CHAPITRE 2 : TERRITOIRE BANQUISE
Les pourparlers effectués, nous apprîmes donc que Delumasu était effectivement issue de la haute aristocratie et avait décidé de faire un séjour dans notre Shogunat. Après tout il est très bien situé si l'on cherche des paysages aussi exotiques et variés que de climats, dans un espace restreint. Mais venir ainsi, seule; cela semble n'être rien de plus qu'un caprice.
D'où mon agacement léger quant à la tâche qui m'a été confiée: escorter notre dignitaire alors qu'elle visite les alentours de la demeure du Shogun, tout comme lui faire la conversation. L'art en question se borne à se taire en grande partie et répondre élégamment à ses quelques interrogations. Ce n'est pas un domaine où je trébuche, mais mon temps serait mieux employé à me préparer à l'affront qui nous attend. Être le meilleur est un affûtage de tous les jours et une bataille est mieux livrée lorsqu'on connait les moindres recoins des lieux où se déroulera l'assaut. Je connais certes les lieux sans doute mieux que quiconque; la plaine devant nous, les bois suivis des montages, mais les paysages changent et pas seulement selon l'astre qui les éclaire. Les connaître implique de les fréquenter régulièrement, au même titre que l'on prend des nouvelles d'une personne chère.
Mais ma journée se borne à promener une princesse.
« Êtes-vous toujours aussi lugubre ? » m'adresse-t-elle subitement alors que nous marchons.
Lugubre ? Je réfléchis un instant, les yeux perdus dans le ciel.
« Seulement lorsque j'assume mes fonctions.
— Et lorsque vous ne les assumez pas ?
— Il n'est plus d'instant où la tâche me quitte. Que le sommeille me gagne ou m'emporte à jamais, je serais toujours le fidèle serviteur de mon Shogun.
— Que de loyauté, en effet ! se gausse-t-elle. Votre Shogun a bien de la chance… »
Je ne relève pas.
« Que faudrait-il faire pour vous rendre moins lugubre ? »
Rose empoisonnée… Beaucoup d'aristocrates n'ont que ce genre d’amusements. Combien sont tombés en disgrâce de ne pas avoir su danser sur une corde raide ?
Elle attend ma réponse. Lui opposer un silence est trop offensant. Mais lui répondre est un exercice qui relève de la haute précision. Je repense à un individu dont la répartie est dans ces cas-là aussi rapide qu'osée. L'opposé de ce qu'il me faut, et pourtant s'échappe de ma bouche une réponse kamikaze malgré moi.
Comment me rendre moins lugubre…
« Sans doute une invraisemblable quantité de saké. »
Elle rit aux éclats.
Je réalise que non seulement j'ai réussi à tenir en équilibre sur ma corde raide, mais pas seulement.
Qu'il s'agisse de ma propre impertinence ou de son rire cristallin : je n'ai pu m'empêcher de sourire.
Reste à savoir si ce qui m'amuse est le fait de m'en être sorti de façon aussi acrobatique, ou de voir ce visage quelque part acariâtre, s'éclairer d'une lumière que je n'avais pas soupçonnée jusqu'alors.
* * * * *
Le lendemain, j'avais repris mes occupations. Mon katana chantait alors qu'il fendait l'air en douceur. Le fil de ma lame était parfait, si bien qu'il sifflait mieux qu'un verre en cristal. Le vent emportait les fleurs, disloquait délicatement leurs pétales et une caresse sur le métal froid suffisait à les séparer en deux. Je me contentais de les cueillir à leur approche…
« Libre cerisier,
aux pétales envolées,
fendues dans les airs… »
Je ramenais mon katana près de mon corps et me tournais vers elle.
« Ne vous formalisez pas, me dit-elle ; je n'ai jamais été très douée comme Haijin*. » (auteur/autrice de haiku)
Je m'inclinais pour la saluer.
« Delumasu-hime...
— Shuterun-san... »
On m'avait rapporté la veille au soir que "l'acariâtre Delumasu ne se souvenait jamais des noms des personnes qu'elle prenait pour ses serviteurs", mais force était de constater que je lui avais laissé un souvenir un peu plus marquant que cela. Je notais aussi qu'elle était dépourvue de toute escorte… il semblait donc bien vrai qu'elle n'en fasse qu'à sa tête. Ce que je ne m'expliquais pas, en revanche, c’était de ne pas l'avoir entendue s'approcher…
Je rengainais mon arme.
« Oh, je vous en prie, ne vous arrêtez pas pour moi ! dit-elle aussitôt.
— Mon rôle est de vous servir.
— En ce cas vous seriez exquis de ne pas vous interrompre. »
Delumasu-hime semblait ignorer que ce genre d'exercice se pratiquait dans une solitude parfaite, mais comme je l'avais déjà admis, mon rôle était de la servir, aussi si ses ordres étaient de poursuivre une démonstration, alors je me devais d'obéir.
Je me replaçais face au panorama de montagnes, fermais les yeux et éclaircissait mon esprit.
Mes pensées étouffées, soufflées comme des nuages, les yeux demeurant clos pour ignorer la présence, j'occultais tout, y compris celle qui m'observais, et empoignais l'arme à ma hanche.
Mon katana glissa hors de son fourreau sans un bruit, je me mis en position puis attendis. J'attendais dans le silence.
Et le vent se leva…
* * * * *
Il ne bougeait pas, aussi immobile que l'aurait été sa propre statue. Delumasu, au lieu de s'exaspérer, s'étonnait d'une fixité aussi parfaite. Même la pointe de sa lame ne déviait pas, ne tremblait pas. Aucun mouvement, hormis celui de ses vêtements dansant faiblement dans les courants d'air.
Le temps passait sans aucun bruit, même les arbres se taisaient malgré le vent tentant de faire bruisser leurs feuilles. L'endroit était idéalement situé pour ne pas être troublé par des voix.
Seule une brise à peine plus forte que les autres arriva enfin à emporter quelques pétales pâles.
Portés par le vent, ils glissèrent doucement vers le samouraï et, enfin, celui-ci s'anima.
Sans changer de posture, sans presser le mouvement, il mania le sabre et plaça le fil de sa lame chaque fois dans la trajectoire des pétales qui, rencontrant la lame brillante, glissaient dessus en se séparant docilement en deux.
Aucun d'entre eux n'échappa à ce traitement.
Aucun mouvement brusque.
Et à aucun moment il n'avait eu besoin d'ouvrir les yeux.
Sisi demeura silencieuse, aussi immobile que les arbres, qui ne laissaient que leur feuillage tressaillir dans l'air; seuls ses cheveux frémissaient sous le vent frais.
* * * * *
« Je l'ai vu ! Je l'ai vu ! Ce scélérat ! »
Intrigué, je délaissais mon thé pour sortir dans la nuit éclairée et comprendre d'où venait le chahut. C’était un de nos soldats. Lorsqu'il me vit, il tenta de maîtriser son émotion et se précipita pour me narrer :
« Shuterun-sama, je ne mens pas ! J'ai vu ce scélérat ! L'assassin !… »
Je saisis immédiatement. Il n'y en avait qu'un ici qui fasse autant parler de lui. Il semblait de retour.
« Où donc ?
— Il se dirigeait vers la demeure du Shôgun ! Mais ils ne veulent pas me croire…
— Il suffit. Je m'y rends. »
Il inclina bien vite la tête et daigna retourner à ses occupations, me laissant me charger de l'intrus.
Après tout, ils savaient tous qu'ils ne pouvaient rien faire contre lui, s'il était là. La consigne – aussi étrange soit-elle – était de revenir au calme pendant que je procédais.
Un assassin dans la demeure du Shôgun. En temps normal, l'alerte maximale serait donnée. Mais ce renégat n’était absolument pas normal.
Il était pire. Bien pire que tous les autres.
Je me dirigeais sans me précipiter vers la demeure de mon maître, songeur. Sa présence dans le Cinquième Territoire n'était guère étonnante, puisque nous étions en pleine préparation pour un grand assaut. Il n'allait pas rater cette occasion.
Cet assassin, ce shinobi, était un "visiteur" plutôt récurrent, qui provoquait inévitablement des remous dans nos rangs lorsqu'il se présentait, et la colère lorsqu'il repartait, toujours vivant, bien sûr. Il ne pouvait en être autrement, de toute façon; il était bien bien trop compétent pour se laisser avoir par notre garde.
C’était pour cela que j'approchais seul du bâtiment sombre, tout en réduisant au minimum le bruit de mes déplacements. Moi seul était en mesure de rivaliser avec ce renégat. Cet ancien samouraï.
Il n'a jamais pu toucher un sabre cependant.
On lui a pris les auriculaires de chaque main.
Sans eux, il était encore possible de tenir un katana, mais pas de le manier réellement. Sans ces doigts, il n’était plus possible d'être un véritable samouraï… Ce qui ne m'empêcha pas de faire preuve d'extrême prudence en entrant dans la première pièce. Son abandon du katana l'avait amené à expérimenter plus d'armes et de ruses que personne au Cinquième Territoire n’était en mesure d'imaginer, ni de pratiquer.
C'est ainsi que je dégainais brutalement ma lame et la pointais aussitôt sur ma droite, au dessus de ma tête. Dans cette direction, le ninja, suspendu aux poutres du plafond par la force de ses jambes, tête en bas, me visais de son poing qu'il tenait dans son autre main.
Je savais que son poignet, braqué vers moi, cachait d'innombrables armes et artifices, dont l'un pouvant projeter des aiguilles.
Je regardais sans ciller le visage de ce tueur aux poings à quatre doigts, attifé n'importe comment, sombre tout de même pour rester dissimulé dans la nuit, tandis qu'il me toisait tout autant, sans broncher.
Chacun menaçant l'autre de mort.
Ça devenait une habitude. Une façon de se dire bonjour.
Il sourit : « Tu rouilles, Ul'rik.
— "Affirma-t-il, naïvement", rétorquais-je en souriant aussi, comme à chaque rencontre.
— Sauf que moi, c'est pas des paroles en l'air ! »
Je reste dubitatif. Il précise :
« T'as oublié Kiwi ! »
Je fronçais les sourcils, contrarié, tournai la tête et aperçus à deux pas de moi la bête, assise, immobile et parfaitement silencieuse, me fixant de ses yeux mauvais.
Je soupirais tandis que je rengainais mon arme et qu'il verrouillait ses outils tout en se laissant souplement tomber à terre, tel un chat.
Le chat maudit, un de ses surnoms, lui avait été donné pour son agilité féline et ses mains à quatre doigts. Pourtant lui préférait les chiens. Le sien, qu'il amenait de plus en plus souvent avec lui, se révélait à ce qu'on racontait d'une aide surprenante. J'ignorais comment il faisait son éducation mais cette hideuse créature avait un instinct de conservation bien dosé… et une vivacité non négligeable.
Oddo, dit aussi Odd, le plus grand ninja que le Cinquième Territoire ait jamais vu, mais par ailleurs peut-être le plus terrible ninja que le Japon ait encore jamais vu.
Et aussi le plus pénible. Mais on s’était accordé à dire que cela faisait partie de son charme.
« Je me permets de te rappeler que ce nom (celui du chien) est toujours aussi idiot que le jour où tu l'as choisi.
— Tu dis pas ça parce que tu viens de perdre ? sourit-il, goguenard.
— Je ne vois pas de quoi tu parles…
— Plus sérieusement ; j'ai cru comprendre que Jerem' et Aelita cherchaient à me contacter. J'arrive au bon moment ?
— À point nommé, et avec de l'avance. Ils auraient pu me prévenir.
— Ils ne l'ont pas fait ?
— J'admets que, pour leur défense, ces derniers temps je suis remarquablement occupé à faire mon devoir, à savoir balader une princesse.
— Oh ! Tu me la présenteras ?
— Non.
— Rabat-joie. Et sinon ? Quelle est la couleur ? »
Le laissant déteindre sur moi, je m'adosse nonchalamment au mur avant de lui raconter les faits.
« Les troupes ennemies se rassemblent derrière les montagnes au Sud. Nous devrons les contenir dans la forêt en bordure et ne pas les laisser en sortir, pour garder la plaine aussi vide que possible. Et quand je dis nous, c'est surtout toi, moi et mes compagnons. Ishiyama-san restera en retrait devant les remparts pour défendre la cité…
– Ishiyama-san ? Depuis quand tu parles de Yumi comme ça ? »
Je restais muet et contrit. La dernière fois qu'Odd nous avait rendu service (et donc nous avait rendu visite) datait sérieusement. Il ne savait pas qu'entre temps, notre relation avait pris un tournant définitif.
« Je vois un de tes sourcils tiquer. Je crois comprendre…
— Il n'y a rien à comprendre, et nous n'aurons pas cette conversation.
— Et maintenant une veine enfle sur ta tempe, tu es sûr que tout va bien ? se moque-t-il.
— Un jour, ta tête va dégringoler. Et ce sera très sale.
— Haha ! Oui, oui, je sais, je l'ai entendu des milliers de fois. Mais je suis toujours là ! »
C'est cruellement vrai.
« Blague à part, repris-je : la stratégie est sensiblement la même à une exception près. Je m'engouffre dans les bois avec mes hommes, nous décimons les meneurs et dispersons les troupes tandis que le gros des soldats restent en bordure de forêt. Ils n'entreront dans les bois qu'une fois cela nécessaire. Juste un détail, nous avons un tout nouveau capitaine parmi eux.
— Et alors ?
— Il… débute.
— C't'à dire ?
— Il n'a encore jamais combattu, si ce n'est lors de la dernière attaque, par la force des choses. C'est un civil.
— Ah. »
J'en avais presque oublié qu'Odd se fichait pratiquement de tout, surtout de ce genre de détails. Alors que moi, je me laissais trop affecter par ces choses-là. Après tout, notre organisation n’était guère son problème. Odd, lui, inspectait négligemment ses ongles, taillés en pointe. Je repris :
« Donc, dans ton cas…
— Je fais comme d'habitude. Je les attends sagement dans la forêt, bien avant vous tous, et je fais mon travail, ni vu ni connu…
— Exactement. Et par pitié, évite de te faire remarquer. Jeremi n'a vraiment pas envie d'expliquer à nos soldats ses raisons d'employer un ninja. Surtout un renégat comme toi. »
Il se contenta de rire.
« Il n'aura qu'à dire la vérité : j'en vaux mille comme eux… répondit-il en me tapotant l'épaule.
— Ne fais pas trop le fier, tes talents n'iront jamais jusque-là.
— Roh, méchant, va…
— Tu plafonnes à cent, tout au plus. »
Il éclata de rire, cette fois.
Je souris.
* * * * *
Je sortis en fermant doucement la porte, effectuai trois pas et me figeais sous le son de sa voix :
« J'ai tout entendu ! »
Je la situai aussitôt : cachée au raz du mur, elle sourit comme une enfant fière de son tour et m'approcha.
« Comme c'est excitant ! Alors comme ça, vous et cet assassin êtes amis ? »
Comment ai-je pu laisser Delumasu m'espionner aussi facilement ? Et puis même ce chat imbécile n'a rien remarqué ! Elle se rapprocha encore et susurra :
« Je veux tout savoir. »
Je contemplai encore un peu son expression. Fière d'elle, de nous avoir doublés, elle attendait avec impatience que je lui raconte une fascinante histoire. Pendant ces quelques secondes, je me remémorais la journée, à partir de la démonstration de kenjutsu du matin où elle m'avait observé sans commenter ni applaudir, respectant le silence comme seuls des disciples savent le faire. Les civils se sentent obligés de manifester leur exaltation, mais elle n'en a rien fait, m'offrant là tout de même un aperçu très clair de sa fascination envers mes capacités.
L'après-midi, je m'étais complu dans la discussion, me prenant au jeu que j'avais commencé, à savoir marcher sur ma corde raide. Pas un mot de trop, mais toujours sur la limite.
Ce soir, son regard demandait autre chose que d'habiles fuites.
Je savais que je devais me taire. Devenir froid comme la pierre et tout aussi silencieux. Abrupt comme nos falaises et impassible surtout. Mais, j’ignorais pourquoi mais après une journée à pouvoir sonder son regard et son attitude, j’avais la certitude qu'elle ne nous dénoncerait pas.
J'embrayais le pas, lent, et elle m'accompagna presque épaule à épaule.
* * * * *
« Si vous en doutiez, sachez qu'il s'agit bien de l'assassin que l'on décrit. Ce chat, le Murasaki Neko, est un ninja redoutable, si ce n'est le plus habile de notre époque. Mais il ne l'a pas toujours été. On peut même dire que sa création est assez récente…
« Pour reprendre du début, il vient d'une famille nombreuse et modeste. Il ne vivait pas ici non plus. En grandissant, il s'est avéré montrer un certain potentiel physique. Une noble famille s'est aperçue de ses capacités et l'a adopté, pour faire partie d'une branche parallèle de la famille au service de la branche principale. Ces hommes étaient destinés à manier le sabre une fois certaines conditions remplies, comme des preuves de loyauté, de maturité, d’adresse, et être un membre suffisamment ancien de la branche parallèle.
« Il s'est avéré prometteur, quoiqu’assez bruyant. Et il se rapprochait du stade où il pourrait enfin toucher son premier katana. Mais arriva un incident au cours duquel il eût à faire un choix. Il le fit en suivant son propre code d'honneur, avec fierté, sans regrets. Seulement son maître a pris cet acte pour une marque de défi envers son autorité absolue. Il le punit en le privant de ses auriculaires, lui rendant à tout jamais impossible le maniement du sabre, avant de l’expulser de la famille. Alors le renégat qu’il était devenu décida de s’en aller sans un regard en arrière et il partit parcourir le monde. Très rapidement, des histoires au sujet d'un invraisemblable renégat commencèrent à naître.
« Il n'avait pas l'expérience pour devenir aussitôt une légende, mais bien assez de culot, d'agilité et de chance pour démarrer sur les chapeaux de roue. Il a toujours aimé être le centre de l'attention, et se voit comme… un joyau vivant. Enfin je reprends ses termes.
— Et vous ?
— Moi ?
— Comment se fait-il que vous en sachiez autant ? Comment se fait-il que vous vous connaissiez aussi bien ?
— Eh bien… il se trouve que nous avons grandi dans la même ville. À l'époque où il fut prit dans la branche parallèle, je commençais moi aussi mes propres apprentissages. Principalement les arts martiaux, dans une école réputée. Nous avons fini par apprendre à nous connaître puisque mon maître et le sien étaient très proches. Et lorsque l'incident éclata, je fut le seul à prendre sa défense. Les notions de diplomatie qui m'ont été enseignées furent sans doute la raison de sa survie. Après qu'il fut parti, j'ai moi-même quitté la ville et rejoint le shogunat de Jeremi-sama. J'ai appris à connaître cet homme et sa valeur, puis je suis devenu digne à mon tour d'être connu de lui, et j’ai été rapidement hissé au plus haut rang de sa garde.
« Jeremi-sama est une honorable personne. Réellement. Je ne peux rêver meilleur maître. Et il se trouve que lui aussi, Neko, l'a reconnu comme honorable – et redoutable, à sa façon. Alors il se permet de nous rendre visite de temps en temps et de nous apporter son aide lorsque c'est opportun, et bien sûr Neko se garde de tout préjudice possible envers Jeremi-sama. Cependant, ni la garde ni les civils ne sont au courant d'un quelconque arrangement. Ils savent juste que parfois, le terrible Murasaki Neko rôde dans le Cinquième Territoire et nargue nos soldats, sa façon à lui de menacer notre Shôgun avant de peut-être passer à l'acte.
— Et vous ne voulez vraiment pas leur dire qu'il respecte le Shôgun et ne lui veut aucun mal ?
— Impossible. Pour eux, Murasaki Neko est un homme particulièrement dangereux et mauvais, et on ne peut pas leur en vouloir de le penser au vu de la réputation qu'il s'est faite. La moitié est vraie, l'autre est honteusement inventée au bouche à oreille, mais le pire est bien que les faits les plus extravagants et les moins crédibles sont en fait le plus souvent ceux qui sont avérés…
— Fascinant…
— Vous en avez sans doute vous-même entendu quelques-unes ?
— À vrai dire… on m'a raconté l'histoire d'un bakeneko pourpre qui déroba toutes les tenues d'un manoir entier alors que les occupants prenaient leur bain...
— Oui. Il était extrêmement fier de cet exploit.
— Vraiment ?
— Je peux vous assurer que c'est un gros chat violet orgueilleux et non un bakeneko qui a accompli le tour de force de se débarrasser de vingt fois son poids en tissus. Il en était honteusement fier. Les habitants étaient parfaitement nus. Mais c'était dans ses débuts.
— Ses débuts ?
— Oui. Il a fait pire, depuis, souris-je malicieusement. »
* * * * *
J'ouvris la porte et inspirai l'air frais.
Cela me fit un bien fou. Cela faisait plusieurs jours que je n’étais pas sortie, mais les occasions se faisaient rares ; avec l'assaut qui se préparait et la rumeur qu'Odd était dans des parages ; les tours de garde se faisaient plus fréquents et mes possibilités de sortir sans être vue : limitées. Mais c’était mieux ainsi. Je faisais confiance à Jeremi-kun. Il faisait si rarement erreur qu'il fallait être bien téméraire pour aller à l'encontre de ses conseils. Alors quand il disait que la cité n’était pas encore prête à me rencontrer, je préférai attendre encore.
Après tout, vu notre ennemi, je concevais qu'ils ne puissent m'accepter parmi eux, pour l'instant du moins. Et puis, je pouvais au moins aujourd’hui profiter du jardin secret.
« Aelita-chan ?
— Je suis là ! »
Jeremi me rejoignit. Je m'interrogeais :
« Dois-je déjà rentrer ?
— Non, tout va bien, profite-donc du soleil. Je passe t'avertir que je reçois le chef de garde de notre invitée dans la pièce principale. Sans doute veut-il me demander d'intervenir auprès d'elle pour la convaincre d'être plus passive et de cesser de semer ses gardes du corps sans cesse… »
Je pouffe.
« Je comprends cette femme ! C'est un peu comme être enfermée entre quatre murs… »
Je m'aperçois trop tard de ma propre maladresse, Jeremi-kun répondit aussitôt :
« J'en suis profondément désolé et tu le sais, mais nous avons déjà essayé de te déguiser, cela a failli tourner au cauchemar. Tu ne peux pas sortir tant que Xana exerce une telle emprise psychologique sur les citoyens. Tant que nous ne l'aurons pas suffisamment affaibli, ils ne seront pas prêts à t'accepter, et défieront par la suite mon autorité…
— Je sais bien, je ne voulais pas te mettre dans l'embarras, désolée…
— Ce n'est rien, ce n'est rien. Après tout, c'est moi qui ai choisi de me lancer à corps perdu dans cette aventure, sourit-il en s'asseyant sur une des grosses pierres du jardin secret où nous sommes. Le mieux sera d'attendre que Xana ne perde des forces et de te faire prendre part aux choses à partir de là. Ainsi, d'une façon ou d'une autre, dans leur esprits, ils t'associeront partiellement à la victoire. Et comme tu as ma bénédiction, ainsi qu'un charme fou, ils pourront difficilement faire autrement que t'apprécier pour ce que tu es, c'est-à-dire une princesse. »
La mention de mon charme et de ma soit-disant allure de princesse me fit rougir.
« Arrête ! Tu sais bien que ça me gêne !…
— C'est bien pour cela que je te taquine… »
Et encore plus effronté : il déposa une bise sur ma joue et fila s'entretenir avec le chef de garde. Pendant ce temps, je gère tant bien que mal mes rougeurs, mais avant d'avoir pu retrouver mon calme (et éventuellement glousser parce que Jeremi-kun est un coquin) une voix enjouée me fit sursauter :
« Comme c'est charmant ! Ce jardin est si magnifique ! C'est vous qui l'entretenez ? Vous avez un sens aigu du feng shui… »
Je pâlis en voyant l'inconnue faire comme chez elle dans le jardin où seuls Jeremi-kun et moi sommes autorisés à entrer (bon, j'oublie le plus-que-talentueux jardinier qui entretien les lieux en secret) mais je blêmis de plus belle alors qu'elle continue de pérorer comme si de rien n'était :
« Et votre relation avec Jeremi-sama, c'est absolument mignon ! Je le savais agréable à vivre mais il fait décidément un très bon amant ! Quant à Xana… »
J'ai sans aucun doute un teint plus maladif que jamais.
« J'adorerai en savoir plus ! C'est si mystérieux… personne ne semble vouloir raconter aux étrangers la nature des attaques dont le Cinquième Territoire fait l'objet, pourtant les assauts sont, paraît-ils, récurrents, parfois même très violents, au point que l'aide d'un assassin est la bienvenue ! D'ailleurs lui et Shuterun-kun sont très proches !… Et puis vous, qui vivez ici, sans que personne ne le sache, les domestiques eux-mêmes semblant ignorer jusqu'à votre existence ! »
Elle soupire, bienheureuse, et cesse de contempler les moindres recoins du jardin pour me regarder dans les yeux.
« Vous, qui vivez ici, et qui semblez si spéciale… Racontez-moi tout ! »
Je reste de marbre un long moment, le temps d'assimiler tout ce que je viens d'entendre.
J'ai affaire à une fouineuse de haute volée, qui en sait déjà beaucoup sur nous. Cependant, même si elle porte certes de l'intérêt à mes traits, ceux-là même qui nous causent bien du souci, à Jeremi et moi-même ; mes dons ne me signalent pour autant aucune mauvaise intentions chez elle. Et par-dessus ces détails, à mesure que je retrouve mon calme, quelque chose m'interpelle ;
« Comment savez-vous ces choses sur l'assassin et Shuterun-san ?
— Oh, c'est très simple ! J'ai suivi leur conversation, un peu comme avec vous et Jeremi-sama ! Et ensuite, j'ai demandé à Shuterun de tooouuuut me raconter, tout tout tout ! C'était passionnant ! » papillonne-t-elle, exaltée.
Je n'avais jamais vu ou entendu parler de quelqu'un d'aussi… enthousiaste à se faire raconter des potins ? Elle rendrait cela presque élégant. Même s'il s'agit de se mêler des affaires des autres.
« Alors ? Qui est ce Xana ? »
* * * * *
« Je comprends vos craintes, tempéra Jeremi, toutefois je n'ai aucune autorité sur votre maîtresse et je crains qu'user de subtilité ne soit qu'une piètre manière de la manipuler, d'autant plus qu'elle doit bien connaître cette tactique.
— Mais, Jeremi-sama… gémit l'homme.
— De plus, je peux vous assurer qu'elle ne risque absolument rien en mon Shogunat tant qu'elle ne quitte pas l'enceinte de la cité. Vous pouvez disposer. »
Saluant le chef de la garde rapprochée, sans lui laisser plus d'occasion d'essayer – en vain – de le convaincre d'éduquer Delumasu : Jeremi se leva et quitta la pièce, allant rejoindre sa précieuse amie – seulement amie ? – pour voir s'il pouvait l'aider à se distraire, elle qui en avait si peu l'occasion.
Il entendit le son de sa voix et s'interrogea. Aelita ne parlait jamais toute seule. Or, il n'y avait jamais que lui et elle dans le jardin secret. Qu'est-ce que cela voulait dire ?…
« Un… Yôkai ? »
Jeremi senti son cœur rater un battement en entendant cette autre voix. Aelita répondit.
« Exactement. Xana est un Yôkai. Un démon brutal, puissant et doté d'une énergie vitale monstrueuse. Là où il faut quelques coups pour tuer un humain, il faudra la force des montagnes pour annihiler Xana. C'est pour cela que nous cherchons depuis des mois une solution plus élaborée que la force brute, et nos recherches portent doucement leurs fruits... »
Il ne parvint pas à accélérer le pas, au contraire, il ralentit et entendit son cœur accélérer. Qui avait pénétré le jardin ? Qui extorquait ces informations à Aelita ? Quel était son niveau de menace ? Jeremi était-il en mesure de le neutraliser ? De marchander ? D'élaborer une stratégie de fuite ?
« Et vous ? Pourquoi êtes-vous si différente ?
— J'ignore les raisons exactes de cette couleur de cheveux en particulier, et pourquoi mes oreilles sont devenues si effilées, tout comme mes joues sont ainsi marquées mais ce qui est sûr c'est que cela est arrivé lorsque mon père et moi avons rencontré ce Yôkai, il y a dix ans de cela. Mon père était un chasseur de Yôkai et depuis que ma mère a disparu, j'avais décidé de l'assister à sa place. Nous avions entendu des rumeurs tragiques concernant ces immenses terres et sommes partis à la recherche de l'origine des troubles.
« Nous avons trouvé Xana, nous l'avons même tout simplement réveillé alors que nous n'aurions jamais dû, et nous avons vite compris qu'il était hors de notre portée. Hors de tout contrôle. Mais il était trop tard pour fuir. La créature m'a aussi capturée, dans le but de se servir de moi d'une façon ou d'une autre. C'est là que sont apparues ces modifications sur mon corps. Quant à mon père, puisant dans ses dernières forces, ils nous a scellés, le Yôkai et moi, pour protéger l'Humanité. Il ne pouvait plus rien faire pour moi… il est mort peu de temps après, à bout de forces. »
Aelita semblait si calme que Jeremi commença à douter qu'elle parlât sous la contrainte.
« Mais, dix ans plus tard, alors que Jeremi-sama menait son shogunat depuis quelques bonnes années, il découvrit la cache. Il voulait connaître les moindres secrets de ses terres, c'était chose faite… à son tour, il réveilla Xana, mais me rencontra tout d'abord, et se mit rapidement en tête de me mettre en lieu sûr et de vaincre Xana. En réutilisant la méthode de mon père, il réussi à empêcher Xana de partir où bon lui semblait, mais le Yôkai peut tout de même se déplacer dans tout le shogunat, c'est-à-dire les quatre territoires. J'ai réussi à établir une protection sur le Cinquième, grâce à la magie que je possède à la fois à cause de Xana, et grâce à mon père. Il ne peut pas apparaître à l'intérieur ou y faire apparaître sa magie, pour le dire vulgairement, il lui faut faire venir ses monstres à pied.
— Et depuis ?
— Depuis, Xana nous attaque régulièrement. Il ne vient jamais lui-même, il se cache et rassemble ses forces avant de nous envoyer son armée de monstres. Étant liée à lui, je peux ressentir ces choses et prévoir ces assauts. Mais il ne se contente pas toujours que de cela. Parfois, il utilise la magie et les malédictions pour nous atteindre. Il n'est pas rare que de faux humains aient essayé de nous infiltrer, ou que certains soient sous le contrôle même du Yokai.
— Mais c'est horrible !
— Oh, les villageois sont très au courant. Nous les avertissons avant chaque attaque et ils prennent l'habitude de vérifier l'identité de n'importe qui dès qu'ils ont un doute. Tous sont devenus très habiles pour débusquer les spectres.
— Des… brrrr…
— À vrai dire, si les spectres ressemblent très exactement à des humains, ils n'en imitent que difficilement le comportement.
— Alors ici, au Cinquième Territoire, tout le monde sait que les attaques sont menées non pas par des soldats, mais par des… monstres ?
— Oui. Et tous sont tenus au secret. Nous colportons au dehors du shogunat que ce dernier est très dangereux à cause des bêtes sauvages. Nous avons dit aux civils que si la vérité était sue, notre économie s'effondrerait. Mais il n'y a pas que ça : les autres armées s'en mêleraient et Jeremi-kun ne pourrait plus me venir en aide…
— Vous n'avez jamais pensé à simplement vous en aller d'ici ?
— Non. Je ne souhaite pas quitter Jeremi, il a besoin de moi : il ne compte pas partir en laissant une telle menace sévir dans la région, sachant qu'elle pourrait annihiler le Japon. Mais quand bien même : je suis soumise au même problème que Xana : je ne peux pas sortir des cinq Territoires. Je suis enfermée de la même manière. Il faudra attendre la défaite de Xana pour lever ces barrières... »
Elles se regardaient silencieusement, méditant cette longue histoire… puis Jeremi, nonchalamment adossé au mur, soupira, l'air faussement gêné :
« Il s'en passe des choses, lorsque j'ai le dos tourné ! »
Elles sursautèrent, Aelita eu rapidement l'air confuse mais Delumasu ne se priva pas de s'extasier :
« Quelle histoire fabuleuse ! C'est palpitant ! C'est incroyable, c'est romantique, c'est excitant, c'est… vous n'avez pas
honte de garder tout cela pour vous ?!
– Absolument pas. » railla le shôgun, goguenard.