Quand le dessin animé vire au film d'horreur
Les Di Sabatino, leaders européens du dessin animé, produisaient « Titeuf » ou « Casper ». En 10 ans, leur entreprise, Moonscoop, s'est effondrée.
Révélations. Par Marc Leplongeon et Stéphane Sellami
Modifié le 25/09/2018 à 11:16 - Publié le 25/09/2018 à 11:00 | Le Point.fr
L'entreprise Moonscoop, fleuron européen du dessin animé dans les années 2000, a fait faillite. Ses fondateurs ont tout perdu et livrent une dernière bataille judiciaire face à un ancien actionnaire.
Ce 1er juin 2007, les frères Di Sabatino, Benoît et Christophe, doivent cligner plusieurs fois des yeux pour y croire. Moonscoop, leur société de production devenue au fil des ans le fleuron européen du dessin animé, s'apprête à se vendre à un prix inespéré. Quatre offres viennent d'être mises sur la table, toutes avoisinant les… 350 millions d'euros ! La fin d'une aventure commencée en 1990, dans un studio de 50 m2, où les Di Sabatino travaillaient le jour et dormaient la nuit, et achevée dix-sept ans plus tard avec deux studios d'animation – l'un à Angoulême, l'autre au Luxembourg –, une chaîne de vidéo à la demande aux États-Unis, et un catalogue riche des titres pour enfants les plus en vogue du moment : Titeuf et sa célèbre mèche jaune, Casper, ou encore Code Lyoko. En quelques jours, pourtant, tout s'effondre. Inquiétés par des indices boursiers anormalement hauts, les acheteurs réclament la suspension de la vente, avant d'y renoncer totalement. Les premiers symptômes de la crise financière…
Aujourd'hui, il ne reste plus rien de l'entreprise. Un conflit entre actionnaires a tout emporté. L'histoire de sa chute est spectaculaire. En 2002, les Di Sabatino et leur société, alors appelée Antefilms Production, accouchent de Funky Cops, un divertissement diffusé sur M6. Le dessin animé raconte les épopées de deux flics de San Francisco, plus portés sur le disco et les boîtes de nuit que sur les criminels. Les scènes de danse sont filmées en motion capture. Le succès est immédiat. Funky Cops est distribué dans une centaine de pays.
Un an plus tard, en 2003, les deux frères rachètent France Animation, une filiale de Wanadoo, et scellent un partenariat avec Marvel pour réaliser les 4 Fantastiques en plusieurs épisodes. Les voilà leader en Europe et bien placés pour s'imposer aux États-Unis. Pour soutenir leur développement, les Di Sabatino font monter au capital de leur entreprise un certain Joël Vaturi, via une ingénierie financière complexe. Antefilms devient Moonscoop. Les portes de l'Amérique sont ouvertes.
Un épuisant conflit d'actionnaires
En réalité, nul ne le sait, mais la famille Vaturi a déjà de nombreux ennuis judiciaires. Joël et son père, Clément, à la tête d'une fortune considérable bâtie dans l'immobilier, sont visés par une enquête pour malversations financières. La justice les soupçonne d'avoir monté des structures off-shore et d'avoir fait sortir illégalement plusieurs millions d'euros de leurs sociétés vers des paradis fiscaux. L'affaire devient publique en 2006, lorsque le tribunal correctionnel de Nanterre les condamne, notamment pour abus de biens sociaux. Les chroniqueurs judiciaires qui suivent le procès décrivent Joël Vaturi en jogging-basket, « livide, presque vert », effondré à la barre du tribunal à l'annonce du délibéré. La procureure, Nathalie Foy, y est allée très fort, qualifiant les Vaturi de « patrons voyous », qui avaient su utiliser « toutes les ficelles connues des grands délinquants de la finance ». La peine – de la prison ferme – se transformera en sursis en appel.
L'écho de cette affaire, qui fait les gros titres de la presse, n'a pas d'impact sur l'activité de Moonscoop. En 2009, la société est encore sur le devant de la scène, avec, notamment, Casper diffusé sur TF1. En 2010, cependant, le volume de contrats s'effondre. Dès l'année suivante, le Fonds national de soutien à la production audiovisuel (Fonspa), l'équivalent du CNC au Luxembourg, lâche les Di Sabatino. La raison invoquée par le directeur du Fonds ? « Monsieur Vaturi figure parmi les actionnaires et bénéficiaires économiques de celles-ci », peut-on lire dans un document que nous nous sommes procuré. Le studio est obligé de fermer.
« Il attend vraisemblablement que vous craquiez afin, tel le vautour, de ramasser les restes »
Aux assemblées générales du groupe, l'ambiance se tend. Le bras de fer commence entre les Di Sabatino d'un côté et Joël Vaturi de l'autre, qui reproche aux frères de multiples erreurs de gestion. C'est le début d'une guerre judiciaire qui va durer sept ans. À Paris et aux États-Unis, les assignations pleuvent. Le fleuron du dessin animé français s'enlise dans la crise, chacun rejetant la faute sur l'ordre. La Caisse des dépôts (CDC), qui a investi dans l'affaire, craint de ne pas revoir sa mise de départ. Dans un mail d'octobre 2012, que Le Point a retrouvé, une de ses responsables écrit aux deux frères :
« Il est évident que ces assignations incessantes sont de nature à vous épuiser, mais c'est un des buts recherchés, même si récemment AV (Animated Ventures), la société qui a permis à Joël Vaturi de monter au capital, NDLR) s'est abrité derrière l'intérêt de Moonscoop pour justifier ses nombreuses démarches juridiques. Il (Vaturi, NDLR) attend vraisemblablement que vous craquiez afin, tel le vautour, de ramasser les restes. Soyez forts, soyons forts, et gardons entre nous, actionnaires, la transparence nécessaire pour sortir collectivement la société de cette impasse dans laquelle AV souhaite nous emmener. »
Contactés par Le Point, ni le Fonspa, au Luxembourg, ni cette responsable de la CDC aujourd'hui en poste à la Banque publique d'investissement (BPI), n'ont souhaité nous répondre. Chez Moonscoop, en tout cas, le climat se dégrade encore. En février 2013, à l'issue d'une procédure d'arbitrage initiée par Joël Vaturi, les Di Sabatino sont condamnés à lui verser plus d'un million d'euros, dont plusieurs centaines de milliers en comblement des frais juridiques que l'homme d'affaires aurait engagés aux États-Unis.
Les patrons de Deezer et d'AccorHôtels témoignent en faveur de Vaturi
Les deux frères, dont la fortune réside dans les parts qu'ils détiennent dans leur entreprise, sont pris à la gorge. Leurs avocats vont donc répliquer et contester en justice les témoignages de deux hommes, proches de Vaturi : Axel Dauchez, ex-patron de Deezer et ancien actionnaire de Moonscoop, et Sébastien Bazin, aujourd'hui PDG d'AccorHotels et ancien administrateur de l'entreprise d'animation. Leurs griefs ? Dauchez a emprunté en 2011 la somme de 475 000 euros à Vaturi, et Bazin est un ami de l'arbitre, Nicolas Molfessis, du temps où ils se côtoyaient dans les instances dirigeantes du PSG. Deux informations qu'ils n'avaient pas cru bon révéler dès le lancement de la procédure d'arbitrage. Ces arguments, également soulevés dans le cadre d'une procédure pénale, ne suffiront toutefois pas à obtenir la révision ou l'annulation de la sentence, les juges estimant que ces liens de cœur et d'argent étaient soit connus, soit sans incidence sur la décision des arbitres. Joël Vaturi savoure sa victoire. Les Di Sabatino sont définitivement ruinés.
L'année 2013 se poursuit, comme un long cauchemar. Toute augmentation de capital, pour tenter de sauver l'entreprise, ne peut avoir lieu en raison du conflit d'actionnaires. Et la vente de la filiale américaine, valorisée plusieurs millions de dollars, ne peut se faire pour les mêmes raisons alors qu'il devient urgent de faire face aux encours bancaires. Le catalogue, s'il comprend des titres adulés par toute une génération d'enfants dans le monde, est gagé auprès de plusieurs créanciers. Moonscoop, dans l'impasse, est placée sous redressement judiciaire à l'été 2013. Les actifs français sont vendus début 2014 à une filiale de Dargaud. L'activité américaine, lucrative, est quant à elle reprise par Mike Young, un producteur américain déjà présent au capital de Moonscoop, et des proches de Vaturi, contre la reprise du passif et un euro symbolique. Écœurés, les Di Sabatino ont tout perdu.
Au pénal, une information judiciaire ouverte pour « faux en écriture et usage »
Ne leur reste qu'un maigre espoir : une plainte pénale déposée à Paris pour « faux en écriture et usage », instruite par la juge Charlotte Bilger, mais qui pourrait bientôt se solder par un non-lieu, aucune mise en examen n'ayant à ce stade été prononcée. Selon un procès verbal que nous avons pu consulter, les Di Sabatino contestent notamment une partie de la somme qu'ils ont été condamnés à rembourser en février 2013 à Joël Vaturi, au titre des frais juridiques. Entendu par la brigade financière, l'ancien avocat de Vaturi, Me Déramond, a en effet peiné à justifier les 265 000 euros qu'il a facturés à son patron, même s'il jure avoir réalisé un important travail de « tri » et « d'analyse » de près de 350 000 pages, pendant six à dix mois sur l'année 2012.
Me Déramond n'a pu fournir aucune preuve d'un travail effectif, tempêtent les défenseurs des frères Di Sabatino, Mes Matthieu Boissavy et Joseph Cohen-Sabban. Les deux juristes réclament en vain depuis plusieurs mois d'approfondir ce pan de l'enquête. La brigade financière a bien soulevé le problème, selon un procès verbal que nous avons pu consulter, mais la juge d'instruction n'a pour le moment pas suivi. Interrogé à son tour par les enquêteurs, Joël Vaturi, lui, a botté en touche : « J'ai des milliers d'e-mails. Mais un compte rendu en tant que tel je ne sais plus. »
Mylène Farmer assignée en justice par Joël Vaturi...
Alors que l'affaire semblait terminée, Joël Vaturi ne semble jamais à court d'arguments judiciaires. Le 26 septembre prochain, les Di Sabatino se retrouveront ainsi une nouvelle fois devant le tribunal, aux côtés de leurs compagnes. L'homme d'affaires leur reproche d'avoir organisé leur insolvabilité pour ne pas s'acquitter de leurs dettes. Or, la femme qui partage la vie de Benoît depuis plusieurs années est une certaine… Mylène Farmer. En mai 2014, la chanteuse, adulée par des millions de Français, avait ainsi reçu, sur une adresse personnelle, un e-mail au ton mielleux. Joël Vaturi y exprimait « l'affection profonde » et le « respect » qu'il lui portait, et terminait sa missive d'un : « Je t'embrasse, affectueusement, Joël. »
Sous les mots doux, la missive est pourtant menaçante : elle avertit l'artiste de ne s'ingérer sous aucun prétexte dans les démêlés judiciaires de son compagnon, au risque d'y être associée. « J'ai interdit à mes avocats de procéder à des saisies conservatoires de biens pouvant appartenir à Benoît et qui pouvaient se trouver dans ta maison, et ce, bien que la loi m'y autorisait… » intimidait Vaturi. L'homme d'affaires a depuis passé ses menaces à exécution. Le 26 septembre prochain, Mylène Farmer sera jugée par le tribunal correctionnel de Paris, aux côtés de la famille Di Sabatino, pour complicité d'organisation d'insolvabilité. Et ce, alors même que la chanteuse, très discrète, s'apprête à sortir un nouvel album. « On cherche à nuire à sa réputation ou à porter atteinte à son couple », s'indigne une source proche du dossier.
... après une plainte classée sans suite par le parquet
Le parquet avait classé la plainte sans suite, estimant les faits insuffisamment caractérisés, mais Vaturi a eu recours à une procédure de citation directe, pour défendre sa position devant un tribunal, sans passer par une phase d'instruction. Le tort principal de la chanteuse ? S'être montrée solidaire de la famille de son conjoint, en pleine débâcle financière. En 2014, en effet, alors que les Di Sabatino n'ont plus d'emploi et que leurs comptes bancaires ont été saisis par Joël Vaturi, Christophe et son ex-femme peinent à payer l'emprunt d'une maison qu'ils possèdent à Orgeval, dans les Yvelines.
La maison est estimée à plus d'un million d'euros, mais il reste encore 300 000 euros de capital à rembourser à la banque. Pour éviter qu'ils ne se retrouvent à la rue, Mylène Farmer décide alors de se substituer à la banque et acquiert un tiers de la maison, via une société immobilière constituée pour l'occasion, la SCI CLA. Lorsqu'il l'apprend, Joël Vaturi fait immédiatement saisir les parts de Christophe Sabatino pour se payer sa dette, mais ne peut rien faire pour récupérer le capital détenu par Mylène Farmer. La situation est ubuesque : Mylène Farmer se retrouve coincée à l'intérieur de la SCI, aux côtés de Joël Vaturi. À l'heure de la publication de cet article, la maison d'orgeval n'était toujours pas vendue, bien que les Di Sabatino aient fait leur carton et rendu les clés le 19 juillet dernier.
Joël Vaturi se défend de toute « vendetta » judiciaire
Dans une réponse apportée à un article du Figaro, en octobre 2013, Joël Vaturi s'était défendu d'être un « pompier pyromane », assurant que ce sont les Di Sabatino qui avaient « mené une vendetta » contre lui. C'est la « gestion hasardeuse »des frères Di Sabatino « qui a conduit Moonscoop SA et certaines de ses plus belles filiales au dépôt de bilan », a-t-il écrit. Précisant que les décisions rendues par la justice dans cette affaire l'avaient été en sa faveur. Contacté par courriel, Me Bruguière, l'avocat de Joël Vaturi, n'a pas répondu à nos sollicitations.
Mes Boissavy et Cohen-Sabban estiment quant à eux que les intérêts des frères Di Sabatino ont été « piétinés ». « La justice arbitrale les a ruinés de manière injuste et contestable en droit », disent-ils. Avant d'asséner, en réponse aux nombreux fronts judiciaires ouverts par Joël Vaturi : « La justice n'est pas une corrida. » Symbole de l'ambiance détestable qui règne dans ce dossier, les deux avocats comparaîtront cet hiver à Paris. Joël Vaturi a une nouvelle fois usé de la procédure de citation directe pour les traîner devant le tribunal correctionnel. L'homme d'affaires leur reproche d'avoir recelé des documents en vue de « tromper » les juges. « Nous avons reçu deux citations devant le tribunal correctionnel pour avoir exercé les droits de la défense de nos clients, répondent, en colère, Mes Boissavy et Cohen-Sabban. L'une de ces citations met également en cause la brigade financière. Il est temps que la justice arrête ces actes d'intimidation. »