid à l'usine en ce mois de février), Clara aperçut le visage réconfortant d'Ulrich. Quand il était dévirtualisé le premier, ce qui n'arrivait pas souvent car il avait plus d'expérience qu'elle, le seul garçon de l'équipe virtuelle attendait toujours la nouvelle recrue à la sortie du scanner.

« Ça s'est plutôt bien passé cette exploration, tu vas finir par nous surclasser ! »

Le sourire transpirait dans la réplique, c'était Stern ça, toujours enjoué à la fin d'une mission, toujours prêt à replonger. Clara, elle, se sentait confuse. A la fois mal dans sa tête, comme quand elle sortait des manèges qui tournaient trop vite à son goût mais que son papy l'obligeait à faire étant petite, et détendue au niveau des jambes, comme après un massage relaxant. Etrange paradoxe. En tout cas, c'était marquant comme sensation. Comme lui avait dit sa mère une fois, la vie ne se mesure pas aux nombres de respiration, mais aux moments qui nous coupent le souffle. Et la dévirtualisation en était un, de moment à couper le souffle...

— Jérémie doit nous parler, avoua Stern à demi-mot. Il n'est pas encore très bien ces temps-ci...
— Ah bon ?

La voix était rauque, presque éraillée. Elle avait eu du mal à sortir ces deux mots.

— Il va arriver... Il sait que t'as toujours du mal à t'en remettre et ça ne pouvait pas attendre.

Effectivement, Clara entendit un pas, montant les marches, lent et régulier. Allongée sur le dos, la petite rousse réussit à fermer les yeux quelques instants, se laissant bercer par la source sonore qui se rapprochait peu à peu. Quand elle souleva à nouveau les paupières, le boss était arrivé. Enfin, le boss, c'était elle qui l'avait surnommé ainsi mais elle ne l'avait jamais formulé à voix haute. Jérémie Belpois renifla bruyamment, manifestant sa présence auprès des deux membres les plus âgés de son équipe.

— C'était ta dernière plongée. Merci pour tout Clara.

Elle reçut la nouvelle comme un uppercut dans l'estomac. Dernière… Plongée ? Avait-elle bien entendu ? Est-ce que cette dévirtualisation venait de signer la fin de l'aventure virtuelle ?

— L'inertie, je le vis comme quelque chose qui est à briser, déclara Jérémie. Et là, on commence à s'enfoncer dans une routine qui ne me plaît guère. Je pense qu'il est temps de tout arrêter. L'usine, la virtualisation, tout.

Ulrich se gratta le menton nerveusement. Visiblement, son meilleur ami était à nouveau en pleine crise existentielle. Ce n'était pas la première fois qu'il tenait ce genre de discours... Et à chaque "pause" loin du Supercalculateur que Belpois avait établie, ils avaient repris l'aventure au bout d'une semaine grand maximum.

— Je culpabilise, murmura Jérémie, les yeux soudainement embués par une émotion qu'il ne pouvait contrôler, du moins pas cette fois. C'est mon combat, pas le tien Clara. Pareil pour toi Ulrich. Je n'aurais jamais dû vous enrôler là-dedans. Quand je vous vois dans cet état, à chaque sortie de scanner, ça me rend malade. Vraiment. Je pense que le mieux pour l'inst...

L'informaticien se pinça la lèvre inférieure, renifla à nouveau et croisa les bras, en signe de repli. Il avait dit tout ce qu'il lui pesait sur le cœur... et il le regrettait déjà amèrement. Jérémie était agacé par la faiblesse qu'il venait d'exposer. Il contrôlait mieux l'ensemble de ses émotions avant, au moment où... son père était encore là. Ludwig, lui, était toujours si impassible, un modèle de tranquillité. La force tranquille par excellence. Même quand les sales gamins de la classe de Madame Emilie traitaient Jérémie d'autiste devant le nez de son père, Ludwig ne bronchait pas.
Jusqu'au jour où il avait fini par leur adresser un regard glacial, si glacial que les écoliers avaient cessé leurs moqueries pendant au moins une bonne dizaine de jours. Ce qui était à l'époque un délai bien précieux pour le blondinet à lunettes. Pouvoir souffler loin des cancrelats sans cervelle, ça résumait bien l'envie première de Jérémie Belpois à l'école primaire.

— Ulrich, reprit le leader, je compte sur toi pour raccompagner Clara à l'internat. Il faut qu'elle se repose...

Après un énième regard torturé, Jérémie descendit les marches, d'une cadence plus rapide que lors de la montée. S'essuyant les joues humides du revers de sa manche, il ne regarda pas en arrière. Belpois était, une nouvelle fois, pris en tenaille entre l'envie lancinante de retrouver son père et la culpabilité d'envoyer des intrus sur Xanadu. Non seulement c'était dangereux, mais en plus Ludwig n'approuverait certainement pas cette violation du secret.

— Ne t'inquiète pas, murmura Ulrich. Je le connais, il changera vite d'avis... Nous serons bientôt appelés pour une nouvelle mission, c'est sûr et certain.

Au fond d'elle, derrière l'apparence parfois craintive qu'elle arborait, l'adolescente espérait que son frère d'armes avait raison. Même si c'était éprouvant, douloureux parfois, elle s'était pris d'affection pour Xanadu. Un monde virtuel, voilà un avenir tel que seuls les auteurs de SF de sa tendre enfance auraient pu le concevoir. Plus que tout, elle voulait à nouveau ressentir cette boule au ventre au moment de la fermeture des cloisons du scanner, ce picotement dans l'abdomen au moment de la virtualisation, cette admiration devant les paysages magnifiquement bien pixélisés. De nature obstinée, Clara Loess était bien déterminée à faire tout ce qui était en son pouvoir pour avoir l'opportunité de retourner sur Xanadu. Bien évidemment, la jolie jeune fille ne pouvait pas se douter que toute cette histoire allait tourner au cauchemar.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Dim 24 Déc 2017 13:47   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler



Chapitre 4
L'étreinte de nos cauchemars


Niki & The Dove - Mother Protect (Goldroom Remix)

S'il y a bien une chose que Jeanne Crohin détestait, c'était les rumeurs. Et depuis la veille, une folle gangrène avait envahi Kadic, un scoop qui faisait la première page des Echos du jour. Un encadré de lignes qui entourait une photo, celle d'un blondinet au front empli de sparadraps et aux cernes bien visibles, en pleurs dans les bras d'une fille que l'on apercevait seulement de dos mais que l'on reconnaissait aisément grâce aux mèches bleues qu'elle venait de se faire. Quelqu'un avait capturé, pire, leur avait volé un moment de leurs intimités respectives, un de ces instants douloureux où Odd tombait dans l'une de ses redoutables crises d'angoisse et que Jeanne devait le consoler. Mais ce n'est pas tout ce que l’on trouvait sur la couverture des Echos. Un selfie provocant était lui aussi bien mis en évidence en haut à droite de la première page, celui d'une jeune fille vêtue d'un décolleté plongeant et prenant la pose, joli minois maquillé de longues minutes avant le cliché. Elisabeth Delmas. La rédactrice en chef de la revue scolaire depuis sa création l'an passé. Elle avait embauché une horde de gamines sans cervelle, dont cette peste de Lola Kieffer et même des cinquièmes comme Magali De Vasseur, pour traquer sans relâche les moindres faits et gestes de chaque occupant de Kadic. A peu de choses près, le début de l’article disait ceci :

Que se passe-t-il vraiment entre Odd Della Robbia et Jeanne Crohin ?
On vous révèle tout !


Après une visite dans le dortoir des filles (voir tous les détails en page 4), Odd s'est fait remarquer en pleurs dans les bras de sa dulcinée ! Depuis longtemps, les journalistes de notre revue hebdomadaire soupçonnaient un rapprochement charnel entre les deux jeunes gens. Une fois de plus, nous avons choisi de vous montrer les images les plus softs pour ne pas choquer la sensibilité de nos lecteurs. Mais, vous pouvez le croire, ce n'est pas la pudeur qui arrête les deux tourtereaux adeptes des longues balades dans le parc…

Jeanne n’eut pas la force d’en lire plus et déchira chaque page de ce maudit torchon, pour ensuite aller enfoncer les résidus de papier dans les tréfonds de la poubelle la plus proche. Comme un oiseau en cage, elle se sentait prisonnière, otage de tous ces regards médisants qui la clouaient sur place. De son habituel recoin de la cour, elle sentait la pointe acérée de chaque pupille curieuse la transpercer de toutes parts. Anaïs la toisait avec une condescendance mal placée, Valérie la fusillait carrément du regard – sans doute par jalousie, faut être aussi paumée qu'elle pour pouvoir s'intéresser à Odd – Christophe la lorgnait avec envie, comme un chat salivant devant une souris bien dodue. Un connard de seconde s’était même approché d’elle pour lui sortir une réplique geek du genre : « Je te jure Jeanne, au lit, je suis comme Pikachu : plein d’énergie en permanence et prêt à t’attaquer avec ma queue de fer ! » Elle l’avait aussitôt giflé, sous le regard désapprobateur de Jim qui comprit néanmoins le geste après une paire d'explications. C’était douloureux toute cette attention, aussi immédiate que malsaine. Mais il y avait une personne qui empirait encore plus la situation, une bouille machiavélique qui faisait monter une rage dévorante au sein des entrailles de Jeanne. C'était bien évidemment celle de Sissi, entourée de ses deux toutous, qui poussa le vice jusqu'à saluer sa victime, de ses fins doigts greffés de bagues, lui accordant son plus beau sourire pour l'occasion. Comme toujours, cette salope était bipolaire. Elle n'avait "aidé" Odd que pour mieux l'enfoncer par la suite. Il y avait toujours un prix à payer pour chaque service rendu par l'Impératrice de Kadic et, souvent, celui-ci était cher. Et puis, dans le jargon, un scoop restait un scoop donc pas question de cracher dessus.
« Passe une bonne journée Jeanne, minauda Sissi d'une voix enjouée au possible, on se boit un café bientôt ! »

Tous les élèves présents dans les alentours fixèrent aussitôt la scène, s'attendant à une crise monumentale, digne de la troisième guerre mondiale. Hervé et Nicolas l'encadrèrent aussitôt, de peur que cette folledingue de Crohin fasse un geste déplacé mais il n'en fut rien. Elle avait d'autres comptes à régler. Avec ceux qui avaient blessé Odd.

La jeune artiste les repéra vite, près de la machine à café comme à leur habitude. Ulrich n'était pas là. Tant mieux. Il n'aurait pas aimé ce qui allait suivre. Le regard fixé sur son objectif, Jeanne traversa à grandes enjambées la quinzaine de mètres qui la séparait des bourreaux d'Odd.

Jérémie Belpois était d'humeur massacrante aujourd'hui. Plus rien n'allait selon son plan de base et il sentait la stratégie de sauvetage savamment réfléchie lui glisser entre les doigts, de plus en plus. Alors quand il vit la tarée qui servait de pote à Odd se diriger vers lui, il donna aussitôt un violent coup de coude à Yumi, occupée à glisser les piécettes dans la machine. La japonaise fit volte-face et comprit immédiatement quel était le problème.

— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? rugit Jeanne, le teint rougeaud et les sourcils torturés par différents tics nerveux les parcourant de part en part.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua sèchement Belpois en la toisant de manière particulièrement efficace. Ton « lui » n'a pas d'antécédent donc je ne peux décemment pas savoir à quel sujet il se rapporte.
— Arrête de faire l'innocent, tu sais très bien de quoi je parle ! Vous avez foutu quoi avec Odd hier ? Il est dans un état pas possible et le pauvre ne s'est même pas levé ce matin tellement il avait mal !
— C'est pas de notre faute si c'est un flemmard, signala Yumi en se plaçant instinctivement entre son meilleur ami et Crohin.
— Comme par hasard, hier il a un "truc à faire" avec vous deux, et il se retrouve au final avec le front en compote et à respirer comme Dark Vador !
— Si t'es pas assez maligne pour comprendre qu'il se blesse tout seul, c'est que t'es pas vraiment proche de lui, siffla Jérémie en serrant les dents de plus belle après avoir prononcé sa réplique bien préparée.
— On le connaît mieux que toi, ajouta Yumi. Quand il a ses crises, il se met à raconter n'importe quoi. C'est loin d'être un mec fiable, il serait temps que tu t'en rendes comptes.
— Et puis, aucun de nous deux ne toucherait à un seul poil d'Odd, conclut Jérémie en remontant ses lunettes vers le haut de son nez. Il fait partie de notre bande. Pas de la tienne. Maintenant, tu peux disposer. Retourne vaquer à tes occupations... artistiques, et fiche-nous la paix.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Chamboulée par cette fureur extrême qui montait de plus en plus, Jeanne bouscula Yumi pour se rapprocher de Jérémie. Elle eut juste le temps de voir ce connard prétentieux faire un regard en coin à sa complice, leva le poing, visa les lunettes et... Son mouvement fut stoppé net, en pleine trajectoire vers les verres de Belpois.
— Qu'est-ce que... ?!
— Pas la peine de nous adresser la parole à nouveau, lui murmura Yumi à l'oreille. Ou je te jure bien que ça sera la dernière fois que t'essaies de foutre une baffe à quelqu'un d'aussi brillant que Jérémie.

Les muscles paralysés pendant une poignée de secondes, Jeanne eut l'étrange impression de se déplacer de quelques centimètres vers la droite tandis que les deux compères la frôlaient de près avant de la laisser en plan pour de bon. Belpois en profita pour proférer une ultime menace, un énième regard noir de la japonaise, et Jeanne s'effondra au sol, sans bien comprendre ce qui s'était passé. Venait-elle de vivre une crise de tétanie pour la première fois de sa vie ?


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Fin d’après-midi, une semaine après les dernières infamies des Echos. Odd contourna précautionneusement la petite haie bien taillée qui menait à la maison. L’endroit était bien entretenu. Un vélo traînait dans le jardin, témoignage de la présence d’un enfant. Il se remémora les dires de Sissi. Un accident de vélo, hein ?...
Il approcha son doigt de la sonnette, se sentit idiot de ne pas avoir vérifié le nom sur la boîte aux lettres. Mais bon, il avait vérifié la rue trois fois, et il était bien au numéro 15. C’était bien l’adresse que Sissi lui avait donnée, pas de raison que ça se passe mal ! Un coup d’œil mal à l’aise derrière lui plus tard, il sonna. Le son cristallin alla se perdre à l’intérieur de la maison. Il entendit un bruit de vaisselle cassée, une voix en colère, puis des pas. On lui ouvrit.

C’était une de ces petites vieilles un peu surréalistes au visage ridé mais souriant, avec des lunettes de hibou et des cheveux gris enneigés qui fusaient parfois hors de son chignon de manière spectaculaire. Elle portait un tablier à fleurs sur son cache-cœur en tricot, et flageolait un peu sur ses jambes maigres.
— Euh, bonjour madame, je voudrais savoir si…
— Ah, enfin une jeunesse bien éduquée qui parle poliment ! s’enthousiasma-t-elle d’une voix chevrotante. Entre ! Quand j’ai vu ta coupe de cheveux par le judas je me suis dit que tu étais encore un de ces petits voyous du quartier qui cassent les vitres avec leurs ballons de foot et s’enfuient en courant, mais tu m’as l’air adorable ! Rentre, je te dis, tu as l’air gelé ! Je suis vraiment désolée, mon chat vient de fracasser mon vase en porcelaine de Chine en jouant avec mon petit-fils et… Jonathan, arrête de courir ! Ohlala, je suis vraiment débordée, tu veux bien garder un œil sur la cuisson de mes madeleines pendant que je nettoie ça ?
Ne sachant plus vraiment où se mettre, Odd ne put qu’accepter. Il ne put s’empêcher de noter qu’il ne semblait pas y avoir de Clara dans cette maison de fous, ce qui l’inquiéta légèrement. Mais peut-être était-elle simplement de sortie… Alors que la vieille disparaissait à petits pas pressés dans le salon en rajustant son châle bariolé, Odd réalisa qu’elle ne lui avait même pas indiqué la direction de la cuisine. Il ne put se fier qu’à son nez, toujours excellent en matière de nourriture, pour repérer le fumet desdites madeleines. La cuisine était baignée de la douce lumière chaude en provenance de la hotte, le genre d’endroit qui n’existe que dans les livres ou les souvenirs fantasmés des enfants. Dans le four, une plaque entière de gâteaux se dorait tranquillement. Odd repensa avec une certaine nostalgie aux madeleines fourrées Nutella de sa mère, dont les bosses restaient toujours un peu plates mais en même temps si goûtues. Il resta planté au milieu du carrelage jaune et bleu si cliché, les mains dans les poches, dévisagé par la myriade de casseroles pendues aux murs. La sonnerie du four bipa. Ne sachant trop s’il devait couper la cuisson ou non, Odd retourna à pas de souris dans le salon, où la vieille dame était occupée à ramasser les morceaux de son vase en porcelaine, sous le regard condescendant d’un chat sacré de Birmanie lové devant la cheminée.

— Euh, excusez-moi, le four a sonné et je…
— Oh si tu pouvais sortir la plaque ce serait vraiment adorable de ta part ! N’avance pas, tu pourrais te blesser ! Et surtout ne laisse pas Jonathan s’approcher des madeleines !
Toujours un peu mal à l’aise, et n’ayant même pas eu l’occasion d’exposer le motif de sa venue, Odd alla sortir les gâteaux du four. Son estomac gargouilla, mais il garda les doigts loin des courbes tentatrices des pâtisseries. Très vite, un bruit de cavalcade se fit entendre dans la maison, et une petite tête blonde passa dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine. Jonathan, figure innocente de six ou sept ans, se figea en constatant la présence de l’intrus, et il posa donc la première question logique qui pouvait lui venir à l’esprit :
— Pourquoi t’as les cheveux tout bizarres ?
— Eh, ils sont pas bizarres ! protesta Odd en rougissant. J’ai juste mis du gel. Et puis euh, c’est cool, tu vois ?
Jonathan se faufila dans la pièce, mettant le cap vers les madeleines. Odd fit mine de l’arrêter, mais l’enfant s’indigna :
— J’ai le droit !
— Non, ta grand-mère a dit que tu ne touchais pas aux madeleines ! répliqua le collégien en rassemblant son semblant d’autorité.
Le petit allait commencer à trépigner, quand sa grand-mère entra dans la pièce.
— Jonathan ! Je t’ai déjà dit qu’elles étaient meilleures le lendemain !
— Pff, c’est pas juste, grogna-t-il en ressortant, mettant le cap vers sa chambre… dans le meilleur des cas.
La vieille dame sourit de toutes ses dents (ce qui n’en faisait pas forcément beaucoup) à son invité, et s’exclama :
— Mais au fait, je ne t’ai pas demandé ce que tu voulais ! Tu vends des calendriers scouts ? Non, mais non, tu n’as pas leur chemise, que je suis bête… Tu récoltes des sous pour ton voyage scolaire ? Vous allez où ? En Italie ? C’est beau l’Italie mon Dieu, j’y allais tous les étés quand j’étais jeune ! Il y a un de ces soleils, et tout le monde est tellement souriant ! Ça te fera du bien, j’en suis sûre, tu as une petite mine ! Tu devrais te reposer plus… Vous travaillez trop à l’école, n’est-ce pas ? Je le savais ! Ils sont fous les gens qui font ces programmes, ils devraient avoir honte de faire travailler à ce point les enfants… enfin, évidemment, pour ceux qui travaillent, parce que les petits sauvages qui se battent dans le bus, eux ils ne se foulent pas hein ! Toujours à causer des problèmes !
Sentant que la conversation allait déraper, Odd se racla la gorge :
— Non, hum, en fait je cherchais une certaine Clara Loess qui habiterait ici d’après une amie à moi… Il fallait que je lui parle…
— Ohhh, ça existe donc encore des jeunes romantiques à la recherche d’une belle inconnue ! C’est une rousse, non ? Je suis désolée pour toi jeune homme, elle n’habite plus ici… Ses parents m’ont vendu la maison il y a quelques temps. Je l’ai entraperçue en venant visiter, elle restait beaucoup dans sa chambre et, entre nous, je crois qu’elle a un fichu caractère ! Mais enfin, si tu lui cours après il doit bien y avoir une raison…
— Vous… vous auriez leur nouvelle adresse, par hasard ? espéra Odd.
— Evidemment, penses-tu ! claironna la vieille dame en partant fouiller le vide-poche de la cuisine. Voyons, voyons, j’ai bien dû la mettre quelque part… Ah ! Je savais bien qu’elle était là ! C’est fou ce qu’on perd comme choses en vieillissant, toi tu ne sais pas encore ça mais je te garantis que quand tu auras mon âge… une vraie passoire !

Elle rajusta ses lunettes pour mieux lire le papier et le recopia sur un petit post-it, de son écriture étroite.
— J’espère que tu arrives à me relire !
— Ne vous en faites pas, rit Odd, j’ai l’habitude avec ma mère…
— Sûrement une femme très bien ! Elle a de la chance d’avoir un petit gars aussi adorable que toi !
Il sourit, touché malgré lui par le compliment. On ne lui en faisait pas souvent, ces temps-ci… Alors qu’il s’apprêtait à prendre congé, la vieille dame poussa la générosité jusqu’à discrètement lui glisser une madeleine sur le pas de la porte avec un regard complice. Il repartit le cœur un peu plus léger et l’estomac un peu plus lourd.
Prochaine destination : 9 Rue de l’Oriflamme, Orléans.


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Yumi regarda pendant un instant la photo qui s’était tapie dans un mur de la petite enclave de Jérémie. Discrète, un peu mal éclairée, mais bien présente. Le peu de lumière tombait sur la bouille de son meilleur ami, un peu plus jeune qu’aujourd’hui, l’air assez austère mais cela, au fond, ne changeait pas de d’habitude. A côté de lui, on devinait une grande silhouette debout dans l’ombre.
— Allez-y, les scanners sont prêts, annonça simplement Jérémie en s’asseyant à son poste habituel.
Ulrich déguerpit en coup de vent, gravissant à la vitesse de l’éclair les marches vers les scanners. Yumi le suivit, plus lente, mais non moins enthousiaste. Elle ne comprenait pas comment Odd faisait pour ne pas apprécier les plongées sur Xanadu. Son air horrifié au sortir du scanner, la toute première fois, était resté gravé dans les mémoires. Le maillon faible avait été dispensé de virtualisation cette fois. Jérémie avait estimé que c’était trop risqué au vu de l’état de ses nerfs.

L’adolescente parvint finalement au sommet, et regarda avec un sourire de défi la grande porte de lumière qui s’ouvrait droit devant elle. Jérémie avait déjà lancé la virtualisation d’Ulrich. Elle-même passa le seuil du scanner en fermant les yeux, se préparant déjà au grand saut. C’était une sensation étrange que d’être virtualisé. Un pic d’adrénaline quand les portes se refermaient derrière vous, la lumière éblouissante même à travers les paupières closes, le léger sentiment que vos tripes se décrochent, comme dans un manège de parc d’attraction. Et, au moment précis où vous vous sentez basculer vers cet autre monde, une brève perte de conscience, juste le temps d’opérer la transition en douceur. Quand vous ouvriez les yeux, vous étiez ailleurs.
Xanadu était un kaléidoscope d’ambiances. Forêt, cascades, montagnes abrupte, cité en ruines, ou même marais brumeux, tous ces paysages se côtoyaient en une chatoyante harmonie. Enfin, chatoyante, peut-être pas. Les couleurs restaient un peu délavées, aériennes, comme dans un rêve un peu mélancolique. Elle s’était souvent demandé ce qui avait poussé le monde virtuel à adopter cet aspect. Avait-il toujours été comme ça, d’ailleurs ?
Aujourd’hui, ils étaient partis pour les marais. Une terre brunâtre, des nappes d’eau un peu troubles et une brume anxiogène. Ils ne s’aventuraient que rarement dans cette zone avec Odd. Du brouillard émergeaient aussi les formes voûtées de saules pleureurs, qui laissaient pendre leur longue chevelure jusqu’au ménisque. Quelques timides feux follets jouaient à cache-cache entre les troncs et les feuilles, semblant toujours observer les explorateurs de Xanadu sans réellement oser les approcher. Ils ne restaient que de vagues lueurs à la frontière de la brume.
A côté de Yumi, Ulrich avait son habituel air concentré. Il était vêtu d’une tenue traditionnelle de samouraï très ample, ensemble complété par un bandeau et un long sabre accroché au côté. Pour lui, Xanadu était avant tout une performance à accomplir. Elle y voyait un vaste terrain de jeu, il y voyait une immense piste de course. Malgré tout, ils formaient un duo redoutable.

L’herbe détrempée et spongieuse s’écrasa sous leurs pieds alors qu’ils s’avançaient prudemment. Plus loin sur leur gauche, l’eau se faisait plus profonde, plus sombre, beaucoup plus menaçante. Jamais ils ne s’étaient aventurés trop loin des parties les plus praticables du marécage.
— La tour des marais est à une bonne trotte. Désolé, on connaît trop mal le terrain pour que je vous virtualise plus près. Restez groupés, indiqua simplement Jérémie.
Ulrich sembla grogner à cette dernière mention, mais ne répliqua rien. Il avait dégainé son sabre, dont la lame n’était rien de plus qu’un assemblage bleuté de code binaire, et scrutait les alentours d’un regard bien plus acéré que son arme. Tout était silencieux, si on faisait abstraction du bruit de succion de leurs pas. La japonaise avait l’impression de voir des choses bouger dans l’eau, mais Xanadu ne réagissait pour le moment pas à leur présence. Ce n’étaient que les turbulences habituelles des marais. Elles prenaient régulièrement l’aspect de visages en peine, sans que l’adolescente parvienne vraiment à savoir si c’était un effet de son imagination. La frontière était parfois mince sur Xanadu.
— Yumi ? l’interpela Ulrich, qui avait pris un peu d’avance.
— J’arrive !
Elle s’élança à sa suite, la foulée gracieuse dans cet univers glauque. Finalement, on était plus si loin de la forêt de contes de fées. Un petit bout de leur enfance restait là, elle en était persuadée. Ces lambeaux de rêve dont on oubliait lentement l’existence en grandissant. Ceux qui donnaient le droit de croire aux monstres, aux sorcières, aux innombrables terreurs de la nuit, mais aussi à toutes les merveilles secrètes d’un monde. Peu importait lequel. Yumi voulait croire aux trésors de Xanadu, et en son âme d’enfant qui s’y promenait quelque part, comme chassée du monde réel.
Parfois on croisait quelques pontons de bois défoncés et rongés par la mousse, l’humidité, comme dévorés par le marais. Aucun des deux explorateurs n’allait vraiment y poser le pied, par mesure de précaution. Ce fut pourtant de sous l’un d’entre eux que se dégagea une nappe noire comme le pétrole.
— On a de la visite, Jérémie, annonça Ulrich d’un ton martial en prenant son sabre à deux mains.
— Ces émanations sont assez faibles, assura le génie depuis son poste de commande. Vous ne devriez avoir aucun souci à les semer.
Yumi vit des mains émerger des ténèbres, comme si la coulée de noirceur essayait de se hisser sur la berge. Par précaution, elle tira l’un de ses éventails, bordé d’une légère aura rouge, mais la chose n’eut pas l’air de vraiment réagir à leur présence. D’un accord tacite, ils s’en éloignèrent sans déclencher d’affrontement. Ces apparitions n’étaient pas si rares dans la zone des marais. En regardant attentivement, on pouvait en voir paresseusement mêlées aux branches des saules pleureurs. Ulrich et Yumi choisirent, là aussi, de contourner.

— Attention, derrière !
L’avertissement de Jérémie vint presque trop tard. Les réflexes surhumains d’Ulrich lui permirent de bondir sur le côté, tirant Yumi avec lui. Ils virent un projectile noir vraisemblablement agressif s’écraser là où ils se tenaient un instant plus tôt. La flaque se reforma, prenant l’apparence d’un lézard quadrupède avec une longue langue fourchue qui palpait l’air à leur recherche. Il évoqua à Yumi l’iguane qui lui avait fait peur un jour en vacances. Son éventail fendit l’air pour de bon cette fois, en une trajectoire gracieuse qui perça les ombres pour un temps seulement. Le reptile poussa un long cri rauque qui se perdit dans la brume, et il sembla aux enfants que le marais tout entier se réveillait, à leur recherche.
Avec un cri de guerre perçant, Ulrich fondit sur l’animal et le taillada une fois, deux fois, avant d’être projeté en arrière par la télékinésie de sa camarade.
— T’es malade ? Ton sabre n’a pas fini de charger, tu vas te faire démolir !
Le jeune homme fit la moue d’être ainsi repris, alors que Yumi envoyait voler ses deux éventails à la fois, les dirigeant à la perfection du bout de son esprit. Ils achevèrent l’ennemi, mais désormais, il ne faudrait plus compter sur le calme ambiant. La japonaise devait reconnaître qu’elle aimait quand les choses se corsaient un peu. C’était trop ennuyeux jusque-là.
Ils s’élancèrent à nouveau, moins précautionneux sur le bruit de leurs pas dans l’eau. La tour ne pouvait plus être si loin. Quelques indications de Jérémie les orientèrent au mieux, mais déjà les ténèbres s’arrachaient aux arbres, se fondant les unes dans les autres, pour finalement accoucher d’une ombre en forme de varan plus grand encore que le premier. Le mal ne meurt jamais.
–Ulrich, ton sabre est chargé à 90%, informa Jérémie, imperturbable.
–C’est trop lent, grogna l’adolescent. A ce train-là on se sera fait dévirtualiser !
Le monstre de ténèbres sembla avoir des spasmes, et régurgita de manière affreusement réaliste une série de serpents noirs, qui ressemblaient plus à de longs cordons gluants et frétillants. L’image fit son effet sur les deux combattants, qui restèrent figés sur place un instant alors que ces lambeaux de noirceur fondaient sur eux. Yumi tira un éventail qui en toucha une bonne partie, mais l’un d’entre eux arriva à s’enrouler autour de sa cheville. Elle flancha, voyant des images cauchemardesques défiler devant ses yeux à une vitesse fulgurante. Cela ne dura qu’une seconde : Ulrich intercepta son éventail en fonçant à l’aide de ses pouvoirs, et le renvoya droit vers la menace, qui fut ainsi éliminée. La japonaise ramassa son arme et le remercia, alors que la lame digitale du sabre d’Ulrich émettait une lumière bleue rassurante.

Il se dirigea droit vers l’épicentre du problème, sans plus accorder le moindre regard à sa coéquipière. Un éclair bleu, un autre, et les pattes du varan saignaient d’un liquide poisseux et noir. Ulrich était redoutable, personne ne pouvait le lui enlever. Les deux éventails de Yumi tracèrent une courbe rouge dans le ciel, comme doués d’une vie propre, et frappèrent à la tête. Bien qu’impressionnant, le monstre n’était pas si résistant que ça. Les voyageurs virtuels le voyaient déjà mort quand brusquement un coup de queue agonisant mais gigantesque faucha Ulrich, l’envoyant droit vers un arbre. Dévirtualisation instantanée, alors que le lézard tombait en fumée sous les yeux de Yumi.
Dans la salle des scanners, un cri de douleur accompagna la rematérialisation d’Ulrich. Plié en deux sur le sol du cylindre, il cracha un peu de sang avant de parvenir à se relever. Jérémie ne leva pas les yeux de son écran. Tout ceci était habituel, et Yumi comptait sur lui pour continuer à la guider.


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Orelsan – Paradis

Quelques jours avant la reprise d'une nouvelle année scolaire, des centaines de foyers vivaient leurs derniers moments en famille avant d'être brisés à nouveau par la routine quotidienne, celle qui broyait le temps libre de tout élève avec sa machinerie de devoirs et sa batterie de tests plus ardus les uns que les autres. Il y avait bel et bien quelque chose dans l'air terrestre qui rendait le sommeil impossible au moment douloureux où l'on voyait la date fatidique de la première journée de cours s'approcher à grands pas. Pour certains, cette rentrée serait un peu particulière. Yumi, elle, allait enfin mettre les pieds au collège-lycée Kadic, établissement dont elle entendait parler depuis sa plus tendre enfance. Via le fils des voisins, qui était plus âgé qu'elle, la future adolescente savait déjà qu'elle allait avoir affaire à un prof de gym à l'humour détonnant et à une prof de SVT dotée d'une réputation de vieille peau qui la précédait. Elle savait aussi pertinemment qu'elle allait se retrouver dans la même année que la fille du proviseur, connue pour être une bien belle peste à ses heures perdues. Sa mère l'avait prévenue plus d'une fois après tout, elle qui avait travaillé au secrétariat de l'immense école primaire d'Elisabeth Delmas, qui faisait des siennes avant même de rejoindre le collège. Akiko lui avait déjà fortement déconseillé de fréquenter celle qu'on surnommait Sissi, qu'elle trouvait insolente et hautaine, même envers les adultes pour qui elle aurait dû montrer un certain respect en temps normal. Selon son père cette fois, Yumi devrait aussi faire gaffe aux fumeurs de shit de Kadic, qui se planquaient dans les recoins du parc selon la légende, et qui ne manquaient pas de draguer tout ce qui bougeait dans les parages.

Passer le cap des onze ans d'âge avait été sa plus grosse erreur jusqu'à présent, le gong de la fin de l'insouciance avait bel et bien sonné. Beaucoup de tabous étaient tombés, de la conception des bébés aux détails les plus sordides des génocides qui passionnaient véritablement la jeune asiatique. En particulier celui du Rwanda. Elle connaissait chaque date, chaque acteur important de ce spectacle tragique qu'avait une nouvelle fois offert l'Afrique... avec l'aide sous-jacente des occidentaux. Comme toujours, en permanence présents en arrière-plan quand il s'agissait d'un massacre à grande échelle sur un continent plus "primitif". Yumi avait remarqué avec le temps que le francophone de base habitait réellement dans une bulle. Son monde, sa vie, son petit nombril, tout tournait autour du français. Ah oui, c'était évidemment une grande culture, la plus prestigieuse sans aucun doute quand on prenait la peine de s'attarder sur les gloires passées comme aimaient tant le faire les francophones de tous bords. Et puis, c'est pratique, il y a des tas de livres, tellement de traductions ou doublages, des chaînes télés, des radios… On peut avoir le tout en français. Donc pourquoi chercher plus loin ? Autant se concentrer sur les exploits où la France a tant brillé... et les tragédies, comme les deux grandes guerres.

Yumi aimait ces histoires sanglantes, elle avait cette impression lancinante que connaître l'histoire permettrait à la nouvelle génération de ne pas répéter les erreurs du passé. On a tous au moins un intérêt curieux, la japonaise n'échappait pas à la règle. Ce qui nous amenait à son plus gros défaut : elle pensait tout savoir sur de nombreux sujets. Contrairement à son meilleur ami Jérémie, un véritable génie, mais qui remettait perpétuellement en question chaque information apprise sur les bancs de l'école. Il n'était sûr de rien et, au fond, n'était-pas cela la plus grande intelligence ? Yumi n'en savait rien, elle se contentait de se tenir au courant de l'actualité, quand elle n'était pas en train de faire du sport ou de s'occuper de son oursin de frère. De fait, quand l'info ne venait pas à elle, sa curiosité naturelle la poussait à découvrir des scoops sur n'importe quel sujet – plus ou moins pertinent – qui lui passait par la tête. En ce moment, sa préoccupation principale était Kadic et elle avait donc tout naturellement interrogé ses quelques connaissances qui fréquentaient l'école à l'aide de son humour habituel qui déliait toutes les langues. Après ces nombreux interrogatoires, elle pensait donc savoir à quoi s'attendre pour « la grande école ». Mais est-ce que tout cela était vrai ? Madame Hertz faisait-elle vraiment exploser des solutions colorées en classe ? Est-ce que vraiment les punis devaient rester dans la chaudière jusqu'à nouvel ordre ?

Chassant toutes ces idées de son esprit (elle le découvrirait bien assez vite par elle-même dans peu de temps !), Yumi tenta de se reconcentrer sur la partie qu'elle était en train de disputer avec son frère. Après avoir tiré une carte chance et lut son contenu à voix haute, la joueuse en appliqua l'effet et déplaça son pion de trois cases sur le plateau, ce qui fit sourire immédiatement Hiroki qui ne cachait pas sa joie de dominer ce début de partie.

— Toy Story, meugla-t-il de sa voix de gamin qui n’a pas encore mué, c'est chez moi ! Tu dois payer une taxe de séjour de 152 euros !
— Fais voir ta carte, répliqua Yumi qui s'empara aussitôt du bout de papier que Hiroki secouait frénétiquement. Eh, attends un peu, 152 c'est quand t'as trois maisons. Or, je n'en vois même pas une seule sur ta propriété !
— Mais mais... j'en avais acheté pourtant !
— Dans tes rêves, ricana la japonaise. C'est moi la banque et je ne me souviens pas t'en avoir vendu !
— Mouais bon, grommela le cadet Ishiyama, tu me dois quand même 20 balles alors !
— Si ça peut te faire plaisir, chantonna la jeune fille en lui tendant un billet. C'était un plaisir de loger chez vous monsieur, vraiment, pas cher du tout cet endroit en plus !
— Arrête de faire la maligne, râla-t-il en adoptant cette mine grognon qu'il maîtrisait à la perfection. Tu la ramèneras moins quand tu tomberas plusieurs fois dessus d'affilée ! Et puis d'façon, pourquoi c'est toujours toi la banque d'abord ?
— Parce que tu es le pire tricheur de tous les temps, voilà pourquoi tu ne tiens pas la caisse ! Je te rappelle aussi que c'est ma chambre ici donc ça serait bien que tu arrêtes de coller tes crottes de nez sur mon tapis !

Après un énième soupir, Hiroki s'empara des dés – il y en avait deux, comme dans tout bon Monopoly – et les agita dans sa paume avant de les balancer sur la surface colorée du plateau. Il compta rapidement les points sur les deux faces qui sortirent de ce lancer et en déduit qu'il devrait avancer de sept cases pour ce tour. Alors qu'il tendait la main vers son pion Tarzan pour le déplacer, la porte d'entrée claqua violemment et des éclats de voix se firent entendre. Aussitôt, Yumi bondit sur ses pieds – comme elle le faisait souvent en entraînement – et se dirigea vers la porte qui les séparait du hall de nuit.

« Reste ici » ordonna-t-elle en faisant les gros yeux – du moins autant que le permettaient ses origines – dans le but que son frère se tienne, pour une fois, à carreaux. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la sportive dévala les escaliers et tomba face à face avec... Jérémie, vêtu d'une étrange combinaison moulante que Yumi n'avait jamais vue auparavant, tout tremblotant dans les bras de sa mère. Ce spectacle était pour le moins... étrange, surtout que Jérémie était plus pâle qu'un fantôme tout en étant visiblement dans un état d'adrénaline intense. Quand Yumi croisa son regard, elle ne vit qu'une détresse certaine dans ses iris bleus d'ordinaire si expressifs pour toute personne pouvant les décrypter. Pupilles réduites et yeux écarquillés par la peur désormais, une lente oblitération de toutes certitudes formant le roc Belpois venait de commencer. Même Akiko, d'ordinaire si imperturbable, semblait dépassée par la tournure des événements.

— Je... je suis tellement désolé Akiko, renifla Belpois. Je ne savais pas où aller... Maman n'est pas là, tout est verrouillé chez moi...
— Ce n'est rien Jérémie, assura la quadragénaire, tu sais que tu fais partie de la famille... Mais tu dois impérativement me raconter tout ce qui s'est passé, en détails, il faut que je prévienne les autorités compétentes.

A ces mots, Yumi blêmit légèrement et sentit ses doigts se mettre en mouvement de manière incontrôlée. Que se passait-il ? Ce n'était clairement pas dans les habitudes de Jérémie de se mettre dans des états pareils... Avait-il eu un accident ? Il n'a pas l'air blessé pourtant ?! Était-il arrivé malheur à... ?

Les phalanges en feu à force de serrer si fortement ses petits poings, le jeune Belpois essuya ses lunettes emplies de larmes avec un mouchoir pas très net qu'il sortit de sa poche. Il se racla la gorge, tentant d'expliquer sa mésaventure, mais les mots qui s'apprêtaient à sortir de sa bouche furent dévorés par des sanglots déchirants à chaque tentative de prise de paroles. Après une poignée de minutes où Akiko l'enserra de ses bras, le fit s'asseoir et lui apporta un chocolat chaud, le blondinet si chétif réussit enfin à reprendre quelque peu le contrôle de ses émotions. Il avait envie de parler, ça se voyait. Mais arriverait-il à finir sans être interrompu par un torrent de larmes à nouveau ? Yumi, choquée par l'état si inhabituel de son meilleur ami, lui caressa doucement la joue pour chasser toute humidité persistante et pour l'encourager à prononcer ces mots qui semblaient si douloureux. Après avoir gonflé le torse de cet oxygène salvateur pour se donner un peu de courage, Jérémie reprit son discours, trop tôt interrompu par l'arrivée de Yumi qui avait provoqué chez lui un nouveau raz-de-marée de tristesse.

« Mon père, prononça difficilement le petit garçon. On était partis plonger comme d'habitude... Il y a eu un courant inverse... il faisait si noir. J'avais froid, je tremblais, j'aurais tellement voulu crier après lui mais ce n'était pas possible. Je suis remonté à la surface... je l'ai attendu... mais il ne m'a jamais rejoint.
— C'était à quel niveau ? s'inquiéta aussitôt Akiko en torturant d'une pression intense les touches de son portable pour tenter de contacter Agnès Belpois, qui ne répondait déjà pas aux textos en temps normal et encore moins aux appels. Et comment as-tu fait pour revenir ici ?
— On était pas loin... dans la Seine.
— Dans la Seine ? s'étrangla Akiko. Mais c'est... c'est complètement absurde !
— Je pensais que vous plongiez en lac d'habitude, ajouta Yumi qui tentait tant bien que mal de consoler son ami, notamment en lui apportant une nouvelle serviette, lui qui avait les cheveux trempés.
— Je savais que c'était une mauvaise idée de s'aventurer là, soupira Jérémie en secouant la tête en signe de dépit. Akiko... je suis désolé de te demander cela mais il va falloir aller trouver ma mère pour la prévenir. Je sais qu'elle ne répondra pas à son téléphone et le moyen le plus rapide de la contacter est encore d'aller la retrouver au centre commercial, c'est toujours là qu'elle passe ses samedis après-midi.
— Je... je vais faire ça. Je vais te donner un pull de Yumi et on se met en route, il faut que ta maman soit mise au courant... Peut-être que ton père est déjà avec elle Jérémie, peut-être qu'il est allé la retrouver directement...

Cette déclaration sonnait faux, tellement faux qu'aucune personne dans la pièce ne lui accorda vraiment de l'importance. La seule chose qui comptait maintenant, c'était de retrouver Ludwig Belpois. A tout prix. Mais pas à la manière d'Akiko, non, certainement pas...

— Je suis désolé mais... est-ce que tu peux y aller seule ?
— Il faut que tu viennes avec moi Jérémie ! s'exclama la mère de famille, Agnès voudra que tu lui expliques ce qui s'est passé !
— Tu peux lui raconter à ma place, rétorqua Jérémie. Il faut que... que...

Le petit génie fondit en larmes une nouvelle fois. Mais là, ce n'était pas sincère. Yumi le perçut immédiatement, après toutes ces années à fréquenter le garçon qu'elle connaissait sur le bout des doigts. Pourquoi Jérémie faisait-il soudain une telle comédie ? Avait-il vraiment été sincère depuis le début ou est-ce que cela cachait autre chose, de plus grave encore peut-être ? En tout cas, si ces sanglots simulés ne prenaient pas avec Yumi, ils bouleversèrent totalement Akiko qui ne savait plus où se mettre, mal à l'aise devant cette situation si particulière qu'elle aurait voulu ne jamais devoir affronter. Etant la seule adulte présente, c'était à elle de réagir de la manière la plus adaptée possible. Malheureusement, les grandes personnes ne possèdent pas toujours toutes les solutions...

— J'ai froid, si froid... je voudrais prendre une douche avant de faire quoi que ce soit, supplia Jérémie.
— Ok, soupira Akiko en décroisant les bras pour tenter d'adopter une attitude plus conciliante. Va te laver. Pendant ce temps-là, je vais téléphoner à mon mari. Son bureau n'est qu'à deux pas du centre commercial, il pourra s'y rendre aisément. Quand tu redescendras, les policiers seront déjà sûrement arrivés. Il faudra tout leur raconter Jérémie, sans avoir peur, comme tu as pu le faire avec nous. Il faudra aussi les emmener à l'endroit où tu as vu ton papa pour la dernière fois, d'accord ?
— C'est promis... maman.

Akiko ne releva pas le dernier mot. Ce n'était pas la première fois qu'il l'appelait comme ça et tous les stratagèmes employés par la famille Ishiyama pour l'empêcher d'employer ce sobriquet n'avaient pas porté leurs fruits. Il était vrai qu'ils considéraient Jérémie comme leur troisième enfant... mais Akiko ne supportait pas qu'il l'appelle maman, sachant les différends qu'il pouvait avoir avec Agnès, la mère biologique de Jérémie bien que tout les opposait. Après un énième regard appuyé pour vérifier que Jérémie n'allait pas se remettre à pleurer, Akiko dégaina son portable et se dirigea vers la cuisine, sans doute pour que les enfants ne puissent pas entendre ses discussions téléphoniques.

Aussitôt partie, Jérémie demanda à Yumi de l'accompagner et celle-ci s'exécuta, sentant bien que quelque chose ne tournait pas rond dans toute cette histoire. Après avoir monté les escaliers, ils s'enfermèrent dans la salle de bains, laissant couler l'eau de la douche pour ne pas éveiller les soupçons et pour couvrir le bruit de leurs confidences. La jeune fille tendit à son invité un gant de toilette au cas où celui-ci voudrait vraiment se laver mais Jérémie déclina la proposition d'un hochement de tête. Il semblait toujours en état de choc... Si Yumi ne prenait pas les choses en main, ça pouvait encore durer un moment cette histoire.

« Tu penses qu'il s'est noyé ? »

Du Yumi tout craché, droit au but et sans tact, en toutes circonstances. Le regard du blondinet se durcit, elle pouvait presque voir ses neurones tourner. Il bafouillait sans doute intérieurement sur le choix de ses termes, comme souvent lorsqu'il ne finissait pas ses phrases ou qu'il passait d'un sujet à l'autre sans prévenir. Bien que là, un seul nom propre hantait ses esprits.

« Yumi, finit-il par déclarer, ça va te paraître bizarre mais je sens qu'il n'est pas mort... enfin ce n'est pas que je le sens, je le sais ! Enfin je... je l'espère, c'est... Il a disparu... et tout est de ma faute. C'est la seule certitude que j'ai pour le moment. J'ai quelque chose à t'avouer... mais il faudra me promettre de ne rien raconter à personne. Même pas à tes parents. Je sais que c'est beaucoup te demander mais... tu es la seule personne en qui j'ai confiance pour dire toute la vérité actuellement. Yumi… est-ce que tu peux garder un secret ? »



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Yuugo Kanno - Ajin Main Theme (Ajin : Semi-Human)

Après un long trajet sans encombre – du moins, une fois Ulrich dévirtualisé – la japonaise arriva à destination. C'était bizarre, tellement bizarre... Xanadu l'avait laissée tranquille, comme s'il voulait qu'elle parvienne à traverser le territoire sans souci supplémentaire. Même s'il y avait eu ce souvenir, angoissant au possible, qui était évidemment revenu la hanter au pire moment. Lorsque Yumi pénétra dans la tour, tout était sombre. Essoufflée par sa course virtuelle, elle ne voyait même pas où elle avait posé les pieds. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle venait ici, et pourtant elle avait toujours ce frisson d’effroi. Même elle, qui avait Xanadu dans la peau.

Le silence et l’opacité des ténèbres lui permettaient à peine de bouger. Elle avait bizarrement froid.
Le sol sous ses pieds était dur. Elle avança un pied, précautionneusement, parcourue d’hésitations. Elle ne voyait rien. Ni les murs, ni ce sur quoi elle marchait, ni de plafond. Que la noirceur suffocante. Ce n’était qu’un premier test. Elle se rappelait bien assez. Ôtant volontairement les mains de ses éventails, elle s’avança plus franchement, droit devant elle, les yeux clos. Elle savait qu’elle ne pouvait pas tomber. Elle connaissait le chemin.
Le sol se déroba. Elle chuta dans un cri paniqué, un de ses éventails glissa de sa ceinture jaune et elle tomba dans les abysses. Longtemps. Cet air glacial lui mangeait les joues, éméchait son chignon, et semblait ne jamais vouloir cesser de hurler. Ou peut-être était-ce elle ? Les secondes gouttaient les unes après les autres dans cette clepsydre trop lente, et elle-même commençait à craindre de se noyer à jamais dans le virtuel.
Ce fut le moment que choisit son dos pour se briser sur une plateforme, des dizaines, des centaines de mètres plus bas dans la gueule de Xanadu.
La douleur irradia. Elle aurait dû être dévirtualisée sur le coup, et pourtant elle était toujours là. A son grand regret. Son souffle lui déchirait les tympans, ou du moins ce qu’il restait de son souffle déchirait ce qu’il restait de ses tympans. Elle avait mal partout. L’air expulsé si brutalement de ses poumons peinait à y revenir, et elle peinait à se relever. Alors qu’elle roulait sur le flanc, une douce lumière blanche commença à irradier d’elle ne savait trop où. Comme si les lieux étaient désireux de lui faire voir leurs ténèbres un peu mieux.

La tour était un immense tube noir qui cavalait vers le haut jusqu’à disparaître, sans toit possible. Elle ne voyait même pas d’où elle avait pu glisser, et aurait juré que la plateforme était la même qu’à chaque fois où elle était venue. A part cette chute inexpliquée, rien n’avait changé. Alors quoi ? Xanadu avait décidé de la déstabiliser ?
Elle se releva, le regard empreint d’un défi qui ne pouvait être qu’une menace. Elle était beaucoup trop faible, et Xanadu beaucoup trop écrasant.
Sous ses pieds, le sol était transparent, et ne donnait que sur un gouffre obscur. Dévorant. Une plaie ouverte. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser ça… et pourtant elle aimait beaucoup Xanadu.
Elle savait ce qu’elle avait à faire, désormais. L’interface flottait paisiblement au milieu de la plateforme, un peu plus bas que ses épaules. Elle inspira profondément, la main subitement tremblante alors qu’il fallait la poser au milieu des caractères de l’écran. Elle appuya sur un bouton, livide. L’objet virtuel émit une paisible lumière bleue et s’effaça au profit d’un nouvel affichage. Ce n’était pas non plus la première fois qu’elle faisait cela. Et elle savait ce qui allait suivre.
« Initialisation de la connexion au Noyau. »
Le sol et les parois de la tour devinrent brusquement un nid de serpents noirs. Dressés comme des cobras, ces câbles menaçants formaient un cercle de plus en plus étroit autour d’elle. Elle sentit sa respiration s’accélérer, la panique la submerger, et déjà ces aspics acérés lui emprisonnaient les jambes, les poignets, la cage thoracique… et déjà elle les sentait mordre dans sa chair numérique. Les petites têtes de métal, dards désagréables au possible, se fichaient partout où ils pouvaient, la dévorant de toute part. Elle avait peur. Impossible de réfréner cette angoisse galopante qui embrasait chacun de ses capillaires. Elle cria quand un câble se planta dans le côté de son cou, et quand les autres se resserrèrent pour tenter de l’étouffer. Et tout devint noir.
Elle n’avait pas perdu connaissance, non. La lumière de la tour avait juste drastiquement diminué. Et désormais, les murs allaient devenir une palette de cauchemars.

Elle entendit avant de voir. Une voix familière, déformée par la douleur et la peur. Celle d’un petit garçon. Celle de son frère. L’image apparut par flashs, des flashs de lumière rouge sang. Les hurlements étaient d’un réalisme criant de vérité. Elle ne pouvait pas détourner le regard. Elle vit les endroits familiers de sa maison, ceux où elle avait passé le plus de temps. Elle vit sa chambre, celle de son frère, le plateau de Monopoly, l’arbre où elle grimpait en revenant de ses sorties en douce. Tous couverts de sang frais. Parfois de plus. C’était tellement criant de vérité. Yumi sentait les câbles se cabrer dans sa chair, comme s’ils se gargarisaient de sa peur. Elle ne pouvait pas faire abstraction. Elle voyait le rouge dégouliner dans les escaliers où elle courait trop quand elle était enfant. Elle voyait les poignées de portes souillées, et celle de la chambre de son frère verrouillée. Elle se voyait taper dedans en rage, et ne pas arriver à l’ouvrir. Elle se voyait impuissante face à la tragédie. Elle s’entendit, comme à travers un rêve, appeler ses parents, et ne sut si c’était la tour ou ses propres cordes vocales qui avaient produit ce son.

Elle vit Jérémie, le regard fou devant ses écrans, baigné d’une lumière blafarde. Elle le voyait trembler de toutes parts, comme possédé, et se mettre à rire comme ces savants fous dans les films. Elle réalisa alors seulement que ses doigts avaient fusionné avec le clavier, que son dos s’était voûté, écrasé par les années qu’il n’avait pas, et qu’il continuait à sourire d’un air béat devant l’ordinateur qui le mettait à genoux et ouvrait grand la gueule pour le dévorer. Elle vit deux yeux bleu marine, perçants et froids, qui émergeaient des ténèbres. Elle voulut fermer les paupières pour leur échapper, et se rendit compte que son corps ne répondait plus.
Tout devint noir encore. Elle était au fond d’un trou, elle en était persuadée. Elle voyait la lumière au-dessus d’elle, elle sentait le contact humide du sol. Elle tendit la main, mais une pelletée de terre lui tomba dessus, comme pour la contraindre à rester allongée bien sagement au fond de sa tombe. Elle se cabra, elle fit ce qu’elle pouvait pour s’arracher à l’emprise des profondeurs, mais c’était comme si ses membres étaient déjà à moitié avalés. Elle se débattit encore, bien en panique cette fois. Elle allait être enterrée vivante. La lumière diminuait chaque seconde au-dessus de sa tête, et elle se sentait s’engourdir, lentement, inexorablement. Elle allait mourir ici.

Hoquet de noyée. Tout pesait beaucoup trop lourd. Dans un élan de désespoir, elle se redressa, envoyant voler ses entraves… et chuta sur le sol de la tour, le regard fou, le souffle dément. Alors que ses yeux s’accommodaient maladroitement au gouffre noir qu’elle visualisait sous le verre, elle vit les câbles reculer lentement dans les ténèbres, jusqu’à une prochaine fois. Et elle comprit alors qu’elle avait échoué. Incrédule, elle fixa les petites plaies virtuelles qui la zébraient, et les pixels qui s’en échappaient comme les petites étincelles d’un feu de camp.
« Pardon Jérémie » fut sa dernière pensée avant d’être happée par la Terre à nouveau.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Dim 10 Déc 2017 12:21   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 3
Des bleus et du blues


Il jeta un regard nerveux derrière lui, sachant pertinemment que personne ne le suivait. Ulrich faisait son jogging, Yumi était rentrée chez elle en attendant la mission de cette après-midi, et Jérémie s’enchaînait à son PC. Il était en sécurité, n’est-ce pas ?
Accélérant le pas, il se dirigea vers l’internat, sans croiser personne de vraiment connu. Quelques camarades de classe qui le saluaient rapidement, la silhouette de Jim dans un coin de la cour. Il avait hésité à aller voir Jim pour cette histoire de photo, il avait vraiment hésité. Mais un adulte, c’était une trop grande menace pour le secret. Et puis, Jim aurait posé des questions, aurait voulu lier ça à son soi-disant problème de harcèlement scolaire… non, décidément, il ne fallait pas l’impliquer.
Odd avait quelqu’un d’autre en tête. Timidement, il se glissa dans l’escalier de l’internat, et les monta avec l’impression d’être en train de commettre un cambriolage. Alors que non, pas du tout ! Il fallait qu’il se détende bon sang. Tout allait bien se passer. Les autres ne pouvaient pas savoir. Aucun d’entre eux ne l’avait vu. Et puis ils ne soupçonnaient même pas qu’il ait trouvé la photo dans la valise d’Ulrich ! Il se força à calmer sa respiration. Du calme, Odd. Arrête d’avoir l’air suspect, Odd.

Il sentait pourtant son cœur accélérer alors qu’il gravissait les marches, et ça n’avait rien à voir avec l’effort physique. Il allait vers l’étage du dessus. C’était Jim qui le désignait comme ça, et qui avait strictement interdit les déplacements d’un étage à l’autre. Odd avait l’impression de profaner un lieu sacré à chaque pas supplémentaire qu’il faisait dans ces terrifiants escaliers. Interminables, bon sang. Il savait bien que le décret de Jim était régulièrement contourné par pas mal d’élèves, souvent plus âgés que lui, mais il ne pouvait s’empêcher de craindre ce qui se passerait si jamais un adulte l’attrapait ici…
« Du calme Odd, Jim est dans la cour. » se tranquillisa-t-il, un peu en vain.
Il crispa un peu ses doigts autour de la rampe pour les empêcher de trembler. Il y était.
Il s’avança dans le couloir de la mort, regardant tour à tour les portes en réalisant seulement maintenant qu’il n’avait aucune idée de la chambre où il devait frapper. Quel crétin ! Aucun moyen de savoir, à moins de frapper à toutes, ou d’écouter aux portes… mais rien de plus louche évidemment. Il pourrait demander son chemin, mais si par malheur ça retombait dans les oreilles de la bande, il était fichu ! La panique se fraya un chemin dans son cœur, insidieuse compagne aux doigts crochus. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire, hein ? Rebrousser chemin comme un idiot ?
En plus, elle n’était peut-être même pas là…

Son cœur tomba dans sa poitrine quand il repéra une feuille de papier scotchée sur une porte. « Sissi Delmas » avec un cœur dessiné autour. Ça ne pouvait être que là, il n’y avait qu’elle pour afficher son nom sur sa porte avec autant de prétention. Et si elle n’était pas dans sa chambre, hein ? Oui mais il ne saurait jamais s’il ne frappait pas… Non, cette porte était bien trop impressionnante, il n’oserait jamais ! Allez bon sang, c’était pas si difficile…
Il leva une main chancelante et toqua timidement. Pas de réponse. Oui mais elle n’avait peut-être pas entendu ? Il fallait réessayer, avec plus de cran…
Deux coups, un peu plus marqués. Cette fois, une voix traînante et trop aigue lui répondit :
— Oui, c’est pour quoi ?
Odd s’apprêtait à pousser légèrement le battant quand il s’ouvrit de lui-même. Dans l’encadrement, une jeune fille de son âge, plus grande que lui parce qu’Odd n’avait pas attaqué sa poussée de croissance (selon lui), et aussi parce qu’elle avait une paire de talons. Un regard sombre à faire fléchir bon nombre de personnes, un bandeau mauve dans ses cheveux impeccablement ordonnés qui tombaient net sur ses épaules, et ces petits grains de beauté sur les pommettes. Elle portait un pantalon assez moulant pour suggérer ses jambes de jeune adolescente, et un haut court marqué d’une référence à un groupe de pop qu’il ne connaissait pas. L’impératrice Elisabeth Delmas au faîte de sa gloire. Odd se sentit minuscule.
— Euh, Sissi, je peux te parler ? demanda-t-il d’une toute petite voix.
— Non je n’irai pas au cinéma avec toi, rétorqua-t-elle avec un soupir méprisant tout étudié.
— C’est… c’est pas pour ça, bafouilla-t-il, déstabilisé par sa répartie. C’est important, laisse-moi rentrer !

Elle le toisa quelques secondes interminables. Il aurait juré que sa flamboyante coiffure se fanait sous son regard. Si elle l’envoyait balader, il était fini.
— Très bien, tu as cinq minutes, répondit-elle finalement, peut-être emportée par la curiosité.
Sissi s’écarta de l’entrée pour aller s’asseoir sur son lit semé de coussins. Odd, toujours intimidé, pénétra dans un lieu où nombre de garçons auraient aimé s’introduire. La pièce était dans les tons roses, tapissée de posters d’acteurs ou de chanteurs célèbres. Le bureau n’avait pas l’air de crouler sous les affaires de cours, contrairement à la penderie entrouverte qui, elle, croulait sous les vêtements. La jeune fille croisa les jambes et darda sur lui un regard impatient.
— Les cinq minutes peuvent passer très vite, Odd, précisa-t-elle d’une voix sèche.
Le petit blondinet sortit son portable de sa poche, afficha la photo sur l’écran, et lui montra.
— Je voulais savoir qui était cette fille.
Quand elle posa les yeux sur l’image, le visage de Sissi se décomposa lentement. Livide, elle lui rendit l’appareil et demanda :
— Où tu as eu cette photo ?
— Dans les affaires d’Ulrich, avoua Odd en regardant ses pieds. J’ai trouvé ça bizarre, je l’avais jamais vue et…
La fin de sa phrase mourut au fond de sa gorge quand il constata qu’il ne savait pas comment continuer. Sissi regardait dans le vide à présent, pianotant sur son lit de ses ongles parfaitement manucurés. Elle non plus ne savait donc pas quoi dire ?

— Elle s’appelle Clara, Clara Loess. C’était ma meilleure amie à Kadic.
L’emploi de l’imparfait colla un coup de poing au ventre d’Odd. Elle était morte ? Pour lui qui avait semblé prendre sa place dans la bande, c’était plutôt inquiétant… certes, son propre recrutement avait été plutôt accidentel, mais enfin…
— On se connaissait depuis l’école primaire, raconta Sissi, bizarrement ouverte. L’année dernière, à notre entrée au collège, elle a commencé à traîner un peu avec la bande à Belpois, je crois qu’ils s’étaient rencontrés pendant les vacances ou quelque chose comme ça… en tout cas, ils ont passé de plus en plus de temps ensemble. Bien sûr, elle avait le droit d’avoir d’autres amis que moi, mais ils passaient leur temps à disparaître tous les quatre. Je n’ai jamais su ce qu’ils trafiquaient de si mystérieux.
Odd garda le silence, blême. Lui savait parfaitement ce qui se tramait. L’ombre du Supercalculateur pesait donc bien sur toute cette affaire.
— Et… et ensuite ? demanda-t-il sans aucun tact.
Elle le foudroya du regard.
— Ensuite ? Un accident de vélo, assez grave pour qu’elle soit déscolarisée quelques temps. Peut-être qu’elle avait d’autres soucis à part ça, je ne sais pas. Je n’ai plus eu de contact avec elle depuis.
Un petit poids s’envola du cœur d’Odd. Un bête accident de vélo, et Clara était toujours vivante. C’était assurément une bonne nouvelle, mais alors pourquoi les autres ne lui en avaient-ils jamais parlé si elle était supposée revenir au bout d’un certain temps ? Jamais une mention, alors que c’était leur amie, s'il en jugeait par la photo…
— Plus de contact ? se désola Odd. Tu es sûre que je ne peux pas essayer de la joindre quand même ? Tu dois bien avoir son adresse ou quelque chose ?
— Pourquoi tu tiens à ce point à la rencontrer, Odd ? répliqua Sissi avec une petite dose de venin. Tu veux découvrir ce que tes chers amis pouvaient trafiquer de si mystérieux avec elle ? Clara ne m’en a jamais parlé à moi, je ne vois pas pourquoi elle se confierait à un inconnu. On dirait que Belpois, Stern et Ishiyama ne t’ont rien raconté non plus, c’est dire à quel point tu comptes pour eux, ajouta-t-elle avec un reniflement méprisant.
Il l’avait froissée. Mais il sentait que son ouverture n’était pas totalement perdue. Il sentait qu’elle avait elle-même été peinée par cette histoire, que son amie lui manquait, et qu’elle ne s’en était jamais confiée à personne. Car jamais l’impératrice Elisabeth n’ouvrait son cœur de glace. C’était la règle numéro 1 pour avoir la suprématie au collège.
— Je veux quand même essayer, murmura Odd. Je veux essayer de découvrir ce qu’ils me cachent. Si j’y parviens, je te raconterai tout aussi.
Pieux mensonge, surtout quand on savait à quel point le secret le tenait pieds et poings liés. Mais ça avait le mérite de se tenter. Sissi était assez curieuse pour essayer, même si son orgueil lui interdisait de se faire devancer sur une piste par un petit blondinet rachitique comme lui. Elle lui rit au nez, d’ailleurs, avec une certaine élégance.
— Mon pauvre Odd, tu n’arriveras à rien.

Elle se leva, fit quelques pas d’une démarche qu’elle avait dû travailler des heures durant devant son miroir, puis alla déchirer une feuille rose d’un de ses carnets à spirales d’adolescente. Attrapant avec adresse son stylo-plume violet de la main droite, elle traça quelques mots de l’écriture ronde et fluide si enviée au genre féminin, puis revint vers lui en lui tendant le morceau de papier, d’un geste un peu hautain comme elle savait si bien les faire.
— J’espère, pour le cas où je me tromperais, que tu sauras te rappeler qui a choisi de t’aider.
Odd lut l’adresse. 15 Rue Jean de la Fontaine, Paris. Il leva les yeux vers l’adolescente, qui lui rendit un regard ennuyé.
— Eh bien, tu as ce que tu veux, non ? Allez, file, et ne te fais pas remarquer en sortant, soupira-t-elle. Pense aux ragots que ça pourrait déclencher…
Elle le congédia d’un petit geste méprisant qui s’efforçait de dissimuler le service qu’elle venait de lui rendre. Un pâle sourire éclaira les traits d’Odd, qui s’empressa de fourrer le papier au plus profond de sa poche.
— Merci Sissi !

Sissi leva les yeux au ciel face à ce sourire joyeux et referma la porte derrière lui. Dans le couloir, Odd se sentait à nouveau trembler, mais d’excitation cette fois. Il avait une piste. Il se sentait déjà moins perdu dans cette histoire. Une fois qu’il aurait mis la main sur Clara, il escomptait bien obtenir d’elle plus d’informations sur les magouilles de ses trois camarades… Et là, enfin, il aurait l’impression de maîtriser ce qui se passait, d’avoir vraiment pied dans cette histoire de fou ! D’avoir autorité, peut-être, pour leur dire ce qu’il fallait vraiment faire : éteindre le Supercalculateur, maintenant et à jamais.
Mais ne sais-tu pas, Odd ? Plus près du secret, c’est aussi plus près du danger…


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Mosimann - Never let you go

Après avoir effectué son jogging dans le parc, Ulrich ne pensait plus qu'à se procurer une seule chose : un peu de chaleur, qu'elle soit humaine ou artificielle. Ses baskets Nike n'avaient pas tenu le coup et ses chaussettes étaient littéralement trempées. Chaque pas était désormais une torture pour ses petits pieds frileux et tout mouvement dans ces chaussures à la pointure étriquée provoquait un bruit de succion détestable. Il ne sentait pas la rose non plus et ses mollets – il portait un short – étaient parsemés de petites traces brunâtres, le parc étant trempé suite au déluge des derniers jours. Pensant d'abord se réfugier dans le bâtiment-dortoir pour s'octroyer une douche bien méritée, Stern fut attiré par un brouhaha provenant visiblement du préfabriqué le plus emblématique de Kadic, demeure sacré de la suprême Rosa. Il se dirigea donc dans cette direction, se reprochant intérieurement d'avoir été si négligent dans la préparation de ses affaires pour aller aux cours. De fait, il oubliait toujours son manuel d’anglais et ça lui avait valu des heures de colle. Au pire moment, celui d'une expédition virtuelle. Il savait que les autres devaient déjà être en route vers l'usine à cette heure, alors que lui allait simplement se retrouver en face à face avec Jim. Sympa le programme ! Tandis qu’il se dirigeait toujours vers le réfectoire, Ulrich remarqua qu’Aelita était en grande discussion avec Maïtena Lecuyer. C’était assez bizarre de constater que la petite grosse de cinquième, bouffeuse de chocapics à ses heures perdues et peu populaire, puisse converser avec quelqu’un de la « classe supérieure ». Aelita était tellement isolée en temps normal – elle ne maîtrisait pas bien le français vu ses origines biélorusses – que Jérémie s’était sacrifié pour faire équipe avec elle lors des derniers travaux de groupe portant sur les grands auteurs de la Renaissance.

Pour éviter de continuer à contempler d’un air ahuri cet échange étrange, il pénétra dans la cantine où une activité aussi sonore était suspecte à une telle heure de la journée. D'habitude, après les cours, il fallait attendre l'heure du dîner pour y retrouver une telle occupation. Mais pas aujourd'hui... Une grande banderole placardée sur l'une des parois annonçait directement le ton : « Aidons ceux qui en ont tant besoin ! » Des photographies de clochards – Ulrich ne voyait pas d'autre terme pertinent pour les désigner, SDF étant un euphémisme préfabriqué – s'éparpillaient sur certaines tables en compagnie de petits flyers portant des slogans tels que « Un café, un aidé ! » Là où s'étendait habituellement de la nourriture, des grosses marmites de liquides fumants étaient encadrés d'élèves désireux de se remplir l'estomac de ces diverses drogues liquides. Intrigué, Ulrich observa bien vite qu'ils obtenaient une tasse remplie du breuvage de leur choix en échange d'un jeton beige, curieuse monnaie qu'il n'avait jamais pu observer auparavant. Il comprit bien vite, en observant les mouvements de foules, qu'il fallait en réalité se procurer ces fameux jetons à la caisse tenue par une poignée d'élèves de quatrième, des gens de sa propre classe en réalité. Eh oui, Ulrich était déjà à ce niveau scolaire, il avait toujours du mal à croire qu'il était en réalité le plus vieux de sa bande d'amis. A treize ans, presque quatorze, il passait pourtant la plupart de son temps avec des "gamins" de douze ans, des cinquièmes avec qui il sauvait le monde sans que personne au collège ne soit au courant.

« Alors Ulrich, tu sais ce que tu vas prendre ? demanda Xao qui en profita pour lui faire un check de salutation.
— Je ne sais pas, avoua le quatrième, je me tâte... »

Se sentant désormais obligé de participer lui aussi – bon en vrai il rêvait quand même de chaleur comme dit précédemment –, il se dirigea vers la caisse en sortant les quelques pièces qui subsistaient au fin fond de la poche arrière de son short de sport, heureusement qu'il avait payé son inscription au championnat interscolaire en billet et qu'il lui restait quelques piécettes bienvenues vu le contexte !

En le voyant approcher, Priscilla Blaise s'empressa de délaisser un énième client pour se concentrer sur les désirs d'Ulrich.

— Mais quelle bonne surprise, s'exclama-t-elle d'un air joyeux en lui adressant un clin d'œil malicieux en guise de bonjour, toi qui ne viens jamais en classe j'étais pourtant persuadée que tu n'étais pas au courant de la collecte de fonds d'aujourd'hui !
— Comme quoi, tout arrive, plaisanta le jeune homme qui n'était pourtant pas d'humeur à rigoler. Euh... je pourrais avoir... un jeton pour un chocolat chaud s'il te plaît ?
— Mais bien sûr ! Quoique je suis étonnée que tu ne boives pas encore de café, un grand gaillard musclé comme toi. Il serait temps d'arrêter les boissons de gamins, suggéra-t-elle en adressant un regard appuyé à l'entrejambe de son client qui avait les parties génitales quelque peu moulées par son short de sport.
— Euh... oui j'y penserai, glissa Ulrich en lui tendant une pièce de deux euros avant de récupérer son jeton, vert celui-là. Tu peux garder la monnaie.
— Quelle gentille attention, minauda la vendeuse en caressant la caisse de ses ongles manucurés à la perfection, je suppose que c'est une cause qui...
— Tu sais quoi Priscilla ? Je m’en tamponne sincèrement le coquillard… pour rester poli.

Le joggeur s'empressa de détourner le regard et marcha dans la direction opposée, laissant les paroles crues de la jolie adolescente se perdre dans le vide. Il ne supportait plus cette petite conne et ses insinuations déplacées, bien qu'il ait pu en profiter par le passé. Se mobiliser pour la bonne cause, tu parles ! Il savait très bien qu'elle était juste là pour s'afficher publiquement en tant que "bonne âme" et qu'en réalité elle ne donnerait même pas le dixième d'un chewing-gum à une personne dans le besoin.

Il donna son jeton à Emilie (qui faisait le service avec Emmanuel Maillard mais il ne voulait surtout pas voir ce dernier après ce qu'il s'était passé sur le terrain) et récupéra enfin une tasse emplie de nectar sucré... et surtout bien chaud ! Sentant que cette sève allait le revigorer, il chercha du regard un endroit où déguster en toute tranquillité son butin et croisa dans sa quête visuelle deux pupilles si vertes et curieuses à la fois qui l'espionnaient sans doute depuis son entrée de manière plus ou moins subtile. Dès que l'espionne fut repérée, elle détourna aussitôt le regard vers un portrait de lutin qu'elle avait commencé à griffonner de manière distraite sur une serviette en papier. Rougissant quelque peu d'être ainsi observé de la sorte, Stern reprit bien vite tout son panache et se dirigea vers sa stalkeuse. Après quelques enjambées rapides pendant lesquelles l’adolescente fit copieusement semblant de ne pas le voir, le sportif tira la chaise en face d'elle et s'assit aussitôt à sa table, ce qui ne réjouissait pas vraiment la jeune artiste à première vue

En réalité, Jeanne Crohin n’en revenait tout simplement pas. Le plus beau garçon de Kadic était affalé là, juste en face d’elle, les coudes sur la table et son éternel air de séducteur sur le visage. Il lui parlait sans même prendre la peine de la regarder, avec l'air de se croire très cool. Mal à l’aise, elle détourna le regard, une fois de plus, et se concentra sur son dessin. Les oreilles pointues, check ! Le nez aquilin, check ! Le visage rondouillet, check ! Manquait plus que le petit uniforme irlandais et les souliers pointus... Ce qu'Ulrich fit bien vite remarquer.

— Tu veux pas t'occuper de tes affaires ? cingla Jeanne, visiblement énervée d'être interrompue ainsi en pleine création.
— Tu parles... T'étais encore en train de me contempler il y a dix secondes ! Fais pas la mytho avec moi, je suis très doué pour déceler les menteurs... et particulièrement les menteuses je dois dire.
— Fous-moi la paix Stern.
— C'est bien la première fois qu'on me dit ça, ricana le beau brun. D'habitude, on se bat pour réclamer ma présence.
— Eh bien, pas moi ! protesta Crohin en menaçant l'intrus avec la pointe de son crayon. Je ne suis pas l'une de ces minettes en quête d'amour moi, j'ai déjà tout ce qu'il me faut merci !
— Alors comme ça, tes feutres suffisent à ton bonheur ? J'ai du mal à y croire... car tu ne pleurerais pas aussi souvent si t'étais totalement bien juste avec tes peintures et tes photos.

Jeanne eut un mouvement de recul et une ombre passa furtivement dans son regard qui se voilait peu à peu... avant qu'elle ne reprenne totalement le contrôle de ses émotions et exhibe un masque de fer à la place des traits émouvants, comme elle avait l'habitude de le porter au quotidien ce visage dénué de toute expression hormis la joie d'être une artiste (presque) comblée sur tous les plans.

— Pourquoi t'as pris deux chocolats chauds ? s'hasarda Ulrich pour tenter de dériver la discussion sur une note plus réjouissante.
— J'attends Odd, finit par répondre Jeanne, un sourire de façade arboré pour tenter de masquer la gêne due à l'affolement de ses battements de cœur. Je lui en ai pris un au cas où il me rejoindrait... mais il ne répond à aucun de mes textos. C'est chelou, lui qui est si réactif d'habitude...
— Euh... il est un peu barbouillé aujourd'hui, prétexta Stern qui savait pertinemment que son coloc' était en mission. Ça m'étonnerait vraiment qu'il se joigne à nous.
— Mouais, répondit Jeanne, peu convaincue. C'est quand même bizarre, il a vraiment l'air pas bien ces derniers temps. Presque... déprimé, en permanence d'ailleurs. Toi qui vis avec, une idée de ce qui pourrait justifier son mal-être ?
— Pas le moins du monde, soupira Ulrich en continuant la comédie pour ne pas mettre en péril le secret. J'aimerais tant le savoir moi aussi... Je me demande si ça n'a pas un lien avec sa famille. Pour les avoir déjà rencontrés, je peux te dire que ses parents sont vraiment spéciaux !
— J'avais pas l'impression que c'était ça mais bon... tu le connais mieux que moi après tout. Il fait toujours autant de cauchemars ?
— Ça va mieux, mentit – une fois de plus – le collégien. Il faut lui laisser un peu de temps pour se remettre de ses notes aussi, c'est jamais facile de voir du rouge dans quasi toutes les matières, et je sais de quoi je parle.

Jeanne sourit, dévoilant ses fossettes et l’intérieur de sa bouche, ce qui n'échappa pas à son camarade. Elle avait des dents parfaitement alignées et d'une blancheur absolue, une vraie pub vivante pour Colgate ! L'attention du sportif se porta ensuite sur son dessin, qui lui rappelait quelque peu un personnage de dessin animé, il y a pas à dire elle était plutôt douée la Crohin !

— Si tu veux, proposa Ulrich en décochant son plus beau rictus de séducteur, je peux te donner mon numéro.
— Pourquoi ? demanda Jeanne, perplexe, elle qui n'avait pas l'habitude que les garçons s'intéressent à elle car bien trop perdue dans "son monde" pour pouvoir avoir une simple conversation avec le commun des mortels. Ce n'est pas pour me faire une mauvaise blague en le refilant à Poliakoff j'espère !
— Pas du tout... C'est juste... au cas où. Et puis, tu sais, quand Odd est vraiment au plus bas... je ne sais pas toujours quoi faire. Malgré ce que tu as pu dire, je crois vraiment que TU le connais bien mieux que moi. Avec Odd, on partage la même chambre certes, mais c'est bien là notre seul point commun avec notre intérêt pour le foot, tu peux me croire sur ce sujet...
— Balance toujours mais n'espère pas que je t'appelle un jour pour un rencard !
— Je ne n'y compte pas, rassura Ulrich en lui effleurant néanmoins l'épaule, geste qu'elle ne put comprendre s'il était volontaire ou parfaitement maladroit. Toujours est-il que ce plus simple contact emplit Crohin d'une douce chaleur qu'elle n'avait pas l'habitude de ressentir.

« Stern, cria une voix de stentor depuis la porte d'entrée de la cantine qui venait de s'entrouvrir. Je t'attends à la bibli depuis cinq minutes ! Ramène-toi tout de suite ou je te jure bien que je te colle pendant une semaine complète ! »

Gêné, le sportif énonça un à un mais néanmoins rapidement les chiffres composant son numéro à voix basse et finit sa tasse fumante d'une traite. Il se leva pour sortir, sentant dans son dos le poids des pupilles inquisitrices de Jeanne, éternelle fouine qui risquait bien de mettre à mal leur mission. Il fallait impérativement qu'il éloigne cette fille d'Odd, quel qu'en soit le prix à payer.


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Two Steps From Hell - Jump

Odd peina à ouvrir la lourde porte gauche du laboratoire. Yumi, à droite, avait réussi sans trop d’effort et le regarda faire d’un air un peu méprisant. Il s’arc-bouta, et la porte glissa subitement jusqu’à cogner le fond de son rail, le déséquilibrant. Le coccyx douloureux, le blondinet se releva, essuyant le coup d’œil amusé de Jérémie.
La salle était immense, très haute de plafond. Une sorte de tour, à vrai dire. Les fenêtres, percées largement hors de portée, éclairaient à peine les lieux. Des échafaudages, des gouttières rampaient le long de certains murs alors que le sol était laissé aux monceaux de câbles grouillants. C’était complètement anarchique. Une énorme partie de la salle était occupée par des points surélevés, sortes de grands blocs de métal auxquels il était difficile d’accéder, à moins peut-être que l’échelle à moitié arrachée du mur droit y soit pour quelque chose. Il y avait en fait toute une partie de la pièce qui était située un étage plus haut, sans plafond, et sans utilité apparente. Les serpents de caoutchouc pendaient d’une hauteur à une autre comme des lianes. Au milieu de cette forêt technologique, il était un point encore plus haut.

Les escaliers s’élevaient de façon improbable au centre de la pièce, comme une triple volée de marches rituelles vers le sommet d’une pyramide maya. Cohérent avec la jungle, au moins. Le seul souci était peut-être que les marches zigzaguaient, sorties de l’imagination d’un architecte dément. Elles grimpaient le long d’une sorte de gros cylindre fait de tôles parfaitement soudées, avec une vitre verte semi opaque à travers laquelle Odd n’avait jamais osé regarder. Un gros tube s’agrippait à la paroi comme un lierre gras, et personne ne savait ce qu’il transportait… à part, sans doute, Jérémie.
Jérémie, justement, ne monta pas les escaliers. Il se dirigea à leur droite, dépassa un coin canapé-détente des plus saugrenus en ces murs, et rejoignit une chaise de bureau qui faisait face à un clavier gigantesque. Petite et basse de plafond (puisqu’en fait le plafond était le sol du niveau accessible par la première volée de marches), la pièce était une alcôve tapissée d’écrans lumineux et froids. Des fils rampaient jusqu’au pupitre et y disparaissaient insidieusement, alors que d’autres dégoulinaient du plafond. Odd détestait cet endroit de toute son âme parce qu’il l’oppressait. Jérémie l’adorait pour son côté « petit abri ».
— Je vous laisse vous installer, leur lança le blondinet en s’asseyant à la place qui lui revenait de droit.

L’ascension infernale commença. Yumi, athlétique comme à son habitude, gravissait les marches en petites foulées. Une quinzaine pour la première volée. Une grosse vingtaine pour la seconde, mais seulement vingt-quatre pour la dernière. Les poumons d’Odd n’appréciaient pas, et il avait les cuisses en feu. Il parvint après elle, et bien plus essoufflé, en haut.
Il se permit de regarder en arrière, sachant que le plongeon qu’il s’apprêtait à faire dépassait de loin celui qu’il aurait pu exécuter en se jetant de là-haut maintenant. Face à lui, dans la lumière du conclave de fenêtres qui cerclaient le bord supérieur du mur de la terrifiante pièce, il y avait trois gros cylindres. Enormes. Ces choses pouvaient bien accueillir trois ou quatre humains chacun, et étaient ornées de quatre antennes disposées en carrés. Odd n’avait jamais réussi à savoir à quoi elles servaient, et ne savait pas s’il avait envie de l’apprendre.
L’intérieur des caissons géants était illuminé d’une douce lueur dorée, accueillante.
La respiration d’Odd s’emballa brusquement, alors que ses pupilles se rivaient malgré elles sur cet abysse d’or. Ses pieds refusèrent de bouger. Il n’irait pas plus loin, non. Il savait ce qui l’attendait au-delà du scanner. Il vit les arbres difformes, il vit les formes noires qui fusaient en coup de vent à côté de ses oreilles, lui susurrant mille et un cauchemars au vol. Il se vit courir pour sauver sa peau, en craignant de ne jamais revenir. Il voyait les angoisses. Il voyait l’innommable splendeur de ce monde cauchemardesque. Tétanisé, il entendit à peine Yumi lui demander ce qu’il fichait. La voix de Jérémie monta jusqu’à eux, s’enquérant du problème.

La jeune japonaise, qui s’apprêtait à pénétrer dans la gueule du scanner, fit volte-face pour attraper Odd au col. Cela sembla lui redonner un coup de fouet, et il beugla :
— J’irai pas ! J’irai pas ! J’irai paaaaas !
— C’est ça ouais, rétorqua-t-elle en le traînant de force vers le caisson et en l’y faisant grossièrement basculer.
Odd, à nouveau sur les fesses, tenta de bondir hors de l’habitacle. La porte manqua se refermer sur le bout de ses petits doigts d’enfant, lui laissant pour dernière image une Yumi qui le toisait, bras croisés, prête à faire tout ce qui serait nécessaire pour qu’il plonge.

Une vive lumière, subitement, du vent dans ses cheveux, et tout changea.
Un terrain vallonné de gris-vert. Quelques rochers teintés de mousse, de l’herbe sèche agitée par un léger vent. Des plantes artificielles qui s’élevaient, avec en guise de feuilles de grosses masses texturées. Des arbres, ça ? Un monde parfait, ça ? Odd sentait sa gorge se serrer alors même que ses sensations étaient un peu plus limitées ici. Il voyait la vallée se déverser loin, loin devant lui. A sa gauche coulait un léger ruisseau, remarquablement bien modélisé, tout comme les cascades qui galopaient depuis les hauteurs derrière lui. Une tour, un peu perdue, se trouvait à quelques mètres, gangrenée à sa base par des câbles, lourds pythons froids et sans âme.
Lui-même était l’unique touche de réelle couleur. Intégralement en violet, comme à son habitude, il arborait de grands gants terminés par des pattes de chat, et une queue lui battait même l’arrière des cuisses.
Sa vue flancha subitement.

Une tornade, pas d’autre mot. La noirceur tourbillonnante du vortex qui s’apprêtait à le dévorer. Il était tétanisé. Il était seul. Il hurlait, incapable de voir autre chose que ce cyclone de ténèbres qui se rapprochait chaque seconde davantage, semblant prendre son temps.
Il appela à l’aide. Un rai de lumière parut difficilement dans les nuages noirs.


Il tituba, revenant à lui une fraction de seconde plus tard, juste assez pour voir arriver Yumi. Il garda soigneusement pour lui les moindres détails de ses visions et se contenta de jeter un œil habitué à son avatar virtuel. La japonaise changeait radicalement de look sur Xanadu, se parant d’un kimono rouge et noir à motifs ouvragés et manches béantes, avec une ceinture jaune or. Elle portait des talons qui la grandissaient encore davantage, et s’accompagnaient de longues bandes de tissus blanc entourant ses mollets. Son visage était même maquillé comme celui d’une geisha, chose qu’elle n’aurait jamais faite sur Terre, et son carré était devenu un chignon.
— Objectif du jour : atteindre la grande tour. J’y ai détecté une activité assez anormale hier, je voudrais que vous alliez y jeter un œil. Et puis ce sera l’occasion de tester de se connecter au noyau par là !
— Pas de souci Jérémie, répondit Yumi. Dans quelle direction on part ?
— Sud-Est, il va falloir traverser la forêt derrière vous. Suivez les pulsations, au pire.
Les pulsations… ces soubresauts de Xanadu qui étaient supposés indiquer où ça n’allait pas. Ce monde était un de ces malades au fond des hôpitaux : incurables, mais qu’on refusait de débrancher. Odd, lui, croyait dur comme fer à la mort de Xanadu. Ils ne pourraient pas le sauver. Pourquoi est-ce que les autres s’acharnaient à ce point ? Jérémie ne pouvait pas être si stupide, pourtant…

Yumi et Odd partirent à toute allure dans la forêt, qui rappelait de mauvais souvenirs au second. Il n’aimait pas ces arbres. Il revit le liquide noir couler des troncs de son rêve, et frémit intérieurement. Au moins n’avait-il pas à craindre de se laisser distancer par Yumi ici : le monde virtuel leur donnait la même vitesse de course, qui était plutôt impressionnante. Pas autant qu’Ulrich, bien sûr, mais tout de même assez pour couvrir le terrain rapidement.
— Activité anormale dans votre secteur, prévint Jérémie.
Quelque chose bougea entre deux troncs. Yumi sembla le repérer aussi. Une de ces formes noires hostiles qui n’attendaient que de les engloutir dans les entrailles des cauchemars les plus horribles de leur inconscient. Elle tira un éventail de sa ceinture d’or. L’arme pouvait paraître ridicule, mais elle était redoutable entre les doigts de la jeune fille. Déployée en un disque lumineux, elle fusa à travers les fourrés. Yumi porta deux doigts à sa tempe gauche, et la fit revenir vers sa main sans cesser de courir. Odd tira quelques fléchettes à l’aveugle, jusqu’à ce que subitement, comme un raz-de-marée de pétrole, les ombres ne se dressent en plein sur leur chemin, comme un mur infranchissable. Le félin sentit son cœur flancher une énième fois.
— A gauche ! ordonna Yumi en tirant de nouveau son éventail. Eh la grosse tâche, t’as cru que tu me faisais peur ?
Odd eut le temps d’apercevoir la trajectoire alambiquée que décrivit l’arme dans les ténèbres avant qu’un arbre ne passe entre lui et la scène. Il s’enfuyait à toutes jambes dans la direction indiquée par Yumi, tournant régulièrement la tête pour surveiller davantage les alentours. La japonaise le rattrapa quelques secondes plus tard. Le blond crut déceler sur ses traits une étincelle de sauvage espièglerie, une aisance dans l’affrontement que jamais il ne trouverait en lui-même. Cela l’effraya. Quel effet ce monde avait-il sur les gens qui y passaient trop de temps ?...
— Vous avez un fossé quelques mètres devant vous, faites attention, mentionna simplement Jérémie, voix désincarnée dans le vaste monde virtuel.
— T’inquiète pas, faudrait vraiment être con pour tomber dans un trou ! rit Yumi. Par où on doit corriger notre trajectoire pour repartir vers la grande tour ?
— Repartez vers la droite après avoir longé le fossé. Faites attention, il y a de l’activité dedans aussi.
— Faut vivre dangereusement ! répliqua Yumi avec un large sourire.
Les deux explorateurs virtuels continuèrent à tracer jusqu’à percer entre les arbres. Une plaie béante dans le sol donnait sur un cours d’eau bien plus profond. Yumi ne réfléchit pas une seconde et bondit gracieusement par-dessus l’ouverture, qui n’était finalement pas si large. Elle se réceptionna gracieusement de l’autre côté.
Odd, lui, eut le malheur de regarder en bas. Il vit des serpentins de fumée noire monter du ruisseau en décrivant une spirale paresseuse. S’il bondissait, ils en profiteraient pour se ruer sur lui. S’il les attaquait avant de passer, il risquait d’en attirer d’autres… Il pila au bord du fossé, le regard rivé sur les ombres comme s’il était hypnotisé.
— Mais Odd, qu’est-ce que tu fiches ? s’impatienta Yumi, de l’autre côté.
— Je… je peux pas passer, t’as vu ce qu’il y a en bas ?!
Elle lui jeta un regard qu’il trouva franchement menaçant, et leva la main gauche pour porter deux doigts à son front. Odd fut subitement catapulté en l’air, décrivant une magnifique parabole. Il eut droit à une vision panoramique de Xanadu, ce monde qu’il détestait tant, puis ce fut la chute. Abrupte, sans merci. Il craignit un instant qu’elle ne l’ait jeté au fond du ravin, mais ce fut bien le nez dans l’herbe qu’il atterrit.
— Allez hop relève-toi, on a pas toute la journée !

Il retint un juron mais lui obéit, parce qu’il savait qu’elle avait raison. Et qu’il n’avait pas vraiment le choix. Et qu’elle allait le laisser sur place s’il traînait. Sur place. Seul. Sans Yumi, ni Jérémie qui choisirait sûrement de guider son amie rodée au combat, ce qui était tout l’inverse de lui. Il ne pouvait se résigner à cette idée, finir seul dans cet enfer pixélisé.
Il avança du coup. Malgré la boule au ventre qui le dévorait de l’intérieur. Malgré l’envie lancinante qui le poussait à se taillader les veines, même s’il ne risquait pas de trouver un rasoir virtuel dans le coin. Malgré tout. Un pas devant l’autre. Mécaniquement. Se raccrocher à un détail, un point au loin, quelque chose qui pourrait enfin lui donner envie de continuer. Quelque chose de plaisant, d’excitant, de joyeux. Le vert. Très vite, Odd ne voyait déjà plus que cette couleur qui l’agressait, malgré des taches brunes insérées dans le paysage, seul le vert comptait. Plus tôt, lors d’une immersion précédente, c’était le jaune qui l’avait menacé. Des vents de sable cinglants, des dunes emplies de fourrures canines et d’aiguilles menaçantes, des plans d’eau gorgés de bile ! Etait-ce vraiment Xanadu qui avait tout d’un coup décidé de se manifester ainsi à ses yeux ? Ou alors un relent de cauchemar qui avait soudainement pointé le bout de son nez ? Il y avait beaucoup songé, à sa première expédition qui ne ressemblait en rien à la forêt qu’il était en train de traverser actuellement…

Après quelques minutes de marche – ou plutôt de semi-course – aussi silencieuse que morne, Odd et Yumi arrivèrent devant le portique qu’ils avaient pour mission d’atteindre. Celui qu’ils devraient emprunter pour accéder à la zone de la fameuse tour. THE tour, celle qui hantait les nuits de Belpois même s’il ne l’avait jamais vraiment vue de ses propres yeux. Le portique était assez simplement construit, une sorte de U renversé, fait de branches de bois sec reliés aux extrémités par un cordage beige à l’aspect caoutchouteux. Premier objectif rempli, c’était toujours ça de pris… même si le plus dur restait à venir.

— Tu es prêt ? demanda Yumi, d’une voix anxieuse bien qu’elle tentait de le masquer derrière son petit sourire comique qu’elle se forçait d’arborer même dans les situations les plus critiques.
— Aucun retour en arrière ne sera toléré cette fois Odd, précisa l’informaticien d’une voix froide au possible malgré l’aspect robotique préexistant. L’échec de cette expédition n’est même pas envisageable, j’espère que tu feras de ton mieux sans broncher à la moindre contrariété. C’est clair ?
— Oui, couina Odd en masquant tant bien que mal ses griffes tremblotantes. Je vais tout donner, c’est promis… Je sais à quel point tout cela te tient à cœur Jérémie.
— Pas qu’à moi Odd, murmura Belpois, pas qu’à moi…

A travers le portique, seul le noir était visible. Cette couleur peu avenante ne découragea pas Yumi qui plongea la première, entraînant Odd à sa suite après avoir attrapé son poignet chétif d’une main de fer. Le transfert dans la zone ne fut pas douloureux, à peine déroutant. Un peu lorsqu’on s’amuse à tourner quinze fois sur soi-même de manière rapide, bien trop rapide. Ils le savaient tous les deux, passer ce portique signifiait clairement qu’ils entraient dans une zone plus… intense de l’immersion virtuelle. Une couche du dédale qui les rapprochait encore un peu plus de la réalité, dystopiée au possible mais néanmoins plausible.


Odd finit par ouvrir les yeux. Yumi s’était déjà avancée de quelques mètres, quelque peu impressionnée par le paysage qui l’entourait. Ils étaient pourtant toujours dans la forêt. Mais la lumière avait considérablement décliné… Comme si la luminosité du décor virtuel avait soudain été réduite à son strict minimum, peut-être par manque de batterie ? Odd détestait d’ores et déjà ce bois sombre, qui semblait se trouver en pleine tombée de la nuit vu que le champ de vision des deux virtualisés se réduisait peu à peu. Quelque part, dans ce labyrinthe pixélisé, un soleil devait être en train de rejoindre sa couchette. Les ombres des branches s'allongeaient de plus en plus, s'étirant tels des bras d’enfants terrorisés qui tentent de se raccrocher les uns aux autres avant la rafle. De légers bruissements de feuilles se faisaient néanmoins entendre, seul bruit dans ce presque-néant auditif. L'humidité sortait elle aussi de sa léthargie pour recouvrir les uniformes de nos héros de son linceul de rosée, bien que ça ne puisse pourtant pas être celle du matin. Ressentait-il vraiment cette impression de se tremper peu à peu ? Les chats n’aimant pas être mouillés, peut-être qu’Odd se faisait juste des idées… Après tout, ce ne serait pas la première fois. Ni la dernière. Du côté de Yumi, c’était plutôt au niveau de son odorat qu’elle crut déceler un certain changement par rapport à leur situation précédente. L'odeur de mousses humides et de champignons caressa bien vite ses narines, ainsi qu’un relent plus pestilentiel, presque semblable à un cadavre en putréfaction. Du moins, c’est comme ça qu’elle imaginait la situation olfactive d’un corps en décomposition car elle ne s’était pas encore retrouvée lors de sa courte vie dans cette situation peu cocasse. Le cri d’un rapace quelconque retentit, ça, les trois l’entendirent distinctement. Car même Jérémie avait sursauté, au son de ce bruit perçant qu’il avait lui aussi perçu depuis le labo.
— On ferait mieux d’avancer, déclara Yumi de son habituel air bravache. Autant ne pas s’attarder dans le coin…

Malgré les apparences, ils n’étaient pas seuls dans cet enfer boisé. Telle les ténèbres, une ombre circulait dans le bois noirci par la nuit, partout où elle allait la mort la suivait. La suivait ? Non, l'ombre était masculine, mais ses yeux d'un bleu marine éclatant, perçant l’obscurité, trahissaient sa présence. Il le savait mais s'en fichait, il n'avait pas l'intention d'être discret mais restait tout de même silencieux au possible, aucun de ses pas n'était audible… sauf pour Odd qui tendit une de ses oreilles félines en direction du poison qui rongeait Xanadu de l’intérieur.
— Attends Yumi, prévint Odd. Il y a quelque chose par-là, au sud, il faut rebrousser chemin.
— Pas le temps Odd, rugit Jérémie depuis le labo. Hors de question de dévier la trajectoire initiale. Foncez au nord et dépêchez-vous de trouver cette foutue tour !
Yumi acquiesça et jeta un regard équivoque à Odd, qui n’eut d’autre choix que de la suivre en grommelant, ce qui était tellement moins mignon que quand il ronronnait. Ils entrèrent sous la couverture sombre des arbres qui s’étendaient à perte de vue devant eux. A cause du feuillage épais qui formait une arche au-dessus de leurs têtes, le ciel disparut bien vite de leur champ visuel. L’obscurité se fit plus présente, plus pesante, oppressante à souhait comme dans les songes les plus sombres du félin virtuel. L’humus qui recouvrait le sol étouffait leurs pas, les enveloppant dans le silence le plus opaque. Aucune lueur, aucune créature ne se manifestait et c’était pour le moins étrange car ils se rapprochaient à pas de loup de la tour la plus gardée de tout Xanadu. Très vite, ils eurent cette impression inquiétante d’être seuls au monde, perdus dans une mer de chênes à l’écorce lardée de balafres profondes desquelles s’écoulait une sève blanchâtre. Quelque chose – ou quelqu’un – les avait précédés, c’était une certitude bien ancrée au fond de leurs esprits étriqués par la peur. Odd commençait à fatiguer, vraiment, mais Yumi ne ralentissait pas le rythme. Soudain, alors que les indications géolocalisées de Belpois les amenaient près du but, une fourchette de chemins entrava la progression des deux aventuriers.
— Je ne peux pas vous aider, s’énerva Jérémie devant son écran. La tour est devant vous, c’est une certitude mais je ne peux pas vous assurer qu’un trajet est plus rapide que l’autre, il va falloir vous en assurer !
— Prends à droite, ordonna Yumi qui semblait vraiment beaucoup plus à l’aise que Della Robbia sur le plan virtuel. Je m’occupe de l’option de gauche.

A contrecœur, Odd se sépara de son alliée pour emprunter le chemin qu’elle lui avait indiqué. Il s’efforça de sprinter, malgré son cœur qui semblait faire du yoyo à l’intérieur de son médiastin. Presque essoufflé malgré son avatar à l’apparence solide, il enjamba un mince filet d’eau qui avait dû autrefois constituer une somptueuse rivière. Filtrant continuellement les songes des assoiffés qui tapissaient les fonds immergés du maigre ruisseau, l'imaginaire du nouveau venu nourrissait Xanadu de mille chimères, faunes et satyres, à partir de ses propres souvenirs les plus enfouis. Mais de cela, il n’en était pas conscient. Personne ne l’était. Aucun d’entre eux, gamins ignorants, ne pouvait prévoir que la vie passée et délavée des éternels errants virtualisés pouvait servir de terreau à une nouvelle existence virtuelle fertile, luxuriante et surtout… cauchemardesque.
Au détour d’une énième bifurcation, Odd stoppa net sa trajectoire féline. Devant lui… un jeune garçon. Les cheveux blonds en pétard, les vêtements troués et des yeux gris larmoyants, c’est la première chose qui choqua Odd. Avant qu’il ne réalise qu’il était en train de faire face à son propre reflet. Mais pas un reflet figé sur une quelconque surface, bien au contraire. Un double animé par l’angoisse et la peur. Un Della Robbia « de cire » pâle comme un spectre mais aux orbes remplies d’une détermination froide bien dissimulée derrière des pupilles suintantes de larmes.

— Odd, pourquoi tu t’arrêtes ? cria Jérémie à bout de nerfs depuis le labo. Continue vers la tour !
Mais le félin ne prêta même pas attention à l’injonction de son leader. Il était bien trop occupé à contempler… à se contempler en réalité.
— Je ne veux plus faire tout ça, pleurnicha le petit être virtuel. C'est totalement injuste, pourquoi c'est nous qui devons sauver la planète ?! J'ai douze ans putain, douze ans ! Personne de mon âge ne devrait être soumis à une telle pression, personne ! Au lieu de risquer ma vie chaque jour, je devrais plancher sur mes exams, me soucier de mes premiers poils pubiens et de ce que les filles peuvent bien penser de moi ! Je devrais avoir le temps de griffonner, esquisser, créer après les cours ! Marre des regards cachottiers, de ces missions clandestines, de cette usine à la con. Il faut que je le dise clairement aux autres, si j'en trouve le courage... Je ne veux plus d'une telle responsabilité, c'est fini. Entre mon ancienne vie et la nouvelle, mon choix est fait.

Sur sa gauche, un nouveau mouvement. Yumi. Tout chemin séparé était-il voué à se retrouver ? La japonaise semblait à bout de souffle, les sourcils froncés devant ce spectacle qui ne lui plaisait guère.
— Odd, à quoi tu joues ? Il n’y a rien devant toi, pourquoi tu prends cet air si effrayé ?
Le félin n’écouta pas, préférant se rapprocher de son double qui disait une vérité qu’il avait lui-même essayé de dissimuler pendant trop longtemps. Au moment où Odd tendit le bras pour toucher le blondinet, le maigrichon aux yeux si beaux se teinta de noir et une multitude d’ombres sortirent du petit être pourtant si sensible. Elles se jetèrent simultanément sur Odd, l’entourant de leur sournoise noirceur. C’est à cet instant-là que Yumi vit, comprit, que Odd avait bel et bien décelé quelque chose dans sa vision féline. Elle se jeta sur l’amas de fumée sombre pour délivrer Odd mais elle fut aussitôt propulsée sur une branche acérée sur laquelle elle s’empala. Tandis que la japonaise laissait déjà place à des centaines de pixels, Odd se débattit tant bien que mal. Mais il était trop tard, beaucoup trop tard. Les ténèbres se refermèrent sur son nez aquilin, sa bouche aux lèvres fines, ses poumons si purs… avant que Della Robbia explose littéralement suite à la pression exercée à l’intérieur même de ses organes virtuels. Après Yumi, il était lui aussi mis hors-jeu. Ce qui signait temporairement la fin de ce traumas virtuel… même s’il savait que le courroux de Jérémie allait lui sembler tout aussi terrible car, ça, l’échec inenvisageable aux yeux de leur leader, avait fini par se produire. Pour son plus grand malheur.


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L’air lui manquait encore à la sortie du scanner. Il resta prostré à respirer anarchiquement, émettant un vieux son rauque et désespéré. Pourquoi est-ce que le si précieux dioxygène fuyait ainsi ses poumons ? La tête lui tournait, et heureusement qu’il était déjà par terre, sinon il se serait effondré. De petites étoiles noires dansaient devant ses yeux, l’empêchant de bien voir ce qui se passait. Inutile, misérable, il ne bougea pas pendant de longues secondes. Il entendit Yumi tousser, et un autre son qui lui glaça le sang. Des pas. Lents et mesurés, cadencés comme un menuet de désespoir.
Odd eut envie de refermer les yeux et de se laisser mourir, avant d’être tué.
Alors que l’écho de sa respiration sifflante diminuait et qu’il reprenait ses esprits, il entendit des murmures. Jérémie devait être en train de s’enquérir de l’état de Yumi. Le blondinet choisit de fermer obstinément les yeux, comme un enfant refusant d’aller à l’école. Peut-être pouvait-il faire le mort. Peut-être pouvaient-ils croire qu’il avait perdu connaissance, et oublier par la suite de le vilipender.
— Odd.
La voix était impérieuse. Froide. Elle avait beau être jeune et fluette, elle n’en restait pas moins terrible. L’adolescent n’aurait pas su dire qui de Jérémie ou de Xanadu le terrifiait le plus.
— Lève-toi, Odd, reprit Yumi. Assume.
Il se sentit arraché brusquement du sol et plaqué contre la paroi du scanner, ouvrant les yeux malgré lui. En face, le duo le fixait avec froideur. A gauche, la grande japonaise, avec ses cheveux légèrement soulevés par un vent inexistant, qui le fixait sans merci aucune. A droite, le petit blond dont le regard était éclipsé par un reflet dans ses lunettes. Impossible de lire au fond de ses yeux ce qu’il pensait, mais Odd le ressentait très bien. Il avait échoué.
— Tu nous as beaucoup déçus aujourd’hui, Odd, signala Jérémie avec ce ton méprisant qu’il maîtrisait à la perfection. Non seulement tu te fais avoir comme un bleu par Xanadu, mais en plus ton erreur a fait dévirtualiser Yumi, qui aurait eu des chances de réussir la mission sans toi.
L’étau invisible qui maintenait Odd ne se desserrait pas. Il sentait ses pieds pendre dans le vide sans pouvoir rien faire pour se débattre. Et il ne trouvait rien à dire pour se défendre… peut-être parce qu’il n’y avait rien à dire, justement ?
— Si tu veux que cette histoire se termine au plus vite, il va falloir y mettre du tien, poursuivit le leader. Plus nous échouons, plus le monde reste en danger longtemps. Tu as pensé aux personnes qui pouvaient mourir par ta faute ?

Odd déglutit, ne sachant si c’était cette poigne fantôme ou ce discours assassin qui le broyait le plus.
— Tu y as pensé, Odd ?! reprit Jérémie, plus fort, au point que sa voix alla rebondir sur les parois de la salle.
— Je… je… je suis désolé ! Je fais de mon mieux Jérémie, je te le promets !
Il sentait les larmes lui monter aux yeux, lui brouillant cette vision cauchemardesque. Si seulement il pouvait se réveiller dans son lit. Là, maintenant, tout de suite. Il aurait beau se répandre, se liquéfier en excuses, il ne se débarrasserait jamais de la brûlure ardente du regard de Jérémie sur lui.
— Ce n’est visiblement pas suffisant. Je te laisse réfléchir là-dessus. Vous pouvez disposer.
Impérial, Jérémie descendit l’escalier, sortant de l’étroit champ de vision d’Odd. Yumi le fixa encore une seconde ou deux, puis il sentit l’étau le lâcher. Son coccyx reçut les compliments du métal froid qui constituait le sol du scanner, puis la japonaise partit à son tour. Brisé par l'échec, Odd se mit à marteler le sol de son front, à la cadence rapide de ces crétins qui continuent à appuyer sur le bouton des ascenseurs en espérant les faire aller plus vite, ce qui ne servait évidemment à rien... à part à répandre un liquide poisseux dans le royaume sacré de Jérémie.
  Sujet: [Fanfic] Le futur nous appartient  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Jeu 07 Déc 2017 22:44   Sujet: [Fanfic] Le futur nous appartient
Bonsoir à vous,

Au vu de l'impeccable présence dont vous faites preuve sur mon écrit, j'estime qu'il est normal de venir vous rendre la politesse. Je n'aurai certainement pas la finesse de vos analyses mais rien ne m'empêche d'essayer ! J'aurai au moins le mérite de ne pas vous laisser vous encrouter dans ces six mois d'inactivité.

Je ne me sens pas la foi de détailler spécifiquement les trois chapitres et le prologue, mais sachez que l'ambiance est mise en place très facilement et qu'on se plonge très vite dans le récit. Les personnages, notamment Ge Mingtai ou le major Gale, passent vite du statut de parfaits inconnus à figures familières. Et il est plaisant d'avoir des figures familières dans un univers si éloigné de celui de la série ! Le chapitre 3 amorce la collision entre les deux mondes mais j'y reviendrai ultérieurement, pour tenter de sauver le peu de cohérence qu'aura mon commentaire.
Je dirais qu'une des principales raisons pour cette familiarité vite acquise, c'est le soin de la description. Le portrait physique des personnages fonctionne bien sur les détails qu'il pointe, et leurs répliques sont assez personnelles malgré le contexte professionnel où elles sont prononcées. On arrive à les cerner alors qu'on ne les voit que dans l'environnement du travail, qui plus est au sein de l'armée ou des renseignements : un monde assurément peu perméable aux véritables traits de personnalité. Ainsi, on peut s'interroger sur ce qu'on voit d'eux et si cela correspond réellement à ce qu'ils sont, ou si tout ceci n'est au fond qu'un vaste bal masqué (dont vous êtes coutumier si je ne me trompe pas ! ). La plupart des protagonistes dégage également un charisme bien appuyé par le texte, ce qui aide évidemment à donner de la consistance même à ceux qu'on ne voit pas aussi régulièrement (le supérieur de Gale, et Varakov par exemple).

On retrouve ce même soin pour la description des lieux et des faits. Les recherches sont criantes de vérité, et cela crédibilise largement le contexte géopolitique. La profusion de noms de villes, d'institutions, de titres, contribue à la fois à perdre un peu le lecteur et à rendre le tout plus vivant et plus tangible. Je regrette à titre personnel que vous n'ayez poussé le vice jusqu'à orthographier les noms chinois avec les quatre tons traditionnels. En l'état, impossible de dégager une quelconque étymologie, alors que les noms sont des outils tellement amusants pour disséquer un personnage !
Dans la même veine, je constate que vous êtes capable d'enchaîner de très longs dialogues et de très longues descriptions. Les deux se mélangent finalement assez rarement, du moins c'est l'impression que j'ai eue après ma relecture. D'ordinaire, l'enchaînement de tirets de dialogues sans narration donne un aspect plat à l'échange, pourtant le défaut n'est pas présent ici. Je pense que c'est à relier à cette personnalité dont les personnages font preuve quand ils s'expriment, et que je mentionnais déjà tout à l'heure.

Spoiler


En ce qui concerne le scénario, car il faut bien en parler, la convergence des intérêts des pays sur Paris donne un effet de miniaturisation de l'action. Du monde entier, on a zoomé sur une seule agglomération, où pas moins de cinq camps sont en lice (les Lyokoguerriers et les quatre pays). Il se pourrait que le zoom se poursuive jusqu'au Supercalculateur directement, mais je ne vois pas l'intrigue finir dans l'atmosphère intimiste de l'usine. Le Supercalculateur ne sera en fait qu'un zoom implicite à mon sens : bientôt il sera présent dans tous les esprits.
Les jeux d'espionnage mutuels entre les différents partis tracent une sorte de grande toile d'araignée complexe mais non chaotique (bravo pour ceci, ce n'était pas forcément évident) où chaque petit mouvement déclenche des vibrations qui se répercutent partout : en venant à Paris, les américains ont tout de même réussi à faire bouger les services secrets de trois pays ! Un second phénomène se dégage malgré tout, une sorte de jeu de poupées russes (n'est-ce pas le cas de le dire ?) : les américains sont surveillés par les russes, eux mêmes surveillés par les chinois, eux mêmes surveillés par les français. Celui qui se trouve au sommet de la pyramide est supposé avoir le pouvoir, mais les chinois sont tout de même ceux qui m'ont l'air le mieux partis dans cette histoire.

L'histoire annonce la collision entre la sphère des Lyokoguerriers et celle des espions pour très bientôt, entre l'enlèvement de William planifié par les chinois et le Lyokoguerrier qui disparaît dans le parc sous leur nez... Il est d'ailleurs très frustrant de n'avoir de nouvelles des Lyokoguerriers que depuis les yeux des autres protagonistes, qui en sont très éloignés : cette affaire entre Aelita et William dont le major Gale prend connaissance nous semble de fait très floue, alors que le somnambulisme de William semble mériter davantage de détails. Je ne doute pas que nous y viendrons.
Une fois cette collision enclenchée, comptez vous écrire du point de vue des Lyokoguerriers également, ou conserver cette distance gouvernementale qui jalonne la fiction depuis le départ ?

Ceci conclura mon premier commentaire sur la section. En espérant ne pas avoir été trop ennuyeux, je vous salue bien bas, et vous souhaite bonne route jusqu'à notre prochaine rencontre.

Votre timide visiteur ailé,

Sorrow.
  Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]  
Sorrow

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MessageForum: Fanfictions Code Lyoko   Posté le: Mar 28 Nov 2017 19:05   Sujet: [Fanfic] Oblitération [Terminée]
Spoiler


Chapitre 2
Destination Tromsø


Ramin Djawadi - Runaway (Westworld)

Les points noirs de son nez explosaient un à un, comme de parfaits oisillons réjouis de quitter leurs coquilles, alors que le miroir s'embuait peu à peu suite à la chaleur de cette haleine si forte que la jeune fille dégageait à quelques centimètres seulement de la surface parfaitement polie. La locomotive de la mélancolie se dirigeait là où le regard ne porte plus, ce souvenir de peau de bébé parfaitement lisse, le chauffeur du nombrilisme fonçait donc, roulant à pleine allure vers les synapses de l'esprit ankylosé de l'adolescente mais, comme toujours, elle réussit à dérailler ce train de la mort avant qu'il n'arrive au quai des doléances du jour présent. Bienvenue l'acné ! La lèpre de l'adolescent. De là, personne ne s'évade... Moche ? Et alors ? C'est une preuve de croissance (de germes) bien prolifique non ? La femme en devenir cracha sur son reflet et le splendide filet de salive blanchâtre entama aussitôt sa course gravitéenne sur la paroi du verre réfléchissant. Au moins, ça nettoierait ces saloperies de taches de dentifrice qui brillaient de tout leur fluor sur ce miroir à la con.

Des petits poils, cônes affligeants de l'épiderme, reposaient aussi sur le bas de la glace, ils traînaient là depuis que la jolie brune avait recoupé ses cils à l'aide d'une petite paire de ciseaux rouge qu'elle gardait toujours à proximité. Une apparence constituait-elle la seule valeur d’une femme ? Jeanne Crohin éluda la question, préférant reporter son attention sur son lieu de vie. Le plafond et les murs étaient couverts de stickers de reptiles qui semblaient onduler au gré de la lueur dégagée par la faible ampoule qui s'efforçait tant bien mal d'éclairer la pièce malgré la noirceur ambiante. Si l'occupante des lieux avait été un mec, elle se serait littéralement gelée les couilles dans cette piaule anxiogène, une cellule parmi tant d'autres qui, une fois mises ensemble, constituaient le tristement célèbre internat de Kadic.

Vous décrire l'endroit serait plus propice à la visualisation des lieux n'est-ce pas ? Alors, par où commencer ? Par l'iceberg de vêtements aux couleurs tantôt affligeantes tantôt fantasmatiques qui se languissait au centre du parquet ? Ça allait de la jupe à carreaux plissée à la culotte rose bonbon teintée d'une matière peu recommandable. Par l'armoire, véritable frigidaire tout de bois vêtu, qui était désormais vidée de toute fringue superficielle pour laisser place à des tableaux en tous genres ? Des cercles à la Kandinsky jusqu'aux spirales énigmatiques dignes d'un Van Gogh sans oublier les masques aux mille et une formes de James Ensor. On pourrait aussi s'attarder sur les notes de cours, dissimulées derrière un tas affolant de pièces rouges et totalement recouvertes de courbes et reliefs appétissants pour tout amateur d'art. L'un des endroits les plus intéressants pour en savoir plus sur l'hôte du cube en béton restait la petite corbeille de chambre et son contenu, respectivement une pelletée de copeaux de bois extraits de crayons divers, un bout de bas totalement troué, l'emballage criard d'un fast-food (très) low-cost du coin, une fourchette aux dents branlantes et un long fil de laine doré qui semblait serpenter à travers le tas compact d'immondices.

Mais, parmi tous ces recoins, n'oublions surtout pas le petit cagibi du dessous de lit qui renferme lui aussi d'étincelantes surprises, dont une en particulier à vrai dire... Une créature, camouflée bien vicieusement dans la chambre un peu à la manière d'Odd avec son bull-terrier, respirait au rythme des jours et de nuits de la kadicienne. Léon, un ravissant iguane totalement clandestin bien sûr, se dorait la pilule dans un petit vivarium totalement aménagé sur-mesure par le grand frère de la jeune étudiante.
Une photo de famille trônait sur l'une des falaises de peinture beige qu'étaient les murs de la chambrée. Mais elle n'était pas la seule, un dédale de clichés – souvent capturés en cachette d'ailleurs – était carrément exposé au-dessus du lit de l'occupante des lieux.

Occupante dont on sait toujours bien peu de choses, pas vrai ? Info exclusive et totalement pertinente dans le contexte : son père l’a surnommée Gaby toute son enfance car il adorait Bashung alors que sa fille ne pouvait entendre une seule note de ses chansons sans se mettre à hurler à la mort comme un clebs au son des sirènes de l'ambulance.

Revenons aux photos. Tout d'abord, l'une représentant deux potes se disputant le ballon sur un terrain aussi étriqué que délabré. Au fond, quel était l'intérêt de pourchasser à tout va une boule de caoutchouc recouverte de polyuréthane dans un pays aussi sympathique que le Pakistan ? Ah oui, désolé de briser le mythe mais le cuir n'est quasiment plus présent dans les ballons. Fallait s'y attendre, pas vrai ? Si vous avez ces matériaux, ajoutez-y 18 mètres de fil synthétique et tenez-vous prêts à réaliser 650 points de couture, ça vous donnera l'aperçu d'une journée d'un enfant du système forcé, celui qui corrompt les mœurs et qui empoisonne la vie de ces gosses qui n'ont rien demandé malgré le pseudo-label du progrès « Fifa Approved et Inspected ». Mon cul ouais.

Refocalisons-nous sur l'image qui nous intéressait. Deux garçons en pleine action, l'un au goal et l'autre au tir. Seul le gardien nous intéresse ici. Le mec en retrait de la toile sociale kadicienne et non pas le beau gosse de ses dames. Odd Della Robbia et Ulrich Stern. La photographe avait une curieuse manière de classer les proies de son objectif. Elle apposait en dessous de chaque modèle une indication qui aurait décontenancé le moindre voyeur. Pour Odd, c'était été -> automne. Pour Ulrich, c'était... rien. Jeanne ne le connaissait pas assez pour pouvoir l'analyser sous tous les angles comme elle le souhaiterait. C'était, sans aucun doute, le garçon le plus difficile à cerner parmi les nombreuses personnalités explosives renfermées au sein du collège-lycée, semblables aux nombreuses bulles attendant sans relâche l'instant adéquat pour inonder le couvercle de la casserole lors de la cuisson des spaghettis Panzani que Jeanne affectionnait plus particulièrement.

Certains triaient les gens en fonction de leurs âges respectifs ou de leurs signes astrologiques. Jeanne Crohin, elle, se contentait de les classer par saisons. D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, la belle brune avait toujours immédiatement catégorisé chaque nouvel électron gravitant trop près de son noyau.
Odd et l'été.
Le lien était plus qu'évident. Le blondinet excentrique l'avait totalement apaisée de ses rayons bienveillants. Un ciel sans nuages, sans aucun souci à l’horizon, ça collait plutôt bien à Odd, enfin au Odd d’avant. Et puis, que serait l'été sans le célèbre festival d'Avignon ? Sa ville natale, elle y pensait forcément ! Une fois inconfortablement installée sur le point Saint-Bénézet, à contempler les eaux sombres du Rhône qui renfermait secrètement le rêve de nombreux artistes venus s'échouer ici, Jeanne s'amusait tout l'été à estimer le nombre de personnalités présentes dans un rayon de vingt kilomètres. Celle de l'habitant, celle du touriste lambda, celle de l'acteur, celle de son personnage, celle de l'auteur du texte original qui plane en arrière-plan comme la silhouette sombre d'un oiseau du malheur. Parce que c'était ça aussi la personnalité d'Odd : une parade nuptiale de masques pourvus d'un rictus joyeux... plus surfaits les uns que les autres ces pseudo-sourires.

D'été, Jeanne l'avait bien vite catégorisé à automne. Les feuilles de sa mascarade permanente avaient bien vite chuté pour laisser place à l'arbre le plus mort que Jeanne eut l'occasion de rencontrer. Inconscient minéral plus que végétal néanmoins, totalement lisse à l'intérieur, du moins c'est ce qu'Odd aimerait. Ne plus rien ressentir tel le roc qui ne plie jamais devant le maelström de problèmes qui s'amoncelaient peu à peu autour du pauvre caillou. Comme l'automne, Odd se parait de ses plus belles couleurs alors qu'il était en train de mourir de l'intérieur, rongé par un subconscient envahissant au possible. La fin des beaux jours étant de plus en plus proche, Jeanne s'efforçait d'être là pour son ami qui tombait littéralement en miettes. A en croire ses cauchemars, il était sans doute arrivé à Halloween pour le moment, le temps où les esprits jouent avec les nerfs des vivants pour une période indéterminée... mais est-ce que ce genre de phase passe véritablement ? Odd avait le choix entre la voix difficile de la construction d'une certaine sérénité ou celle de la chute dans les crocs acérés de la démence. Jeanne comptait bien l'éclairer suffisamment en ces temps obscurs pour que Della Robbia ne privilégie pas la seconde option. Elle partait sans cesse dans d’intrépides discours persuasifs lors de leurs conversations, parfois minutieusement préparés et répétés préalablement à l'attention de Léon, qui n'était pas le cobaye idéal puisqu'il n’était pas capable de rédiger un feedback structuré au grand dépit de sa maîtresse. L'objectif de ces discours lentement articulés au creux de l'oreille du blondinet ? But en apparence simple mais terriblement complexe en réalité : la clarté de ses mots devait être assez intense pour chasser ces vilains nuages d'automne. Pour, qu'enfin, l'été puisse renaître à nouveau en dépit des nombreuses feuilles de vitalité perdues par le jeune chêne. Que dis-je, arbuste plutôt qui voyait déjà sa raison éparpillée en lambeaux de chair orange ou brune qui tapissaient sans relâche le sol avidement boueux de son somptueux manteau coloré avant de passer à l'immaculée conception blanchâtre qu'est l'hiver… représenté par Jérémie Belpois bien entendu. Sans doute l’être le plus froid qu’elle ait rencontré à Kadic. La seule fois où il lui avait adressé la parole, c’était glacial : Ne distrais pas trop Odd avec tes préoccupations artistiques… Il lui reste déjà bien assez de boulot scolaire à effectuer pour pouvoir espérer réussir son année. Sympa comme premier échange ! Le teint de porcelaine du jeune cinquième ne laissait jamais échapper que de l’hostilité à son égard et ça agaçait Jeanne au plus haut point. Elle avait parfois l’étrange impression que Jérémie tenait fortement à contrôler les fréquentations qu’Odd pouvait avoir… S’il y avait bien un secret entre eux comme elle le pensait de plus en plus, Jeanne Crohin comptait bien l’exposer au grand jour au plus vite.

S’éloignant de son mur parsemé de photos, la psychédélique Jeanne Crohin alla chercher ses ustensiles favoris qu’elle planquait dans un tiroir, entre ses feutres favoris et un tas d’enveloppes cachetées. L'atypique jeune fille s’approcha de sa fenêtre afin de baigner dans la lumière du jour, les pores de sa peau exposés aux rayons destructeurs, tandis qu'elle commença à rouler d'une main experte le papier à cigarette qui allait contenir son précieux tabac. D'un geste assuré, machinal au possible, elle porta la flamme de son briquet anthracite en direction de l'extrémité du cône destructeur qu'elle avait déjà coincé entre ses dents grisées. Après une première taffe bien méritée – elle avait quand même tenu plus d'une journée sans sécher le moindre cours ! –, elle reporta son attention sur l'univers environnant. Jeanne se trouvait au top du bâtiment-dortoir de Kadic, cette cacophonie de béton et de briques qui observaient les agissements des élèves de leurs regards lubriques. Interne de son état, Jeanne n'était évidemment pas censée se retrouver dans cette posture mais, le règlement d’ordre intérieur, elle s'en badigeonnait totalement les doigts de pieds.

A l’orée du parc, deux silhouettes se démarquaient assez bien du fond vert. Théo Gauthier… et Sissi. Le crapaud véreux saignait de l'intérieur, la « colombe blanche » aussi. Jeanne avait l’intime conviction que la Delmas avait bien vite oublié Ulrich depuis l’arrivée de son double souriant à Kadic. Sortant les mains de ses poches, le jeune sportif – aussi excité qu’un acarien au salon de la moquette – exhiba deux places de concert devant le minois de sa belle qui semblait apprécier l’effort. Dans l’esprit de Jeanne, il était bien clair qu'une femme allait toujours aimer un homme en fonction de la capacité de celui-ci à dominer les autres. Si les gargouilles affadies se contentaient des faibles, les chiennes préféraient les leaders. Et dans le match empli de testostérone qui opposait Stern à Gauthier, il était désormais évident que ce dernier avait sauté sur la bonne occasion pour concrétiser son plan. Il ne lui restait plus qu’à remonter la nacelle pour choper de la truite.

« Inspection des chambres dans cinq minutes ! » hurla une voix depuis le couloir.

Jeanne écrasa sa cigarette dans la gouttière et contempla le bazar sans nom qu’était sa piaule. Elle allait avoir du boulot…


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Jérémie ne partageait pas l’enthousiasme de ses camarades pour le repas de midi. En fait, il avait même décidé pour aujourd’hui de se cloîtrer dans sa chambre, son donjon. Après tout, il avait pas mal mangé au dîner, et les croissants du matin n’arrangeaient pas la chose… il pouvait bien se permettre de sauter un repas !

S’adapter à la vie en internat avait été un peu délicat. Avoir une chambre pour lui tout seul l’avait beaucoup aidé à se sentir bien, en sécurité. Jérémie avait des difficultés à fréquenter les autres, qu’il estimait régulièrement être trop stupides pour son niveau. Leur présence était agaçante, un peu comme celle d’une mouche qui viendrait bourdonner dans votre oreille. Ici, il était au calme, et tout seul avec son ordinateur. Ses doigts virevoltaient sur les touches, l’écran se reflétait dans ses lunettes. Finalement, ça faisait partie de lui. A ce train-là, il finirait par élire domicile directement dans son ordinateur !
Indéniablement, il avait des préoccupations bien supérieures à celle des autres adolescents de son âge. Là où eux jouaient au foot, se vautraient sur leurs chaises en classe et échangeaient leurs premières blagues grasses en pensant être spirituels, Jérémie travaillait sur un monde virtuel. Et ça, ce n’était pas donné à tout le monde, loin de là. Sa solitude n’était pas surprenante. Personne n’aurait pu comprendre ce qu’il faisait. Partager sa chambre n’aurait signifié qu’une seule chose : les regards remplis d’incompréhension d’un camarade trop arriéré pour saisir. Quelqu’un qui aurait voulu savoir. Qui n’aurait pas été en mesure de comprendre, mais qui aurait voulu essayer quand même. A qui il aurait dû dissimuler ses activités. Un danger pour le secret : l’une des pires choses qui soient.
Jérémie savait garder un secret.

Il lut en silence (évidemment, à qui pouvait-il parler ?) les résultats des scans qu’il avait opérés, et les compara aux historiques d’activité virtuelle. Il fronça légèrement les sourcils. Ce petit pic n’était pas une bonne nouvelle. Rien de critique, dieu merci, mais cela méritait son intérêt. Il rapprocha sa chaise à roulettes de l’écran et plissa un peu plus ses yeux bleu acier. Qu’est-ce que c’était encore que ça ?
En deux clics, il passa sur une autre fenêtre, opéra une vérification ou deux. De ce côté-ci, tout était correct. Mais toujours cette anomalie… Non, vraiment, il y avait un problème. Rien d’urgent encore, il ne cessait de se le répéter, mais il n’aimait pas ça. Les pulsations n’auraient pas dû être aussi marquées à cet endroit. Il lancerait des analyses complémentaires pendant qu’il serait en cours.
Un soupir agacé lui échappa quand il se rappela, trois fois hélas, qu’il ne pourrait avoir que des résultats partiels ici. Sa connexion au Supercalculateur n’était pas totale à cause d’une sorte de blocage mis en place au niveau de l’ordinateur quantique. Un dispositif de sécurité très intelligent, mais qui lui compliquait la vie. Il faudrait qu’il aille à l’usine après les cours pour avoir tous les résultats qu’il souhaitait. Ce trajet entre le collège et l’abri de leurs secrets était sa seule forme d’exercice physique, mais il s’y astreignait assez régulièrement pour être bien plus endurant et rapide qu’il n’y paraissait. Sans égaler le triomphe de son esprit sur le monde, il n’était pas mécontent d’arriver à tenir le rythme de sa double-vie.
Son regard tomba sur l’heure, affichée en bas de son écran, et son cœur fit un bond. 12h53 ?! Déjà ?! A ce train-là, il serait en retard pour la reprise ! Quelque peu paniqué par cette perspective, Jérémie saisit en vitesse son portable resté à gauche du clavier, et ramassa son cartable près de la porte. Pas la peine de vérifier s’il avait les bonnes affaires de cours : il savait qu’il avait parfaitement fait son sac la veille, avant d’aller travailler sur son ordinateur. De toute façon, il était trop tard pour s’en assurer maintenant.
Il prit pourtant le temps de fermer soigneusement la porte de sa chambre à clé, alors même qu’il craignait d’être en retard. Certaines choses ne pouvaient pas tolérer de négligence. Les secrets étaient faits pour rester derrière de belles serrures bien verrouillées. Le précieux sésame alla rejoindre les tréfonds de son sac, qu’il estimait plus sûrs que ses poches. C’était si exposé, une poche. On ne savait jamais qui décidait de vous la vider.

Sixx AM - This is gonna hurt

Conscient de l’heure bien trop tardive à son goût, Jérémie s’élança vers l’escalier, son cartable mal réglé lui battant le dos. Un petit groupe d’élèves de quatrième descendait avec moins d’empressement, quelques mètres devant lui. Dans sa précipitation, il eut le malheur de les bousculer au passage, maladroit comme il était. La conséquence fut immédiate, et sa course brutalement stoppée par une main attrapant la poignée de son sac.
— Dis donc Belpois, c’était quoi ça ?
— Désolé ! s’excusa-t-il, mais un peu trop tard pour éviter les ennuis.
Le garçon qui l’avait agrippé lui jeta un regard mauvais, et très menaçant. Evidemment, il était plus grand, plus costaud, et ses amis n’avaient pas l’air particulièrement décidés à intervenir en la faveur de Jérémie. C’était rigolo, de faire cracher ses dents au binoclard non ?
— Désolé ? Tu crois que ça suffit, d’être désolé ? rétorqua-t-il froidement.
Jérémie se sentit très très seul, très très petit, et très très nul en bagarre. Comme souvent.
— On… on va pas se disputer pour si peu, non ? Y a cours dans cinq minutes, on va être en retard…
Le mépris de Jérémie pour le reste de l’espèce humaine avait fait place à une peur beaucoup plus ordinaire, et qui faisait honte à sa supériorité intellectuelle. Malheureusement, sa peur était justifiée. Il pria pour conserver ses lunettes intactes.
— La ferme l’intello ! cracha le chef de bande en le tirant brutalement vers son groupe.
Le blondinet tituba. Le temps de reprendre son équilibre, il était totalement encerclé.
— T’iras en cours plus tard. Eh, comment tu vois sans tes lunettes ?
C’était déjà sa troisième paire depuis son entrée au collège. Sans surprise, il ne parvint pas à empêcher le caïd de les lui prendre et de les brandir trop haut pour lui avec un sourire victorieux. Il allait abîmer la monture avec ses grosses pattes de butor…
Jérémie détestait ces moments. Il avait la vue brouillée. Il se sentait tellement faible et incapable de se défendre. Tellement… minable. Et il savait bien que sauter comme un abruti pour tenter de les attraper ne ferait que le faire rentrer dans leur jeu, alors il resta debout les bras croisés à attendre qu’ils se lassent, le rouge lui montant aux joues au fil des secondes. Visiblement, son manque d’enthousiasme ne fut pas apprécié.
— Ben alors Belpois ? Tu veux pas les récupérer ? Tu préfères que je les lâche ?
Il tendit la main au-dessus de la rambarde de l’escalier, goguenard, faisant dangereusement osciller le précieux artefact au-dessus du vide.
— Rends-les moi, s’il te plaît.
Jérémie savait bien que ça non plus, ça ne servirait à rien. Il n’avait plus que ce ton neutre et poli pour épousseter son honneur en miettes, pour avoir encore l’air un minimum digne. Pour avoir la sensation de ne pas se faire marcher dessus, alors qu’en pratique, c’était quand même ce qui arrivait.

Un bruit de course résonna dans la cage d’escalier.
— Tu vas lui rendre tout de suite ! rugit une voix de fille.
Le cœur du blondinet fit un bond. C’était elle, son salut. Yumi remontait les marches quatre à quatre, le regard brûlant de fureur, son carré noir virevoltant autour de sa tête. Une tornade. Une redoutable déferlante redressant les torts qu’on faisait à son meilleur ami.
— Dégage Ishiyama ! Si tu t’approches je les lâche ! menaça le caïd, qui pourtant n’était pas tranquille.
Yumi ne fit pas mine de ralentir sa course. Elle était une flèche : rapide, implacable, imparable, déterminée, et avec une destination très précise. L’adolescent hésita, sentant la situation lui échapper un peu plus, jusqu’à ce qu’elle se rue droit sur lui. Jérémie se dépêcha de s’extirper de la mêlée, ne voyant qu’à moitié où il allait. Ce ne fut qu’à un ou deux mètres de distance qu’il souffla en s’adossant au mur, estimant s’être tiré d’affaire. Au ralenti, il vit ses lunettes voler jusqu’à lui par un miracle inespéré. Il les attrapa aisément et les chaussa, pouvant ainsi savourer la revanche qu’il prenait indirectement sur ses tortionnaires. Un petit sourire hautain revint se ménager sur ses traits. Ces imbéciles allaient voir.
La jeune japonaise n’y alla pas de main morte. Les coups de pied plurent, ceux de poing aussi, le tout dans un enchaînement de mouvements fluides. Elle était impressionnante, une vraie furie qui contrastait sans mal avec son naturel jovial et rieur. Jérémie éprouvait énormément d’admiration pour sa meilleure amie. Jamais il n’aurait été capable de se défendre aussi efficacement qu’elle. Peut-être faudrait-il qu’il se mette aux arts martiaux un jour… et encore, ça ne suffirait pas, vu le temps qu’elle consacrait à cette discipline !

Le petit groupe fila sans demander son reste, échappant autant que possible à une raclée mémorable. Yumi les regarda fuir dans l’escalier avec un air glacial. L’un d’entre eux trébucha et eut l’air de se faire plutôt mal. Une fois les adolescents hors de sa vue, elle se précipita aux côtés de Jérémie, retrouvant une expression plus empathique.
— Tout va bien ? Ils t’ont frappé ?
— Non, t’es arrivée juste à temps, répondit le petit génie avec un sourire rassuré.
Elle l’examina tout de même, vérifia qu’il avait les lunettes en bon état, puis seulement estima qu’il disait la vérité et l’étreignit quelques secondes.
— Je m’attendais pas à un retour au collège aussi mouvementé, soupira-t-elle, les poings sur les hanches. Bon. Tant mieux si t’as rien. Par contre on est en retard !
Elle n’avait pas tort, il était temps de se mettre en marche. Alors qu’ils descendaient l’escalier, Jérémie s’étonna :
— Comment t’as su où j’étais ? Et d’abord, t’es revenue quand ?
— J’étais chez le médecin ce matin, pour être sûr que tout allait bien, je suis revenue que ce midi, et Odd m’a dit que t’étais pas descendu manger. J’ai vite déduit où t’étais, et comme t’arrivais pas…
Ils échangèrent un sourire complice, rôdé pendant des années d’entente.
— T’es géniale Yumi, avoua Jérémie.
— Je sais ! répondit-elle avec un large sourire enfantin. On fait la course ?


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Trouver un bon lieu pour ses réunions avait été l’une des priorités du petit groupe à sa formation. La cour de récréation n’était même pas une option, beaucoup trop exposée et fréquentée. Le parc pouvait éventuellement convenir, s’il n’y avait pas eu un million de cachettes possibles pour quelqu’un qui aurait souhaité les épier. La maison de Yumi était plus compliquée d’accès, et la présence de la famille de la jeune fille était assurément un problème. Ne restaient plus guère que les chambres à l’internat, malgré le manque d’épaisseur des parois. En baissant le ton, elles fournissaient l’intimité requise… tant que Jim ne s’apercevait pas de la présence un peu trop régulière de Yumi, externe de son état.
Restaient deux possibilités. A l’époque on avait privilégié la chambre qu’Ulrich occupait seul, mais depuis l’arrivée d’Odd, la pièce était hantée par Kiwi. Jérémie avait alors catégoriquement refusé d’y mettre les pieds, et ils s’étaient rabattus dans sa propre chambre, qui était hélas un peu plus petite.

La pièce était finalement lourdement meublée. Une armoire tassée contre le mur, à côté du lit. Un bureau qui courait sur tout un coin de la chambre, peuplé d’écrans d’ordinateur et d’autres composants informatiques. Les étagères à droite abritaient une horde de livres d’informatique, ou d’autres sciences plus ou moins dures : biologie et entomologie, psychologie, physique et astrophysique, mathématiques (avec une préférence marquée pour l’algèbre), paléontologie, géologie, et même une petite introduction à la philosophie des sciences. La chambre de Jérémie incarnait ces foutoirs organisés remplis de dizaines de choses parfaitement bien positionnées, que pourtant les esprits extérieurs ne considéraient que comme chaotiques.
Ils étaient au complet. Ulrich, cet éternel air renfrogné sur le visage, était resté debout, appuyé contre le mur, comme il aimait faire. Il adorait cet aspect mystérieux et inébranlable que ça lui donnait. De plus, il restait près de la porte, laissant traîner une oreille pour vérifier quand quelqu’un passait dans le couloir. Yumi, elle, avait ôté ses chaussures pour s’installer sur le lit de Jérémie. La couette recouverte d’un motif étoilé bleu était impeccablement faite, au point que la jeune fille avait presque des scrupules de la déranger de la sorte. Elle avait repris du poil de la bête durant sa période de convalescence, et ses yeux noirs en amande brillaient d’une flamme enthousiaste. Elle s’assurait cependant d’être assez loin de la chevelure blonde enduite de gel d’Odd, qui balayait l’espace derrière lui quand il tournait la tête. Le plus novice du groupe était assis par terre, les oreilles grandes ouvertes. Il avait l’air effroyablement sérieux, malgré son costume violet et sa coiffure improbable.

Assis sur sa chaise de bureau, Jérémie les observa soigneusement un par un, installé derrière ses lunettes comme derrière la balustrade d’un balcon.
— Bonjour à tous. Motivés pour une plongée demain ?
— Je suis en heures de colle, répondit Ulrich. Oublis multiples d’affaires, la prof d’anglais en a eu marre.
— J’en prends note, on devrait avoir moyen de se débrouiller sans toi, assura Jérémie. Il se trouve que j’ai repéré une activité virtuelle anormale autour de la tour centrale, et j’aimerais que vous alliez voir ça de plus près.
— La tour centrale ? On y va jamais d’habitude, objecta Yumi. Tu préfères pas qu’on soit au complet avant de tenter ça ?
Le blond la regarda quelques instants, puis esquissa un sourire :
— Allons Yumi, ne te sous-estime pas.
Assis par terre, Odd n’avait toujours rien dit. Il fixait le sol en essayant de faire abstraction de ce qu’il entendait. Il était implicitement compté dans l’expédition, il le savait… mais il n’avait aucune envie d’y aller. Impossible de le faire savoir, bien sûr. Il se força à contrôler sa respiration, se déconnectant un peu de ce que Jérémie racontait. Il revit cette forêt qui hantait ses cauchemars, avec ses sentiers tortueux et sa végétation sombre. Même l’herbe paraissait agripper les pieds de son avatar virtuel, comme si elle voulait le tirer sous terre. L’idée lui tira un frisson effrayé. Il avait entendu dire qu’on pouvait être avalé dans l’ordinateur…
Être piégé là-dedans définitivement. Le cauchemar à l’état brut.
— Odd ?
La voix de Jérémie le fit sursauter.
— Euh oui pardon, quoi ? bafouilla l’adolescent, perturbé d’être arraché à ses visions d’horreur.
— Tu es libre demain ?
Le regard bleu acier de son camarade de classe n’appelait aucune contradiction. Odd se sentit cloué sur place, incapable d’échafauder une excuse pour éviter la plongée. Comme empreintes d’un pouvoir magique, les pupilles de Jérémie le forcèrent à répondre oui.
— Parfait ! s’enthousiasma le cerveau du groupe, qu’Odd voyait rarement sourire.

L’adolescent en violet aurait bien voulu pouvoir partager son entrain, mais la virtualité ne lui inspirait qu’un dégoût prononcé. Il avait espéré s’épargner un peu plus cette épreuve avec le retour de Yumi qui remettait les effectifs au complet, mais visiblement, rien n’allait changer…
— T’inquiète Odd, tout va bien se passer, ajouta Ulrich.
Si ça se voulait encourageant, le brun avait encore des progrès à faire en communication. Odd s’efforça de ne pas laisser paraître son trouble.
— Ouais, à l’aise, répondit-il nerveusement.
A la façon dont les autres le regardaient, il sentit qu’il n’avait pas fait exactement le bon choix de réponse. Ou peut-être que c’était sa voix qui avait vacillé ? A moins que ce ne soit son air soucieux qui l’ait trahi. Sa main avait-elle tremblé ? Il n’essaya pas davantage de cacher son malaise, percé à jour.
— Euh, bon bah si on a fini, j’vais vous laisser… marmonna le blond en se levant.
Il ne repéra pas l’échange fulgurant de regards entre les autres membres de la bande. Quand il sortit dans le couloir, il constata qu’Ulrich lui avait emboîté le pas sans dire un mot. Moment gênant. Que dire ? Et puis pourquoi son camarade de chambre l’accompagnait ? Le visage imperturbable du brun n’aidait pas à se faire une idée de ses intentions. Toujours fermé et indéchiffrable. Odd avait pensé passer un coup de fil à Jeanne pour se changer les idées, mais la présence d’Ulrich lui coupait cette possibilité.
— Eh Odd, ça te dit un match de ping-pong au foyer ? finit par proposer Stern, peut-être aussi peu à l’aise que lui.
Subitement, Odd entrevit la lumière, la façon de se sauvegarder de ce moment de malaise. Son cœur fit un bond, galvanisé par la perspective qu’il s’offrait.
— Non désolé, il fallait que je sorte Kiwi ! répondit-il avec un large sourire.
L’adolescent fila jusqu’à leur chambre et ouvrit le tiroir sous son lit, déclenchant quelques aboiements joyeux. Ulrich resta planté dans l’encadrement de la porte quelques secondes, dubitatif, puis s’effaça, un peu comme un ectoplasme à la lumière du jour. Une fois le petit chien bien installé dans son sac violet, Odd ressortit dans le couloir. Stern avait définitivement disparu, et le blond n’avait aucune idée d’où il avait pu passer. Haussant les épaules, il verrouilla la porte et descendit les escaliers d’un pas guilleret. Une fois dehors, il ne put s’empêcher de ressentir un frisson en voyant la lisière du parc.
Ulrich qui filait sans prévenir, et lui qui partait pour le parc, seul… ça ne lui rappelait pas de bons souvenirs.

Malgré tout, Odd poursuivit son chemin, soutenu psychologiquement par le sympathique soleil de fin d’après-midi. Une fois assez avancé, il laissa sortir son animal qui se complut à gambader dans l’herbe. Le blondinet s’assit au pied d’un arbre, gardant la créature à l’œil, et poussa un petit soupir d’aise. Il adorait ces moments de quiétude avec Kiwi. Cette bestiole pouvait lui rendre la pêche en un rien de temps. Tellement drôle de le regarder courir sur ses petites pattes, son museau triangulaire à l’affût d’une distraction. Les gens disaient que son chien avait l’air stupide, mais Odd pensait tout le contraire. Il voyait dans le fond de ces yeux une lueur d’intelligence insoupçonnée. Attrapant un bâton, il le jeta à son compagnon qui courut le chercher avec enthousiasme, pour le ramener quelques secondes plus tard en remuant la queue.
Odd sourit et lui caressa la tête, récupérant le jouet pour mieux lui relancer. Le manège se poursuivit une fois, deux fois, trois fois… jusqu’à ce que l’adolescent se lasse et n’attrape le chien pour lui faire un câlin, perdant son regard dans le ciel. Les cirrus étaient magnifiques aujourd’hui. De jolies volutes blanches sur fond bleu. L’espace d’un instant, il se les figura noirs, et les ombres qui tourmentaient ses rêves s’imposèrent à son esprit. La langue de Kiwi sur ses doigts lui sembla subitement froide et gluante, et il se revit chuter dans l’égout, poursuivi par cette mélasse obscure. Mal à l’aise, il reposa la bête, qui se fit une joie de retourner se rouler dans l’herbe, complètement oublieuse des problèmes de son maître.


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Sigur Rós - Sæglópur (Sense8)

Tout a commencé un soir de réveillon, en solitaire comme toujours chez les Belpois. Solitaire ici se traduit par « mon père et moi », ma mère passant chaque nouvel an en compagnie d'un groupe de bourgeoises cougars qui ne me plaisait pas. J'avais sept ans à l'époque, les ménagères qui avaient passé la quarantaine ne m'intéressaient guère. Après un repas réchauffé au micro-ondes (pas mal les lasagnes de supermarché pour un jour de fête) mon père se mit à zapper d'une chaîne de télé à l'autre. Jusqu'au moment où il fut attiré par une émission diffusée sur Arte qui montrait le spectacle grandiose d'un ciel traversé de rubans fluorescents, à la manière d'un arc-en-ciel nocturne. A minuit, au moment de faire un vœu, je savais ce que je souhaitais vraiment au fond de moi : me rendre un jour dans le Grand Nord et profiter moi aussi de cette fabuleuse vision. J'ai hésité quelques secondes avant de formuler mon rêve à Ludwig (je n'avais jamais vraiment réussi à l'appeler papa même si c'était vraiment mon père) sans savoir que lui aussi avait été irrémédiablement hypnotisé par ces lueurs fantasmatiques. Six mois plus tard, mon rêve est devenu réalité. C'était toujours comme ça avec Ludwig, l'argent n'étant pas un problème... Et il faut reconnaître que le peu de temps qu'il avait à m'accorder était toujours de qualité... ou presque.

Alors que certains ne rêvent que de soleil et de plages pour réchauffer leur hiver centre-européen, nous avons pris, mon père et moi, les chemins de l'exil à contre-sens, cap sur le Nord ! Ma mère n'avait pas tenu à nous accompagner, privilégiant à notre aventure un city-trip entre copines à Barcelone. Si seulement elle avait su ce qu'elle s'apprêtait à manquer ! Première étape de notre périple, nous atterrissons à l'aéroport de Tromsø, ville portuaire du nord de la Norvège et point de départ de quasi toutes les expéditions vers le Grand Nord. C'est là que nous attend le Hurtigruten (littéralement « voie rapide »), le fameux bateau qui nous mènera, en longeant la côte, jusqu'au cercle polaire. Avant d'embarquer, nous nous promenons dans les rues de cet ancien comptoir commercial devenu aujourd'hui une cité universitaire animée. Le centre-ville, avec ses pittoresques maisons colorées et ses nombreuses voies piétonnes, offre de multiples possibilités de shopping. Pas de mon âge vous direz ! Pourtant, il y avait quelque chose de redoutablement efficace au sein de ces petites échoppes. Faut avouer que le patrimoine artisanal est très riche dans cette région et le choix est difficile parmi les pulls tricotés main, les verres soufflés aux mille couleurs, les bougies parfumées et les délicieux chocolats chauds entre autres ! Une visite au Polaria Centrum, musée dédié à l'aurore boréale, nous prépare à l'expérience insolite qui nous attend. Si les explications scientifiques sont parfois trop complexes pour le commun des mortels, je comprends tout de même que tout dépend de l'interaction entre le champ magnétique terrestre et la puissante matière émise par le soleil. Evidemment, c'est un procédé tout à fait imprévisible. Pouvoir le vivre serait donc un coup de chance... Avec le recul, j'étais vraiment stupide à l'époque pour ne pas comprendre un phénomène aussi simple.

Après notre petite visite touristique, nous nous dirigeons vers le port pour embarquer sur le Hurtigruten. Contrairement à la plupart des bateaux de croisière, celui-ci n'offre aucun spectacle à bord. Ça aurait été dérisoire, ici c'est la nature qui fait le show ! Ce voyage, entre fjords et montagnes, est paraît-il l'un des plus beaux du monde. Du moins, c'est ce que nous dit la guide... mais pas la peine de préciser que je la crois sans peine ! Un membre de l'équipage en profite aussi pour nous signaler que chaque cabine est équipé d'un bouton qu'il suffit de presser pour être averti de l'apparition d'une aurore boréale en pleine nuit. Inutile de dire que Ludwig s'empresse de l'activer : « On dormira quand on sera morts ! » étant sa devise préférée.

Bien emmitouflé (ça caille vraiment sur place !), je me hisse jusqu'au pont supérieur du navire. Il fait nuit noire, mais au loin, les lumières de la ville de Tromsø ont quelque chose de féérique. Je m'amuse à déposer mon souffle chaud sur les barreaux gelés du ponton quand, tout à coup, un passager pointe son doigt vers le ciel et désigne une ligne verte phosphorescente. Se pourrait-il... ? Déjà ?! J'ai peine à y croire mais c'est bien une aurore boréale ! Ludwig est comme un gosse, le visage illuminé comme jamais et les pupilles remplies d'une excitation enfantine, à se demander qui est vraiment l'adulte dans notre duo... Pourtant, dès qu'il remarque que je l'observe, il reprend cette posture si sérieuse et sévère à la fois, les sourcils froncés et l'attitude du corbeau au plumage sombre qui surveille sa proie de très près.

Il en profite alors pour me jeter un regard froid, si froid qu'il m'en a flanqué le frisson, tout en prononçant cette phrase lourde de sens : « Il faut toujours garder son calme Jérémie, en toutes circonstances. »
Mal à l'aise, je reporte mon attention sur le spectacle qui est sur le point de commencer. Un fin ruban lumineux danse doucement vers le ciel, puis s'amplifie et s'étend comme un voile aux couleurs changeantes, passant du vert au jaune, de l'orange au fuchsia et puis au rouge. Au cours de ce ballet aérien, que j'imagine comme une étreinte fraternelle des astres entre eux, le rayon de lumière prend toutes les formes et évoque tour à tour une volute de fumée, une tornade, un ovni ou encore le génie s'échappant de la lampe d'Aladin (référence d’enfant évidemment, on ne pense qu'aux films Disney à cet âge). Ce spectacle fascinant dure plus d'une heure, peut-être deux. Par moments, le ciel est entièrement bercé par ce feu intense qui le déchire de l'intérieur. Mon rêve s'est réalisé. Ce voyage qui vient à peine de commencer m'a déjà permis de vivre une expérience magique. Tout ce qui se produira désormais n'est que bonus...

Le lendemain, notre bateau met le cap sur Honningsvåg, la dernière petite localité habitée avant le Cap Nord, située sur la côte sud-est de l'île de Magerøya dans le comté de Finnmark. Ce village de pêcheurs doit sa prospérité aux usines de congélation de poissons ainsi qu'aux nombreux navires de croisières qui y font escale. Un vrai régal les restos là-bas ! Mais on a peu de temps devant nous, il nous faut déjà emprunter le bus qui nous conduira au mythique Cap Nord. En chemin, nous assistons à un nouveau spectacle merveilleux : le lever du soleil. Il ne s'est plus montré depuis le vingt novembre. Ce n'est que depuis hier, vingt-trois janvier 1997, qu'il est à nouveau visible. Notre guide est tellement heureuse de revoir la lumière du jour qu'elle interrompt à maintes reprises ses explications pour jouir de la présence de l'astre.

« Ici, les enfants ont congé le jour du retour du soleil afin de leur permettre d'en profiter pleinement et de se promener dans la nature en cette période qui apporte une nouvelle prospérité » nous dit-elle d'un air enthousiaste en multipliant les regards vers la sphère jaune qui perce peu à peu l'épaisse couche de coton blanc qui nous protégeait de ses rayons.
Nous longeons ensuite une petite plage surnommée Copocabana, un classique. Malgré ce nom séduisant digne du territoire brésilien, la baignade est inenvisageable car même en plein été la température de l'eau n'excède jamais les 5 °C.

Sous bonne escorte, notre bus est précédé de deux chasse-neiges. Pour se rendre au Cap Nord, il est indispensable de disposer d'une autorisation en bonne et due forme ainsi que d'une présence locale qui veillera à la protection du trésor fragile que nous nous apprêtons à découvrir. Les routes ne sont pas éclairées, les fissures nombreuses, les voies dangereuses et il faut vraiment les connaître parfaitement pour atteindre sans encombres sa destination. Notre convoi avance sans problème majeur, avec une pause de cinq minutes à mi-chemin pour les besoins naturels et pour se dégourdir un peu les jambes. Quelques heures plus tard, nous voilà arrivés au point le plus septentrional du continuent européen ! J'ai vraiment l'impression de poser les pieds sur une autre planète... La vue des falaises enneigées est magnifique, tout est de glace et brille de mille feux. Lunettes de protection obligatoires ! Je ne ressens pas trop le froid malgré la température avoisinant les -10 °C. Je regarde Ludwig et, pour une fois, je sais qu'il pense exactement la même chose que moi.

L'être humain est vraiment minuscule dans cette blancheur infinie.

— Tu vois Jérémie, c'est cela un vrai monde sans danger, la sérénité à l'état pur !
— Dommage que ce soit si loin de chez nous, soupirai-je. Peu probable que j'aie la chance de contempler à nouveau un paysage aussi magnifique dans ma vie... Si seulement je pouvais avoir cette vue depuis Paris !
— Rien n'est impossible, sourit Ludwig – j'ai même cru qu'il m'avait adressé un clin d'œil ! –, rien n'est impossible mon fils... Tu l'auras ta vue splendide à deux pas de la maison, rien que pour toi, c'est promis...


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Quand Odd regagna sa chambre, Ulrich ne s’y trouvait pas. Le blond haussa les épaules, supposant qu’il devait être parti faire un match de foot avec ses camarades. Finalement ce n’était pas plus mal, il avait la chambre pour lui tout seul. Il libéra Kiwi dont les pattes étaient désormais couvertes de terre, et s’étala de tout son long sur son lit. Il ferma les yeux, inspira une fois, deux fois. Pour une fois, il n’était pas vautré là pour subir le film torturé de son inconscient. Pour une fois, il pouvait se laisser aller, sans avoir à craindre la destination de ses errances. Pour une fois, il était en paix. Au fond, la solution était simple : ne jamais dormir. Si seulement il avait pu. Ne jamais dormir, ne jamais mettre les pieds sur ce maudit monde virtuel, et il s’en porterait beaucoup mieux.
Quel dommage que ce soit impossible.

Il écouta Kiwi gratter au sol et continuer à batifoler dans la chambre, sans savoir comment l’animal faisait pour avoir autant d’énergie. Etait-ce parce que lui avait le sommeil paisible ? Quelle vie simple avait ce chien, il l’enviait. Lui n’avait pas de grand serment de protection du monde, lui n’était pas enchaîné par un secret trop lourd à porter…
Odd se rappela de l’existence d’exercices de mathématiques pour le lendemain. Avec un soupir des plus marqués, il se redressa et fouilla dans son sac de cours pour en extraire le manuel, sa trousse et son cahier. Il l’ouvrit, se rappelant avec un sourire de l’allure de celui de Jeanne, et s’allongea à plat ventre sur son lit pour faire ses devoirs. Une posture peu studieuse, mais Odd ne comptait pas prendre ça très sérieusement. Il recopia distraitement l’énoncé, oublia le numéro de l’exercice, commença à dérouler un calcul décousu avec une ou deux erreurs d’inattention. Ce n’était pas vraiment qu’il ne savait pas calculer de tête, c’était juste qu’il n’avait pas envie. Ses parents répétaient toujours qu’il était quelqu’un de très intelligent.
Il repéra par inadvertance une faute de copie… à la deuxième ligne de son calcul. Après un long soupir parfaitement audible, il écrivit le numéro de l’exercice suivant, qui portait sur de la géométrie. Odd fit un superbe triangle équilatéral à main levée, regrettant que l’on ne le note pas sur sa capacité à dessiner. Un bruit retint son attention dans le coin de la pièce, et il releva la tête.

— Eh, Kiwi, sors ta tête de là ! ordonna-t-il, constatant avec une mine contrariée que son chien fouinait du côté des affaires d’Ulrich.
Un jappement joyeux lui répondit, mais l’animal ne fit pas mine d’arrêter de retourner la valise de son camarade. Un peu angoissé par la tête que ferait Ulrich s’il rentrait maintenant, Odd se leva pour aller attraper le chien.
— Kiwi, stop !
Evidemment, c’était le jour que Kiwi avait choisi pour être espiègle et se dissimuler en entier dans la valise. Priant tous les dieux du monde pour qu’Ulrich reste à l’écart de la chambre pour la prochaine heure au moins, Odd ouvrit le bagage. Le mouvement chaotique de Kiwi projeta un T-shirt dans la figure du blondinet, qui l’ôta avec agacement et saisit la bestiole à deux mains.
— Toi tu vas retourner dans ton tiroir fissa ! menaça-t-il. Eh ! Mais lâche ça !
Une sorte de livre traînait dans la gueule de Kiwi, qui avait l’air très fier de sa trouvaille. Odd blêmit. Ulrich détestait que le chien s’approche de ses affaires. Fort heureusement, l’adolescent réussit à faire ouvrir la gueule à son animal et à en extraire l’ouvrage, qui ne souffrait d’aucun dommage à part beaucoup de bave sur la couverture.
— Tu sais ce qu’Ulrich va te faire s’il tombe là-dessus ? siffla Odd à voix basse. Psht, dans ton tiroir !
Il pointa la tanière du chien, laissée ouverte exprès pour qu’il puisse y retourner si le besoin s’en faisait ressentir. Penaud, Kiwi alla s’installer sur son semblant de coussin, décidé à se faire oublier pour le moment. Odd essuya d’un revers de manche la couverture. Il hésita. Tout remettre en place et faire comme si rien ne s’était passé ? Alors pourquoi est-ce que ses doigts s’approchaient aussi irrépressiblement du coin du livre pour l’ouvrir ? Pas de titre, couleur unie, et… eh ! mais c’était un album photo !
La curiosité d’Odd prit le dessus et il feuilleta avidement. Il tomba sur des photos d’Ulrich et sa famille, pouffa devant une photo d’Ulrich plus jeune, puis finit par arriver à une page où il n’y en avait qu’une, toute seule. Et pourtant, elle parlait beaucoup plus à Odd que tous les clichés qu’il avait pu voir auparavant.

C’était la rambarde d’un pont. Un pont qu’il connaissait, et dont la simple vue le remplissait d’effroi. Le pont de la vieille usine. Face à la rambarde, le fleuve derrière eux, on trouvait un groupe d’adolescents. Eux aussi, Odd les connaissait. Il y avait un brun taciturne aux bras croisés, le regard perdu dans le lointain. Un petit blond à lunettes qui essayait de s’éclipser furtivement du cadre, mais était retenu par un bras passé autour de ses épaules. Celui d’une jeune japonaise vêtue de noir, qui arborait un large sourire et se chargeait visiblement de prendre la photo de l’autre main. Et ensuite, tout à droite, il y avait cette anomalie.
C’était une fille, qu’il ne connaissait pas. Elle avait de longs cheveux roux, un sourire franc, et une myriade de taches de rousseur sur le visage. Troublé, Odd examina l’image pendant encore une ou deux secondes avant de se rappeler qu’Ulrich pouvait rentrer d’une minute à l’autre. Il tira son portable de sa poche, et se félicita que ses parents aient mis le budget dans un appareil capable de prendre des photos, ce qui n’était pas le cas de tout le monde au collège. Une fois sa trouvaille immortalisée, Odd se dépêcha de remettre à peu près en ordre la valise de son camarade. Lorsqu’il estimait qu’elle correspondait à son état initial, il se replia dans son lit, le cœur battant. Son livre de maths fut l’alibi parfait à utiliser pour prétendre faire autre chose au cas où Ulrich reviendrait.

Pourtant, là où ses yeux lisaient éternellement la même ligne de l’exercice 3 page 60, ses pensées caracolaient en désordre sous son front. Qui était cette fille ? Qu’est-ce qu’elle faisait à l’usine avec eux ? Pourquoi ne l’avait-il jamais croisée ? Qu’était-elle devenue ? Etait-elle toujours en vie ? Il paraissait assez évident qu’Odd ne pourrait poser aucune de ces questions à ses camarades. Il n’avait jamais entendu parler de l’inconnue, ce n’était pas pour rien. On lui cachait des choses, toujours.
Mais cette fois… il ne se laisserait pas faire. Oh non. Cette fois, il découvrirait ce que les autres lui cachaient. Et il avait déjà sa petite idée de comment il y parviendrait.
 

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