Code Lyoko RPG : Apocalypse
La nuit régnait en ce lieu reculé de Sibérie. Le froid, aussi. Des congères hautes d’un mètre entouraient ce qui était apparemment une station météo. Une simple cahute datant de l’époque stalinienne et qui avait échappé à la vague de décommunisation. Une vieille bicoque en béton grisâtre qui était vaguement repérable dans le blizzard. L’endroit semblait encore en service, mais les instruments de mesures inopérants attestaient le contraire : girouettes congelées, manomètres brisés par le froid et psychromètres enfouis sous près de cinquante centimètres de neige, entre autres.
Et pour cause, car personne ne passait plus de dix minutes dans l’unique pièce de la station Vladimirovitch, en ces temps troublés. Dans un coin, une trappe avait été déblayée. À l’époque, elle menait à un abri antiatomique de l’ex-URSS. Désormais, le bunker avait été réaménagé en un immense complexe scientifique souterrain. De puissants ordinateurs étaient alignés contre les parois, hormis à certains endroits pour ménager des ouvertures percées dans la roche à nu. Au centre de la pièce, aussi grande que trois nefs de cathédrales, se trouvaient des paillasses de chimie sur lesquelles de puissants réactifs produisaient une épaisse fumée qui s’échappait de récipients en verre. Plus loin, des ingénieurs s’affairaient autour d’un chaos de composants électroniques, tandis que les informaticiens cherchaient une énième erreur dans leur programme. Dans tout ce raffut, des hommes vêtus de costumes noirs se dirigeaient vers les différents couloirs qui partaient de la Salle Cathédrale.
À partir d’une grotte naturelle, on avait creusé un tunnel d’environ deux kilomètres de long et percé de chaque côté par des niches aussi grandes que des placards à balais. Dans l’une se trouvait un jeune homme âgé d’une vingtaine d’années. De longs cheveux noirs, qui n’avaient sans doute pas vu de peigne depuis longtemps, lui tombaient sur les épaules en une masse indistincte. Il avait le regard vitreux de ne pas avoir vu le jour depuis longtemps, et le corps émacié par les privations qu’on lui infligeait. Abruti par les tortures qu’il subissait, il avait oublié jusqu’à son nom. Il savait juste que tous les scientifiques l’appelaient « Sujet de Test 39-X-48 », et qu’on l’accusait d’espionnage au sein de l’organisation installée ici-bas. Tous les détenus de l’aile Daedalus de la base souterraine Carthago-Vladimirovitch étaient accusés du même crime, et tous étaient soit exécutés, soit internés, soit devenaient, comme 39-X-48, cobayes dans des expériences scientifiques. Mais, dans les deux derniers cas, les prisonniers devenaient fous, ou, dans le meilleur des cas, amnésiques.
Le compagnon de cellule de Sujet de Test 39-X-48 portait le matricule 27-B-13 et était surnommé Hammer, comme 39-X-48 était appelé Wade par ses codétenus. « Hammer », pour en revenir à lui, portait très bien son sobriquet. Il avait la peau basanée, le visage couturé de cicatrices, chauve, aux mâchoires carrées et au regard gris acier, et des muscles lui donnant l’équivalent de la puissance de trois buffles sauvages. Son physique, digne de Conan le Barbare, provenait de son assignation aux expériences de renforcement de la personne. Au programme, séances de musculations, combats à mort contre d’autres détenus, et menus à base de stéroïdes.
Wade, quant à lui, suivait le programme d’amélioration de la précision dans l’aile Icarus du complexe, trois étages plus bas. Là-bas, il devait tirer au pistolet sur une cible placée à deux cent mètres de lui, jouer aux fléchettes les yeux bandés, ou se battre à l’arme blanche contre les gardiens. Chaque jour, aussi, il y recevait une injection d’un produit inconnue dans la moelle épinière.
« Wade, tu sais quand est-ce qu’on devrait sortir d’ici ?, chuchota Hammer de sa voix rocailleuse.
- Aucune idée…, répondit son compagnon de cellule. Et puis… Pour quoi faire ? On ne se souvient plus de rien, alors à quoi bon ?
Hammer semblait hésiter dans le fait de se confier à quelqu’un, même s’il avait vécu plus de deux ans avec elle dans une telle promiscuité.
- Ça doit faire presque cinq ans que je croupis ici… Je veux revoir la couleur du soleil, ne serait-ce qu’une seule fois… »
Leur conversation fut interrompue par un coup sourd, retentissant sur la porte métallique de la cellule.
« Nouveau programme pour toi, 39-X-48 », dit une voix au-dehors, empreinte d’un léger accent français dans son espéranto. « Le docteur Daniels t’attend à l’entrée de l’aile Esculape… »
La porte s’ouvrit lentement, sans grincement notable, laissant à Wade le temps de détailler son nouveau gardien, l’ancien s’étant mystérieusement brisé le nez. Le taulier avait des cheveux châtains coupés courts et portait des lentilles de contact et une barbe de trois jours. Mais son apparence juvénile, une vingtaine d’années seulement, semblait cacher des capacités hors du commun. Et cela plaisait à 39-X-48 : il ne s’en débarrasserait pas tout de suite.
« Et à qui ai-je l’honneur ?, demanda le sujet de test. Pas que ça me plaise pas, de parler à un inconnu, mais je préfère quand même mettre un nom sur les visages qui me seront familiers…
- Agent Spirit… Maintenant, vous me suivez sans faire de barouf, parce que j’ai le Tazer facile… Et je vous passe les menottes.»
Ainsi, l’agent Spirit mena Wade dans un labyrinthe de corridors pendant environ un quart d’heure, au bout duquel l’aile Esculape laissait apercevoir à travers les portes vitrées ses murs couverts de carrelage blanc. Les portes automatiques s’ouvrirent devant 39-X-48, laissant sortir un petit homme d’une quarantaine d’années et revêtu d’une blouse blanche au passage.
« Ah, 39-X-48, vous êtes là. Docteur Daniels », dit le nain en tendant la main droite, selon les conventions sociales.
Il voulait mettre le sujet de test en confiance, car plus tard, il ne ferait que le haïr ou être terrorisé rien qu’en entendant son nom. Car le petit homme calvitique, aux tempes grisonnantes et à la barbe rousse allait pratiquer sur lui une expérience sans précédent, qui allait bouleverser la vie du cobaye, et sans doute le réduire à un état critique de maladie mentale.
Trois minutes plus tard, on injectait à Wade un puissant sédatif dans le bras. Engourdi par l’anesthésiant, le détenu parvint à se retenir à un brancard avant de sombrer dans l’inconnu. Sa tête heurta un montant métallique, et ses membres flasques ne parvenaient plus à soutenir son corps.
Wade ne se réveilla que deux heures plus tard, allongé sur le ventre, et des appareils chirurgicaux l’entouraient. Des aiguilles étaient plantées dans son dos, lui donnant une sensation désagréable dans l’intégralité de son corps.
Hé, tu trouves pas que ça chatouille ?, demanda une voix dans sa tête.
39-X-48 fut agité d’un spasme, le projetant à un mètre de la table d’opérations.
Ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?, fit la voix.
Le cobaye était encore barbouillé, et il trébucha contre quelque chose, le faisant chuter sur une tablette roulante sur laquelle étaient posés seringues, scalpels et autres instruments. Wade aurait dû se faire empaler de part en part.
Au lieu de cela, il se releva sans encombre, et retira les bistouris qui étaient encore plantés dans son visage. Puis, conscient de ce qu’il venait de faire, il hurla de stupeur et tenta de s’enfuir.
Les balles sifflaient de toutes parts. Au milieu de la fusillade, Wade courait comme un dératé pour retourner dans sa cellule. Pourquoi ? Cette idée pouvait sembler absurde aux yeux de n’importe qui – il aurait pu tout simplement trouver une échappatoire et fuir au-dehors – mais il semblait sûr de lui. En fait, il voulait juste échapper à la voix qui semblait le poursuivre dans son esprit, et qui lui racontait des blagues de mauvais goût, trouvées dans des emballages de bonbons.
39-X-48 tomba sur une meute de gardes, en élimina une bonne partie, avant de leur voler leurs armes et continuer de courir dans la direction approximative de l’aile Daedalus. Il voulait trouver Hammer et n’importe qui souhaitait s’évader pour mener l’opération de la dernière chance… Enfin, c’est ce qu’il ferait quand il se serait débarrassé de Benny, son double schizophrénique.
« Hé, Wade ! On t’a finalement laissé sortir ?, lança Hammer du fond de sa cellule.
Le sujet de test se contenta de courir vers la pièce exiguë en traînant le corps inanimé de l’agent Spirit derrière lui. Il tira le trousseau de clés qui pendait à la ceinture du gardien sédaté et entreprit d’ouvrir la porte quand une troupe de gardes en patrouille arriva à sa rencontre. Sans même attendre, ils tirèrent sans sommation sur le prisonnier, qui semblait ne plus rien ressentir.
Il sortit un automatique de l’arrière de son pantalon de toile et visa les tireurs qui se situaient à environ cinq cent mètres vers l’Est. Il appuya sur la gâchette et une salve de balles blindées se déversa dans le couloir. Trois gardiens moururent sur le coup, les autres étaient blessés, grièvement pour la plupart. L’instant d’après, une mare de sang se trouvait là où se trouvaient les agents.
Wade ouvrit la cellule, laissant Hammer sortir, puis les clefs passèrent de main en main pour faire sortir l’intégralité des détenus de l’aile Daedalus.
T’arriveras pas à sortir d'ici, mon p’tit pote…
« On verra bien, murmura 39-X-48 dans le vide.
- Qu’est-ce que tu dis ?, lui demanda 27-B-13.
Par contre, y a bien moyen qu’une petite vingtaine de personnes puissent être sauvées, mais tu dois faire exactement ce que je te dis…
- Y a un moyen pour se sauver. Par contre, tout le monde pourra pas s’en sortir. Que les vingt mecs les mieux en point se pointent, on sortira les autres plus tard… »
Ainsi, Hammer, Wade et Psylock, un chauve devenu télépathe grâce aux expériences neurocognitives, formèrent une équipe qui suivait, en majorité sans le savoir, les indications de Benny. Ils prirent les armes sur les cadavres des gardiens qui baignaient toujours dans l’hémoglobine, puis coururent dans le dédale des couloirs.
Après une interminable échappée dans le labyrinthe que constituait la base Carthago-Vladimirovitch, le groupe constitué de Wade, Hammer, Psylock et d’autres ex-détenus traînait toujours le corps inconscient de l’agent Spirit. Tous étaient éreintés et semblaient ne plus tenir sur leurs jambes, mais ils affichaient une détermination qui les faisaient continuer d’avancer.
Ils avaient atteint un tunnel qui était toujours en cours de forage, à environ cent mètres de profondeur sous l’écorce terrestre, et pensaient se trouver dans une impasse.
Mais t’en fais pas, mon p’tit pote…, rassura Benny dans l’esprit de Wade.
Ils ont planqué la pièce la plus importante du complexe derrière la paroi rocheuse. Je parle pas de la cuisine, mais de l’objet de leurs recherches…
« Mais t’en as pas marre de me saouler ?, cria 39-X-48 à l’intention de la voix dans son esprit.
- À qui tu parles ? », demanda Hammer, pensant qu’il était l’intéressé.
En réponse, son ancien compagnon de cellule se terra dans un mutisme qui ne lui ressemblait pas. Il s’avança vers le mur de granit et commença à chercher une entrée quelconque vers la salle salutaire. Tous ses « camarades » vinrent à sa suite, et, après qu’il leur eût expliqué ce que son double lui avait dit plus tôt, l’aidèrent dans ses recherches.
* * *
« Patron, plusieurs détenus se sont échappés…
- Voilà qui est fâcheux… Et vous n’avez pas tenté de les en empêcher ?
- Si, monsieur Bennett, mais il se trouve que celui qui semble être leur leader était le témoin X dans la recherche sur le facteur régénérant… »
L’agent Fischer, qui était venu voir le chef du centre Vladimirovitch, n’eut pas le temps de repenser aux évadés.
« Vous avez failli à votre tâche, monsieur Fischer… Mais ne vous en faites pas, je trouverais bien quelque chose à dire à votre famille… »
Il s’effondra, tandis que son sang commença à couler de son ventre, dont dépassait un poignard planté jusqu’à la garde. Un voile laiteux s’empara de sa vision, et l’instant d’après, l’agent Scott Fischer rendit son dernier souffle.
« Qu’on retrouve ces fils de p**** le plus vite possible, sinon la direction ne sera pas contente ! »
* * *
Le spectacle qui se présentait sous leurs yeux les impressionna au plus haut point. Ils avaient passé près d’une heure à fouiller le tunnel qui leur semblait à l’abandon avant de trouver une porte habilement camouflée. Ils pensaient tous pouvoir rentrer chez eux, si tant est qu’ils avaient un « chez eux », et espéraient tous pouvoir se souvenir.
Des murmures incompréhensifs s’échappèrent de la cohue. Personne ne comprenait ce qu’ils avaient devant les yeux. Un immense cube de deux mètres, recouvert d’une coque de plastique noir, était relié au sol par ce qui apparaissait être des câbles électriques. Des LEDs vertes laissaient s’en échapper une lueur inquiétante, et plusieurs ordinateurs en réseau entouraient l’engin.
« Alors ils avaient juste ? Ils ont un Super Calculateur ?, s’étonna Wade.
- Tu sais ce que c’est ?, lui demanda Psylock alors que les autres cherchaient une issue pour sortir de ce guêpier.
- J’en sais rien… C’est comme si je… »
Il fut interrompu par une vive douleur à la jambe, l’entraînant dans le gouffre du coma tandis que l’agent Spirit retirait le Tazer de son mollet gauche. Mais aussitôt, Psylock lui donna un violent coup de crosse du Sig qui appartenait autrefois à un gardien qu’il avait abattu en lui brisant la nuque.
On tira Sujet de Test 39-X-48 vers le seul moyen offrant un minimum de protection, à savoir une salle presque vide, mis à part les câbles qui jonchaient les murs. La pièce avait été bétonnée il devait y avoir de cela une semaine, et tout le monde se réfugia à l’intérieur, espérant échapper au joug des membres de cette organisation. Ils ne savaient toujours pas ce qu’elle faisait ici, sous terre, mais ils s’en fichaient royalement, car elle leur avait fait vivre l’Enfer en cent fois pire.
Mais ils étaient tellement concentrés à survivre qu’ils n’avaient pas pensé à vérifier les écrans des ordinateurs avant de s’enfermer dans la pièce vide. Un compte à rebours y était affiché, et sur un autre apparaissaient une vingtaine de silhouettes virtuelles, images des détenus qui s’étaient échappés. Hammer n’eut que le temps de crier quand le Cube émit une vive lumière blanche, et que les corps de ses amis, ainsi que le sien, disparaissaient sans aucune raison apparente.
* * *
« Monsieur Bennett, nous les avons perdus… Il semblerait qu’ils aient fui par… Autre-Monde…
- Comment ça ?! Comment ont-ils pu ?
- Et bien, même nos experts l’ignorent… Mais le rapport informatique l’atteste : 20 personnes ont été virtualisées sur Autre-Monde il y a moins d’un quart d’heure… »
Bennett resta silencieux un moment. Il semblait réfléchir, et soudain, un rictus illumina la morgue de son visage impassible.
« Les tests continuent. Rien ne change, mis à part le fait qu’ils sont maintenant considérés comme fugitifs… »
Le scientifique se retira à reculons, pris de stupeur. Les tests continuaient. Mais cette fois, les agents de terrain de Carthage n’hésiteraient pas avant de tirer sur leurs cibles.
* * *
Une salle circulaire dont émanait une lueur bleue plutôt inquiétante. Puis, des cris sortirent de nulle part, se réverbérant sur toutes les parois possibles de cet étrange lieu. Les vingt personnes qui y étaient atterries se recroquevillèrent sous l’assaut fait à leurs tympans. Toutes, sauf une.
Il portait un costume rouge écarlate parcouru de bandes noires, et un masque rouge dont deux ronds noirs entouraient les yeux, couvert de tissu blanc. Il s’agissait de Wade. Ou plutôt, de Benny, qui avait pris le contrôle du sujet de test au moment où il s’était pris le coup de Tazer. Il riait aux éclats, triomphant.
Il l’avait fait. Il venait d’atteindre ce monde dont il avait si souvent entendu parler dans les couloirs. Autre-Monde. Un monde d’où Carthage pourrait régner sur la réalité. Un monde parfait. Un monde où tous seraient libres, du moment qu’ils partageaient ses vues.
C’est pour cela qu’il avait provoqué cette vague de folie dans ce lieu étrange. C’est pour cela qu’il venait de créer les Fossoyeurs, les Cavaliers de l’Apocalypse. Ils allaient se venger.